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ETUDES CAMEROUNAISES
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22 décembre 2007

LE BILINGUISME CAMEROUNAIS

Analyse sociologique du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Camille Ekomo Engolo
Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université de Douala, Cameroun

RESUME — Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

ABSTRACT — This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably inuenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.

This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably in
uenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.

Cette étude veut rendre compte des rapports dialectiques et complexes qui se nouent entre l’État et la société. Les enjeux linguistiques et culturels qui en résultent finissent par révéler des positions de pouvoir centrées sur une instance de socialisation pertinente : l’école classique. Le niveau empirique de la problématique permet d’appréhender le Cameroun comme un cadre d’observation idéal, l’État étant bilingue et biculturel tandis que la société civile est caractérisée par une multiplicité ethnique et linguistique. L’évolution de l’État-Nation dans le contexte de l’Afrique noire pose les problèmes relatifs au développement économique et réitère l’urgence d’une articulation harmonieuse du politique et du social, de l’État et de la société civile en termes de construction et d’intégration nationales. Pendant les trente années qui ont succédé aux indépendances, le paradigme dominant a été l’intégration verticale, soit la dimension politique et institutionnelle du pacte social dans un territoire aux frontières artificielles (Sylla 1979).

Le niveau théorique de la problématique peut se formuler de la manière suivante : la société n’est plus réductible à un système intégré, un mode de production unique de l’État-nation. Un courant de pensée appelé “la politique éclatée” montre que les dimensions institutionnelle et politique ne suffisent plus à rendre intelligibles les difficultés d’existence et d’évolution de l’État-Nation. Nous formulons l’hypothèse suivante : la politique ne se conçoit et ne se comprend plus uniquement à partir d’un centre, le champ politique exclusivement. Il y a une multiplicité de rationalités et de logiques d’acteurs qui produisent du sens dans un monde social éclaté en appartenances communautaires, en calculs du marché, en divergences d’intérêts de groupe. Elles reproduisent des micropouvoirs ou pouvoirs périphériques dans différents champs sociaux que de nouvelles grilles d’analyses se doivent d’appréhender. Dans l’optique de Sfez ( 1982), une dispersion du sens des conduites collectives dans tout le corps social, il importe d’appréhender le phénomène politique à travers l’éparpillement de ses ramifications. Au Cameroun, l’État bilingue et biculturel articule un double système éducatif calqué sur les références culturelles de la France et du Royaume-Uni, en espérant homogénéiser sa base sociologique par trop hétéroclite. Nous appelons sous-systèmes intégrés, les systèmes éducatifs anglophone et francophone composant le système éducatif national au Cameroun.

Cet article propose le cadre théorique et la méthodologie avant de traiter des contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun dans une perspective diachronique, puis de montrer les disparités régionales éducatives face au développement et d’articuler les offres de formation et la problématique du bilinguisme d’État.

Repenser le cadre théorique et la méthodologie

Une instance de socialisation comme l’école classique mérite d’être analysée comme une chaîne “nationalitaire”, c’est-à-dire un phénomène sociologique qui entre dans les ressources de construction de l’État-Nation à partir d’un contrat social. Ce dernier articule le consensus, la coopération et l’échange. C’est pourquoi, pour le rendre opératoire, nous avons trouvé au concept de contrat social une batterie d’indicateurs théoriques.

Quelques indicateurs du contrat social

Six variables ont été retenues :

·        1 : existence de membres d’une communauté ou d’une société évoluant sur un espace commun, physique ou mental;

·        2 : établissement d’interrelations entre ces membres produisant les formes d’interdépendance, ce que Bayart ( 1979) appelle processus d’assimilation réciproque qui suppose l’acceptation d’un idéal égalitaire dans les rapports sociaux;

·        3 : définition intelligible des positions et des rôles sociaux d’acteurs induisant une perception claire des enjeux vertical et horizontal de l’intégration, perception inscrite dans une multiplicité de perspectives de l’action collective : politique, économique, idéologique, culturelle;

·        4 : mise en œuvre des processus permettant l’actualisation de ces enjeux par l’institutionnalisation des conflits et la quête d’un impératif consensuel articulant les règles du jeu et posant en conséquence les fondements d’un pacte social;

·        5 : identification d’instances de socialisation dégageant des ressources pertinentes, susceptibles d’activer les formes d’interdépendance dans le monde concret : dans la fabrique sociale, l’école classique remplit parfaitement ce rôle, conformément aux thèses des approches structurofonctionnalistes;

·        6 : actualisation d’une analyse qui valorise des rapports de dépendance dans la perspective “centre-périphérie”, confirmant ainsi l’hypothèse néo-marxiste de l’État-Nation sans pour autant négliger l’analyse dynamique centrée sur la compétition, le conflit et le consensus.

L’approche holiste et structuro-fonctionnaliste qui donne une place de choix aux structures sociales par rapport à l’acteur, a longtemps privilégié la problématique d’un “Nous-national”déterministe et statique. Cette approche est plus institutionnelle alors que la théorie sociologique se présente aujourd’hui comme un champ dispersé par l’éclatement et la multiplicité des paradigmes liés à l’école classique. Notre étude se situe dans une perspective à la fois dynamique et constructiviste ancrée dans une valorisation de l’historicité. Au plan méthodologique, l’unité de l’analyse a privilégié, à travers l’approche qualitative, la recherche documentaire et les monographies.

Représentations sociales dynamiques de la cohabitation interculturelle

L’État bilingue se donne — entre autres— pour objectifs de favoriser la cohabitation entre deux communautés différentes par la langue et la culture, de réguler les rapports sociaux qui en découlent, de fixer les normes de comportements collectifs pour une vision du monde commune. L’idée force que nous retenons est que le pacte social dans un État bilingue dépasse le simple cadre de l’État-arbitre. Il faut tenir compte des ressources propres aux communautés ethniques en présence, au contexte sociohistorique qui a produit leurs identités collectives et les stratégies divergentes que les segments d’élites de chaque communauté affûtent pour occuper des positions de pouvoir dans l’espace commun en construction. Le lien social ne se construit donc pas nécessairement dans la dimension qui valorise le paradigme de l’intégration; dans des conditions historiquement déterminées, d’autres formes de rapports sociaux voient le jour, notamment l’inégalité, la domination et le conflit. Ces figures du lien social ne s’actualisent pas uniquement dans les pratiques collectives des acteurs : elles sont également présentes dans leurs représentations et leurs discours sur le social, lequel révèle des intérêts de groupes antagonistes.

Pour bien analyser l’évolution des rapports entre la société civile et l’État bilingue en formation dans un pays en développement tel que le Cameroun, nous nous inspirons du paradigme de Lapierre ( 1988). Celui-ci estime que deux communautés différentes par la langue, la culture et appelées à vivre ensemble, peuvent construire soit une relation de communication réciproque, soit une relation de domination relative, soit une relation de domination absolue.

Ce dispositif théorique décrit, dans le premier cas, un contexte de coopération et d’intégration : la réciprocité conduit à l’égalité le processus d’assimilation réciproque, soit une interpénétration sociale et culturelle des [deux] communautés en présence. Le troisième cas de figure, propre aux vieilles nations occidentales, confirme une double situation de suprématie de la langue de la communauté dominante et de déclin de la langue issue de la communauté dominée. C’est le deuxième cas, celui de la domination relative qui produit l’interaction, voire les conflits sociaux. Ce cas intéresse notre étude, du fait qu’il développe des situations de conflits latents ou ouverts, fondées sur des malentendus et des frustrations. Comment ce paradigme fait-il sens au Cameroun où l’État bilingue et la société civile construisent des rapports complexes ayant pour enjeu les positions de pouvoir et comme prétexte le bilinguisme officiel ? Comment l’historicité est-elle gérée dans la construction des rapports sociaux : est-elle orientée vers l’instauration d’un “bilinguisme vertical”, action du pouvoir politique ? Ou vers l’affermissement d’un “bilinguisme horizontal”, interactions entre acteurs sociaux ? Un des éléments de réponse est sans aucun doute l’ambiguïté du contexte géopolitique et la dualité de la vision de l’histoire.

Les contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Aucun système social ne saurait évoluer indépendamment de son environnement et du contexte sociohistorique qui le produit. Trois caractéristiques de la construction d’un système éducatif à vocation nationale dans un État bilingue sont développées ici : les formes de dépendance endogènes et les représentations sociales de la domination; les flux migratoires quasi unidimensionnels entraînant un faible processus d’assimilation réciproque entre les collectifs anglophone et francophone; les conséquences sociologiques des disparités éducatives tendant à s’installer de manière durable, tant à l’intérieur qu’entre les lieux de résidence que sont les zones urbaines et rurales.

Contexte géopolitique et gestion différenciée de l’historicité

Trois facteurs sont à prendre en considération dans l’émergence de l’État bilingue et biculturel au Cameroun le 1er octobre 1961 : 1- le géopolitique (en rapport avec l’étendue du territoire national), 2- le démographique (relatif à la répartition de la population entre anglophones et francophones), 3- le sociologique, notamment l’acquisition du progrès social, dans la distribution du capital social (Boudon & Bourricaud, 1986). Le tableau ci-après montre une situation de domination relative centrée sur des données naturelles.

GRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE

DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE EN FONCTION DES CRITÈRES LINGUISTIQUES ANGLOPHONES ET FRANCOPHONES Données géographiques Évolution de la population et démographiques en milliers d’habitants Régions Superficies 1960 1976 1987 1998 En km2 En pourcentage V.A V.A V.A V.A % % % Anglophone 42120 km2 800 1601 2100 3102 9.9% 20 20.9 19.51 22 Francophone 423090 km2 3 200 6062 8659 10998 90.1% 80 79.1 80.49 78 Total 465210 km2 4 000 7643 10759 14100 100 100 100 100 100 (Source PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé)

PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé

Le partage du Cameroun allemand en deux morceaux inégaux, l’un britannique, l’autre français a posé les bases d’un processus de décolonisation hégémonique fondé sur l’exploitation idéologique des inégalités naturelles. Le Cameroun anglophone, plus petit en territoire et en hommes, compte environ 10% de l’ensemble du territoire national et un quart des effectifs démographiques (compte non tenu des effets référendaires de 1961 par lesquels une partie du Cameroun britannique préfère le rattachement plutôt au Nigeria qu’au Cameroun francophone), le reste au profit de la communauté francophone. Les Camerounais anglophones connaissent ainsi un statut de minorité et les proportions démographiques des deux entités se sont confirmées aux différents recensements. Le rapport inégalitaire est-il préjudiciable au processus d’assimilation réciproque dans ces conditions ? Une théorie ethnolinguistique relative à la dynamique de l’État bilingue précise : “Plus la différence en nombre est grande entre les (deux) communautés appelées à vivre ensemble, plus le pourcentage de bilingues dans la communauté minoritaire est élevé, si toutefois d’autres facteurs n’interviennent pas”(Mackey 1979,29-30).

L’inégalité dans la distribution du capital social dans les zones linguistiques officielles au Cameroun est manifeste, le non-développement de la partie anglophone ayant eu un impact sur la construction du contrat social et constitué un handicap sérieux en matière de progrès social. La stratégie de l’appareil colonial britannique a consisté en un attentisme manifeste. L’administration coloniale britannique s’est contentée, pour des raisons d’efficacité de gestion, d’inféoder son morceau du Cameroun à la colonie voisine du Nigeria, avec toutes les formes de dépendance : au moins deux générations de Camerounais anglophones ont étudié au Nigeria; c’est pourquoi le Cameroun britannique avait été considéré comme “la colonie d’une colonie” (Gaillard 1989). La métropole, qui veut minimiser les coûts d’investissements envers les colonies, ralentit le développement endogène du Cameroun britannique. La faiblesse actuelle du capital social (voies de communication, hôpitaux, écoles et autres infrastructures à usage collectif) de cette région trouve ses origines dans cette politique de calcul. De la sorte, sept ans avant l’autonomie et la fédération des deux Cameroun, les Britanniques se servaient encore, dans leur zone d’influence, des infrastructures héritées de l’époque du colonialisme allemand. Lors de la formation de l’État bilingue le 1er octobre 1961, les Camerounais anglophones accusaient un retard considérable au plan du développement social au regard de la situation qui prévalait dans la zone francophone. Dans la communauté francophone, les segments d’élites produisent représentations collectives et discours normés sur le social pour asseoir les bases d’une domination structurelle et progressive. Un texte historique est explicite à ce sujet : “Le Cameroun français, quatre fois plus grand et trois fois plus peuplé que le Cameroun britannique, doit naturellement absorber les éléments de culture britannique qui ne sauraient s’opposer à la réunification de notre pays. Nous, francophones, avons l’avantage de l’étendue de notre portion de territoire et la majorité des populations (...). Nous avons une avance indiscutable en matière de progrès social et constituons sans doute le pôle attractif et le pivot de toute unification” (Eyinga 1984).

Pour atténuer les ardeurs des “assimilationnistes”, les élites de la communauté minoritaire se cristallisent sur la valorisation des particularismes culturels, la culture du colonisateur et les cultures africaines. Un porte-parole de l’exception culturelle anglophone évoque la thèse de l’acculturation et déclare : “Dès lors, à moins que les leaders et les intellectuels du Cameroun oriental (francophone) de qui relève l’initiative culturelle soient prêts à partager cette autorité avec leurs frères d’Outre-Moungo (anglophones), à moins qu’ils soient prêts à faire l’effort gigantesque nécessaire pour se libérer de la camisole de force des préjugés français, à moins qu’ils fassent preuve de probité intellectuelle pour admettre l’existence dans le système anglo-saxon d’éléments salutaires à ce pays, il y a peu de chance que survive l’influence anglaise, pas plus du reste que les valeurs africaines, dans la République du Cameroun” (Fonlon 1965).

Les différents acteurs présentent un social bigarré en quête de sens et sur lequel ils veulent imprimer les normes, les valeurs et les statuts, soit en termes de positions de pouvoir, soit en termes d’idéal égalitaire. Certes, la suprématie francophone a permis une “francisation” de certains secteurs de la vie nationale : monnaie, code de la route, armée, enseignement supérieur. L’État postcolonial s’emploie à construire sa légitimité et son rayonnement sur les fondements d’un contrat social qui rapproche, dans un impératif consensuel, les composantes nationales anglophone et francophone.

Le contexte de l’échange social à travers les migrations interrégionales

Le degré de mobilité des individus hors de leurs frontières linguistiques initiales peut-il favoriser un bilinguisme horizontal centré sur le développement des instances de socialisation dont les écoles ? L’hypothèse théorique retenue est la suivante : l’inégalité dans la distribution des équipements sociaux et des richesses économiques instaure un déséquilibre de fait dans la communication sociale, les flux migratoires et les projets de partenariat entre les communautés appelées à vivre ensemble; plus une zone linguistique concentre des biens et des services, plus elle attire des migrations vers elle et prive ses membres de l’effort d’apprendre la langue des arrivants, donc d’être bilingues.

Les raisons pour lesquelles anglophones et francophones quittent leurs régions respectives pour s’installer sont multiples et généralement liées à la demande/acquisition des services. Les individus développent des systèmes d’attentes légitimes à travers la mise en œuvre des migrations de types scolaire et professionnel. Trois types de régions provoquent des migrations collectives ou de grande importance : les régions de proximité géographique, les grands pôles économiques et les centres administratifs. C’est autour de ces régions que les taux de scolarisation tendent à s’accroître et que les écoles bilingues prospèrent relativement. Au Cameroun, les mutations professionnelles des fonctionnaires sont la cause péremptoire de migration. Du côté anglophone, la province du Sud-Ouest présente des chances de migrations tangibles du fait de ses ressources considérables (pétrole, villes portuaires : Limbé et Tiko) et de sa proximité avec Douala. Mais c’est surtout au Cameroun francophone que s’opèrent les migrations les plus importantes, qu’elles soient définitives ou temporaires, car la quasi-totalité du capital social y est concentrée. Ainsi la tendance au bilinguisme chez les anglophones est plus grande que chez les francophones, parce que les premiers formulent besoins et demandes puis obtiennent des services dans la langue française. Plus la zone est stratégique (potentiel économique, couverture scolaire et sanitaire, importance des services administratifs), plus denses sont les flux migratoires de la communauté en quête de services. Or, pour les ressortissants du Cameroun anglophone, les villes de Douala (capitale économique) et Yaoundé (capitale administrative) constituent des exemples patents de cet exode unidirectionnel : Douala détient, en effet, le taux le plus élevé des établissements anglophones de l’enseignement secondaire, public et privé inclus, soit 30% des effectifs nationaux. Yaoundé a été, trois décennies durant, la ville la plus pourvue en établissements de l’enseignement supérieur, ayant abrité neuf anglophones universitaires sur dix. Mais depuis la Réforme universitaire de 1993 qui crée et décentralise les Universités d’État, le Cameroun anglophone dispose d’une Université de tradition anglo-saxonne (langue, cursus, diplômes) qui renforce ses acquis culturels.

Les écoles anglophones sont majoritaires dans leur zone linguistique et quasi inexistantes au Cameroun francophone, exception faite des deux villes précitées et de Bafoussam, une ville économique, de proximité géographique. Il en est de même des écoles francophones de la zone anglophone, le phénomène étant plus sensible à Limbé que dans le reste de la région. En dépit des slogans politiques et discours officiels, le Cameroun compte à peine 10% d’écoles bilingues et moins de 5% dans le secondaire. Cette réalité ne pose-t-elle pas problème pour un État qui a construit sa légitimité, puis son rayonnement, sur le bilinguisme et le biculturalisme officiels ?

Les conséquences d’une telle situation sont à rechercher dans une dynamique interculturelle quasi insignifiante du point de vue de la question scolaire. Mais cette dualité du social ne devrait pas masquer une autre réalité propre aux pays en développement : les disparités régionales éducatives, auxquelles viennent se superposer, dans le contexte camerounais, les exigences du bilinguisme d’enseignement.

Les disparités régionales éducatives et la question du développement

Pour étudier les disparités régionales éducatives, on peut privilégier la perspective diachronique et une argumentation récurrente, lesquelles mettent en relation l’histoire, les rapports sociaux et les offres/acquisitions d’éducation. En Afrique en général et au Cameroun en particulier, il y a un lien étroit entre les grandes régions d’exploitation économique, le développement des réseaux urbains et l’expansion scolaire des populations locales. Dès l’introduction de l’appareil colonial européen en Afrique, le concept de zone utile du colonialisme prend de l’ampleur (Martin 1977). Les acteurs s’appuient sur une rationalité économique pour minimiser les coûts et maximiser les gains d’investissement : la colonie ne doit pas coûter cher à la métropole dans l’effort de développement endogène. Il convient, pour cela, de s’intéresser aux zones économiques prospères pour l’exploitation et y développer les infrastructures sociales. Sont concernées par les zones utiles les régions côtières, les régions riches en ressources végétales (bois, plantations de type capitaliste) ou minières (pétrole, or, diamant, etc.). Les “zones moins utiles” englobent les régions pauvres, désertiques ou enclavées, ne présentant aucun intérêt stratégique.

Les inégalités sociales interrégionales

Pendant l’époque coloniale, au Cameroun français, trois grandes régions considérées comme zones utiles du colonialisme car propices à l’exploitation capitaliste (le Centre-Sud, le Littoral et l’Ouest) sont valorisées par l’appareil colonial qui y développe — entre autres— le capital scolaire (infrastructures, personnel qualifié, projets éducatifs). A contrario, les régions septentrionale et orientale sont considérées comme des zones moins utiles alors qu’elles concentrent des ressources non négligeables : production cotonnière et arachidière dans le premier cas, ressources minières (l’or de Bétaré Oya) et végétale (billes de bois) dans le second. Dans les régions septentrionales où les lamidats (chefferies traditionnelles chez les Peuls islamisés du Cameroun) imposaient le système religieux islamique, l’école coranique était un obstacle à l’expansion de l’école européenne plutôt réservée aux “païens” des populations vassalisées. L’État colonial maintenait ces inégalités endogènes en échange de l’exploitation des systèmes marchands de l’arachide et du coton. Dans la région de l’Est, les effets d’enclavement d’une part, la faible densité des populations, l’ancrage de celles-ci dans la vie forestière, d’autre part, expliquent l’insuffisance du capital social, dont l’État colonial ne voyait guère la nécessité. Le Cameroun britannique est caractérisé par un attentisme des sujets de Sa Majesté dont la stratégie a été de minimiser les coûts de la métropole dans l’effort de développement endogène, y compris la question scolaire (Ewané 1980). En inféodant leur morceau du Cameroun dans la colonie du Nigeria voisin, les Britanniques espéraient rationaliser la division du travail, du fait que les auxiliaires d’administration d’origine nigériane servaient de personnel d’appui à l’œuvre coloniale. Les “zones utiles” du Cameroun britannique se réduisaient, grosso modo, aux régions côtières de Tiko et Victoria (Limbé aujourd’hui) dans la province du Sud-Ouest, qui présentaient déjà de meilleurs scores de progrès social, par rapport à l’actuelle province anglophone du Nord-Ouest.

Au moment de l’accession à l’indépendance, l’État postcolonial récu-père le concept de “zone utile”pour l’orienter vers d’autres problématiques de développement, sans toutefois en préciser les contours. Les inégalités entretenues dans et par l’État colonial subsistent tant à l’échelle des régions que des populations. l’État postcolonial est partagé entre une politique de nivellement (équilibre entre les régions) et une politique de développement endogène (chaque région prend en main son destin), c’est-à-dire entre un Étatentrepreneur et un État-arbitre. Lorsqu’il construit sa légitimité sur un projet social qu’il veut consensuel, tel que le bilinguisme, l’État se fait à la fois “entrepreneur, opérateur et noyau du système social” (Naïr 1990, p237). Il intervient dans l’espace par l’organisation de la carte scolaire et universitaire, puis dans le temps par la répartition des moments consacrés à l’éducation au cours de l’existence humaine et des périodes qui la rythment (Fournier 1971). D’une part, il joue le rôle d’État-entrepreneur en revendiquant une place de choix dans l’édification de la Nation par une implication manifeste dans les systèmes productifs et une prise en charge effective des projets de développement aux niveaux économique, culturel et social. Face aux contraintes du développement, l’État se heurte à un triple travail d’éradication des disparités “inter et intra” régionales, en matière d’éducation, notamment. L’un des aspects consiste, pour les pouvoirs publics, à développer le système d’enseignement classique, monolingue français et anglais concomitamment, de manière à couvrir l’ensemble des besoins dans les deux zones linguistiques. Le deuxième aspect concerne la réduction des différenciations entre les zones urbaines et rurales. Le troisième aspect réside dans le projet de l’État camerounais d’inclure dans l’expansion scolaire un enseignement généralisé, susceptible de devenir, à long terme, la plate-forme de l’éducation nationale dans le pays. D’autre part, il agit en État-arbitre par son souci de développer la régulation des rapports sociaux dans sa recherche d’une position de neutralité dans l’articulation des échanges entre les communautés anglophone et francophone en l’occurrence mais aussi entre les opérateurs économiques quant à leur part d’investissement en faveur des populations. Il suscite la mise en place de rapports horizontaux, de type coopératif, à un triple niveau : 1- harmoniser les règles du jeu entre le national et l’international (interactions entre promoteurs nationaux et étrangers) d’une part, le national et le local (public et privé) d’autre part; 2- canaliser la tension, née de la vive rivalité dans le secteur privé national, entre le laïc et le confessionnel; 3- surveiller l’équilibre des rapports entre les segments d’élites francophones et anglophones tout en privilégiant l’essor du bilinguisme d’État.

Dès lors, la politique de nivellement est encouragée par l’Étatentrepreneur : d’un côté, le développement des régions relativement riches est freiné pour que soit enclenché celui des régions les moins avancées socialement et économiquement; de l’autre, une ponction systématique des richesses des régions riches est faite au profit des régions en retard. À titre d’exemple, les pouvoirs publics au Cameroun ont pratiqué et pratiquent la “politique d’équilibre régional”: privilégier le principe des réseaux de formation et de circulation des élites nationales; celles-ci doivent être représentatives de chaque région à travers les quotas. Cette pratique développe une culture de la médiocrité, notamment dans les régions en retard, au détriment du mérite et du goût de l’effort dans les régions socialement et économiquement avancées. Les recrutements dans les Grandes Écoles, les moyennes fixées aux examens, la répartition nationale des infrastructures scolaires — entre autres— participent de cette logique du pouvoir d’État. Cependant apparaît subrepticement le concept de zones utiles de développement qui conjugue l’exploitation économique des régions et la distribution du capital social, autrement dit les “bonnes raisons” du développement, en faveur des régions de grandes potentialités économiques. L’État postcolonial reprend à son propre compte l’exploitation des zones utiles de la colonisation, tout en s’efforçant d’intégrer les zones naguère marginalisées et considérées comme “zones d’éducation prioritaires”. Depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours, ces régions ont toujours affiché les taux de scolarisation les plus faibles du Cameroun d’expression française, restant ainsi en bas du tableau, avec la province anglophone du Nord-Ouest. Les déperditions scolaires dans ces zones induisent un effet de tassement de la pyramide scolaire vers la base. Elles s’accroissent au fur et à mesure qu’on monte la pyramide et génèrent pour l’enseignement secondaire de la même année une moyenne annuelle sensiblement nulle, soit 2,78% (Ekomo 1994). Le taux de croissance est de 32,69%. Dans le même ordre d’idées, le taux net de scolarisation s’élève à 67,5% en 1976, puis à 73,1% en 1987 et 76,3% en 1998. Le taux de croissance est alors de 13,03%.

Les régions les moins touchées par la pauvreté relevaient de la “zone utile” de la colonisation et continuent de profiter des effets de structures des régions portuaires, respectivement Douala (Littoral), Kribi (Sud), Limbé (Sud-Ouest) et la capitale politique, Yaoundé (Centre). Ainsi, à mesure qu’on s’éloigne des régions côtières et du plus grand centre administratif du pays pour aller vers le “Grand Nord” (Adamaoua, Extrême Nord et Nord), la pauvreté s’accroît (PNUD 1998, p30). Les disparités interrégionales éducatives sont nettement plus explicites : les dix provinces camerounaises sont inégalement insérées dans l’appareil scolaire car les régions qui développent de forts indices de pauvreté sont également les plus touchées par l’analphabétisme; a contrario, les régions les plus exposées à la pauvreté conjuguent également les indices d’analphabétisme les moins significatifs.

Au Cameroun anglophone, l’inégalité scolaire entre le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, issue de l’époque coloniale, subsiste au détriment du premier. L’indice d’analphabétisme est plus significatif dans le Nord-Ouest que dans le Sud-Ouest. Ces deux provinces présentent des indices intermédiaires tant de pauvreté que d’analphabétisme, parce que le Nord-Ouest connaît des retards importants sur le plan social depuis la période coloniale. Pour l’enseignement primaire, le Sud-Ouest présente un taux de scolarisation de 21,6% contre 18% pour le Nord-Ouest. Dans le secondaire, le premier détient 2,44% contre 1,93% pour le second.

Au Cameroun francophone, la région septentrionale (trois provinces dont l’Adamaoua, l’Extrême-Nord et le Nord) demeure une zone de préoccupation scolaire constante. En dépit des offres d’éducation considérables octroyées par les pouvoirs publics, les disparités régionales éducatives jouent au détriment de cette région qui constitue un bastion d’analphabétisme quasi chronique, depuis l’époque coloniale allemande jusqu’à nos jours. L’indice d’analphabétisme du “Grand Nord” est le plus significatif de l’ensemble du pays, quelle que soit la province considérée. En conséquence, ses taux de scolarisation sont également les moins élevés dans l’enseignement primaire, de l’Adamaoua ( 9,6%) à la province de l’Extrême-Nord ( 9,0%) en passant par le Nord ( 9,1%). Le taux de scolarisation du secondaire est, lui aussi, à la traîne, soit 1,05% dans l’Adamaoua, 0,71% dans le Nord et 0,65% dans l’Extrême-Nord. La province de l’Est, naguère sous-scolarisée sous les différents régimes coloniaux allemand et français, affiche des indices de pauvreté et d’analphabétisme intermédiaires, elle améliore même ses performances dans l’enseignement primaire postcolonial ( 16,8%) et le secondaire ( 2,25%). Parmi les facteurs perturbateurs de l’expansion scolaire dans les régions septentrionale et orientale, outre la religion (Islam dans le Nord) et la faible densité des populations (dans l’Est), il convient de mentionner les mariages précoces, la soustraction des filles des réseaux scolaires, la forte implication des enfants dans la production de l’économie domestique (élevage des bovins et ovins dans le Nord, activités champêtres et chasse à l’Est). Enfin, dans les zones qui apparaissent comme économiquement utiles, la question scolaire est un facteur de compétition entre les groupes sociaux d’une part, et les régions, d’autre part dans le processus de scolarisation, les régions prisées sous le colonialisme (le Littoral en l’occurrence, suivi du Centre) cèdent la place aujourd’hui respectivement aux provinces de l’Ouest et du Sud. Dans l’enseignement primaire, l’Ouest vient en tête ( 25,7%), suivi du Sud ( 20,5%). Les provinces du Centre ( 20,5%) et du Littoral ( 19,4%) jouent les seconds rôles. S’agissant du secondaire, l’Ouest occupe le haut du pavé ( 4,95%) devant le Sud ( 4,9%). Le Centre ( 4,78%) et le Littoral ( 4,0%) confirment leurs positions de seconds. L’indice d’analphabétisme et le taux net de scolarisation permettent de soutenir la comparaison entre les sous-systèmes éducatifs anglophone et francophone, puis de rendre compte de leur niveau de productivité. Le sous-système anglophone se présente comme le plus à même de faire face aux contraintes de développement, eu égard à ses bons scores, bien qu’il soit difficile d’évaluer uniquement à partir de deux provinces face à un sous-système qui en compte quatre fois plus. Le sous-système éducatif anglophone subit moins de déperditions scolaires dans l’enseignement primaire ( 20,6%), puis dans le secondaire ( 4,3%) que le sous-système francophone, avec respectivement 33,4% et 6,0%. Un élément d’explication se rapporte au modèle structurant anglophone qui privilégie une socialisation d’option religieuse, maintenant en particulier (malgré la récession économique) des internats et des demi-pensions (cantines, foyers). Dans l’état des connaissances objectives actuelles, il est difficile de comparer les écoles proprement bilingues et les écoles monolingues quant aux taux de redoublement et d’abandon du fait de la non-fiabilité de la production statistique dans ce domaine. Mais les disparités entre les régions ne constituent qu’un aspect du problème de l’appareil scolaire dans les pays en développement. Il convient également de saisir ces inégalités à l’intérieur des régions en centrant l’analyse sur les lieux de résidence que sont les milieux rural et urbain.

Les inégalités sociales intrarégionales

Le système éducatif se heurte aux contraintes du sous-développement aux niveaux urbain et rural mais avec des écarts d’ancrage significatifs. Au Cameroun, la répartition de la population par lieu de résidence est de 55% de ruraux contre 45% de citadins. L’indice de pauvreté est plus élevé dans le monde rural que dans les zones urbaines mais ces dernières concentrent paradoxalement les trois quarts des équipements sociaux. En matière d’éducation, l’indice d’analphabétisme montre des écarts significatifs entre le rural et l’urbain, quelle que soit la région considérée. Mais il faut aller plus loin dans l’analyse pour appréhender les types et niveaux de problèmes qui entravent l’expansion du système éducatif dans un contexte de sous-développement et, partant, les écueils qui guettent l’essor du bilinguisme d’État. Trois types de problèmes en rapport avec l’appareil scolaire peuvent être pris en compte dans cette étude, notamment dans les contextes rural et urbain : les problèmes de logistique, les problèmes de personnel enseignant et la gestion différenciée des effectifs d’élèves. Ces problèmes sont imbriqués les uns dans les autres, de sorte qu’il est risqué de les isoler, même théoriquement dans le cadre d’une étude.

Les problèmes de logistique se posent eu égard aux locaux qui ne répondent plus aux normes actuelles de développement. Ne serait-il pas approprié de poser le problème en termes de besoins sociaux plus que de demande sociale de la part des populations locales ? Ces besoins constituent des attentes légitimes plus ou moins urgentes selon le milieu (rural ou urbain) et le groupe social. Dans les zones rurales, les locaux sont construits la plupart du temps en matériau précaire, au point que les paysans ne parviennent guère à les entretenir au-delà d’un nombre limité d’années. Moins d’une école sur cent est en matériau durable, souvent à la suite d’actions isolées de segments d’élites jouissant de positions de pouvoir au sein de l’appareil administratif. En milieu urbain, les problèmes de maintenance se posent également tant pour les bâtiments que pour les tables-bancs; par ailleurs, les systèmes d’électrification et d’adduction d’eau sont presque inexistants; cependant, pour survivre, certaines écoles primaires jouent sur le système de location et abritent, lorsqu’elles le peuvent, un enseignement secondaire en cours du soir. C’est dans ces conditions que les locaux peuvent être électrifiés. Mais les actes de vandalisme isolés ou organisés contribuent au délabrement de nombreux établissements scolaires de l’enseignement élémentaire (maternel et primaire) et secondaire, non protégés par des enclos bétonnés. Une des solutions envisagées par les pouvoirs publics et les autres promoteurs de l’éducation collective est l’habitat de proximité du personnel enseignant.

Les problèmes relatifs au plan de carrière des enseignants constituent un autre volet de la question scolaire dans les pays en développement. Ils peuvent être saisis dans trois dimensions : 1- qualification/formation; 2- prestations salariales; 3- redistribution équitable d’enseignants en fonction des besoins d’éducation. S’agissant de la première dimension, il convient de mentionner qu’elle se fait de manière anarchique : seuls les enseignants du secteur public de l’enseignement élémentaire évoluent en milieu organisé, bénéficiant des offres de formation des Écoles Normales. Pendant ce temps, le secteur privé offre, lorsque cela est nécessaire, une formation, rapide, non diplômante et au rabais. Or, l’enseignement privé au Cameroun est un secteur décisif de l’appareil scolaire et nous montrerons son poids déterminant sur le système éducatif. Les journées pédagogiques nationales de courte durée — quelques jours par an— organisées par le ministère de l’Éducation nationale et concernant à la fois les secteurs public et privé de l’enseignement élémentaire sont dérisoires devant l’ampleur des besoins de formation du corps enseignant. De la sorte, l’enseignement privé, laïc en l’occurrence, se caractérise dans l’ensemble par l’amateurisme et l’improvisation, tandis que les enseignants du secteur public, en raison de la modicité des prestations salariales, orientent efforts et compétences vers des investissements extraprofessionnels dans des activités lucratives.

La deuxième dimension, relative aux prestations salariales, est une préoccupation majeure de la vie professionnelle dans le système d’enseignement. Certains effets de ciseaux (ponction sèche allant jusqu’à 60% du salaire due à la récession économique et aux mesures drastiques du Fonds Monétaire International) entraînent le maintien de salaires bas, en dépit de la stabilité des paiements dans la Fonction publique. D’autres effets de ciseaux (réduction des subventions publiques) concernent également l’enseignement privé qui offre des salaires dérisoires générant des abandons de postes considérables. La troisième dimension, portant sur la redistribution des enseignants en fonction des besoins d’éducation, pose un problème de justice sociale entre les régions sollicitées et les régions marginalisées des zones urbaine et rurale. Le problème se pose moins dans l’enseignement privé-laïc que dans le privé confessionnel et le secteur public. Certaines catégories d’enseignants évoluent de manière durable dans les zones rurales tandis que d’autres se stabilisent en milieu urbain, sans que soient correctement définies les normes de mobilité professionnelle. D’autres catégories d’enseignants, à l’intérieur d’un milieu rural ou urbain donné, favorisent une forte concentration du capital humain au détriment d’autres milieux. L’égalité des chances pour tous est par conséquent aléatoire, eu égard à l’incohérence de gestion du personnel enseignant. Reste alors le dernier type de problèmes, inhérent à la gestion différenciée du capital humain des effectifs d’élèves.

Les problèmes de gestion différenciée d’effectifs d’élèves se posent singulièrement, selon qu’on évolue en milieu urbain ou en milieu rural. En milieu urbain, l’accent est mis sur l’insuffisance du capital social (infrastructures) tandis qu’en milieu rural, le problème soulevé est celui de l’insuffisance du capital humain (faibles effectifs d’élèves et d’enseignants). En milieu urbain, la gestion scolaire s’appuie sur la pratique du temps partiel ou mitemps : dans un seul espace physique, deux écoles partageant des locaux communs évoluent séparément, l’une dans la matinée, l’autre l’après-midi. Cette gestion de l’enseignement primaire est le fait du secteur public, fort impliqué dans la résorption des besoins d’éducation au niveau élémentaire. Le phénomène de temps partiel en milieu scolaire, vieux d’une trentaine d’années, manifeste les déficiences du système éducatif, une gageure pour les pouvoirs publics qui se heurtent, dans les zones rurales, à un autre problème non moins important mais posé à l’envers : pour rationaliser l’offre d’éducation, l’État affecte un enseignant à deux niveaux de classe. Une école primaire publique fonctionne en conséquence avec trois instituteurs dont le Directeur. Ces effectifs peuvent être revus à la baisse dans les régions enclavées ou faiblement dotées en ressources. Les populations locales les mieux organisées recourent alors au système de bénévolat pour pallier les insuffisances dues aux abandons de poste. Le bilinguisme d’État devient, dans ces conditions, une utopie et sa réalisation n’est possible que par la volonté politique de l’élite modernisatrice.

Offres d’éducation et niveaux de problématique du bilinguisme d’État

Dans les pays en développement, l’appareil scolaire évolue avec d’énormes contraintes à la fois budgétaires, organisationnelles et techniques, auxquelles s’ajoutent les contraintes linguistiques. L’unité nationale se construit autour de la langue de l’école classique, si bien que le sociolinguiste et le politique se disputent la responsabilité du choix relatif aux langues des systèmes d’enseignement. En Afrique, certains États ont imposé des langues d’enseignement non européennes (arabe au Maghreb, Somali en Somalie, Éthiopie, etc.), d’autres ont essayé puis ont renoncé (Guinée, Ghana, Madagascar… ). Le Cameroun a fait le choix des langues européennes héritées de la double colonisation pour construire son identité nationale et son système éducatif. Cependant, les promoteurs de ce système éducatif développent des lectures divergentes de la question scolaire qui impliquent des manières singulières de produire les rapports sociaux. De manière générale, quatre acteurs sociaux interviennent dans les offres de formation et d’éducation au Cameroun : trois nationaux (l’État, le système confessionnel et le système laïc) et un étranger (le collectif britannique et français, par la coopération sans pour autant que soient exclus d’autres pays). Chacun des acteurs intervient avec une acception particulière du système éducatif et du bilinguisme d’État, produisant par conséquent une multiplicité de “logiques de sens”qui affaiblit plutôt le projet d’éducation nationale. Trois points vont être développés en rapport avec l’intervention des acteurs collectifs impliqués dans la question scolaire au Cameroun : 1- les contraintes de l’État dans les offres d’éducation; 2- la logique compétitive de la coopération franco-britannique; 3- le dualisme dans les offres d’éducation des missionnaires et des laïcs.

L’État camerounais et la coopération franco-britannique dans la construction du bilinguisme : somme nulle ?

La somme nulle est le résultat du jeu non coopératif, des divergences d’options du fait des intérêts de groupe. Dans la problématique du bilinguisme d’État au Cameroun, la formulation des besoins publics et offres de formation, la fixation des objectifs communs et l’harmonisation des champs de qualification professionnelle français et britannique ne s’intègrent guère dans les programmes officiels du bilinguisme. L’État camerounais se place moins dans un système d’attentes légitimes vis-à-vis de ces formes de coopération, souvent plus politiques que techniques. Les coopérants britanniques, quant à eux, construisent, à d’autres niveaux de relations sociales, des projets extraprofessionnels, loin des problématiques de l’appareil scolaire au Cameroun.

Les contraintes de l’État camerounais dans les offres d’éducation 

L’État doit conjuguer simultanément deux priorités en matière d’éducation. D’abord, il intervient dans les systèmes monolingues anglophone et francophone; ensuite, il se réserve le choix de promouvoir le bilinguisme dans le système éducatif en renforçant la présence francophone au Cameroun anglophone et la présence anglophone dans le reste du pays à travers la création des lycées bilingues. Dès lors, il agit concomitamment aux niveaux de la Maternelle ( 68,7% d’établissements), du Primaire ( 56,4%), du Secondaire général ( 51,0%) et du Secondaire technique ( 20%). Il intervient simultanément aussi bien dans les écoles monolingues que dans les écoles bilingues. L’enseignement maternel est l’affaire des zones urbaines, des couches sociales moyennes et supérieures, du secteur public et du secteur privé. Mais l’enseignement maternel n’est pas encore perçu dans le corps social comme un enseignement normal, les enfants étant à un âge où l’acquisition de la langue maternelle (langue locale) est nécessaire avant les langues européennes. L’acception bilingue de ce niveau d’enseignement est encore non perçue par bon nombre de parents d’élèves. La place du bilinguisme y est donc restreinte, du fait de son élitisme dans les représentations sociales pour lesquelles l’enseignement “normal” commence au niveau du Primaire. Pour l’enseignement primaire, trois axes sont à prendre en considération. Le premier montre une démarcation explicite des écoles anglophones du secteur public vers le secteur privé, cependant que les francophones renforcent leur présence dans les écoles publiques. Dans la psychologie collective britannique ayant caractérisé l’identité sociale anglophone, socialisation scolaire et socialisation religieuse vont ensemble et les écoles confessionnelles se présentent comme garantes de cette articulation. A contrario, l’identité collective francophone, appréhendée de manière récurrente à travers les traits de psychologie coloniale français, est cimentée par le modèle républicain de l’école laïque. Le deuxième axe dévoile l’ampleur des responsabilités de l’État-entrepreneur dans la création et le fonctionnement des écoles en situation de minorité : les écoles anglophones au Cameroun francophone et les écoles francophones d’Outre-Moungo. Cet axe est significatif pour la dynamique interculturelle issue des flux migratoires et favorable à un “bilinguisme horizontal” qui génère un processus d’assimilation réciproque. Le troisième axe confirme le bilinguisme d’État comme un produit spécifiquement urbain des couches sociales moyenne et supérieure, les zones rurales étant vouées, de fait, au système de monolinguisme officiel.

S’agissant du secondaire, l’enseignement général et l’enseignement technique bénéficient inégalement des investissements publics. Comme pour le primaire, les promoteurs de l’enseignement privé se chargent de l’enseignement technique professionnel, laissant à l’État le soin de développer l’enseignement général et le volet bilinguisme qui est son cheval de bataille, à travers les lycées et collèges d’enseignement secondaire. Des établissementspilotes, à l’image du lycée bilingue de Buéa, ont inspiré les pouvoirs publics qui voulaient développer et vulgariser le paradigme du “bilinguisme parfait”. Les politiques de l’éducation étaient inspirées par la thèse suivante : les structures scolaires telles qu’elles existent favorisent un enseignement parallèle et donc une distanciation sociale entre anglophones et francophones. En changeant les structures scolaires par le renforcement du processus de bilinguisation, on aboutirait à l’émergence d’une nouvelle identité sociale. La création des classes bilingues dans le premier cycle de l’enseignement secondaire implique la conjugaison de deux programmes scolaires, anglophone et francophone, l’objectif étant la production d’une personnalité bilingue et biculturelle. La généralisation de ce modèle sur l’ensemble du territoire a été un échec pour de multiples raisons : une démographie galopante avec des effectifs pléthoriques par salles de cours, l’insuffisance des ressources budgétaires et humaines en termes de formation/qualification, une absence de volonté politique des pouvoirs publics camerounais qui ne parviennent guère à tirer profit de la double coopération franco-britannique (Courade 1978, p759).

Pour l’enseignement supérieur, l’État camerounais a permis une décentralisation des structures : six universités publiques, à Yaoundé (Yaoundé I et Yaoundé II), Douala, Dschang, Ngaoundéré et Buéa. Cette dernière est de tradition anglo-saxonne (langue, diplômes, cursus) et les études y sont dispensées exclusivement en anglais. Ce cas peut-il être considéré comme une remise en cause du principe de personnalité au détriment de la communauté francophone ? Les anglophones désireux de poursuivre les études ailleurs dans le pays ne sont soumis à aucune restriction. Les formes de régulation des rapports sociaux par l’État pour ménager le statut de la minorité anglophone peuvent-elles déboucher plus tard sur une reformulation des droits linguistiques — principe de territorialité— au sein de l’État bilingue ? Comment ce dernier exploite-t-il l’apport des protocoles d’accords franco-britanniques ? Intègre-t-il les partenaires britanniques et français dans une plate-forme de négociations communes pour un jeu à somme positive (gain collectif) ou cherche-t-il à individualiser les rapports de coopération et risquer un jeu à somme négative (perte collective)?

Analyse sociologique du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Camille Ekomo Engolo
Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université de Douala, Cameroun


RESUME — Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

ABSTRACT — This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably inuenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.

This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably in
uenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.


Cette étude veut rendre compte des rapports dialectiques et complexes qui se nouent entre l’État et la société. Les enjeux linguistiques et culturels qui en résultent finissent par révéler des positions de pouvoir centrées sur une instance de socialisation pertinente : l’école classique. Le niveau empirique de la problématique permet d’appréhender le Cameroun comme un cadre d’observation idéal, l’État étant bilingue et biculturel tandis que la société civile est caractérisée par une multiplicité ethnique et linguistique. L’évolution de l’État-Nation dans le contexte de l’Afrique noire pose les problèmes relatifs au développement économique et réitère l’urgence d’une articulation harmonieuse du politique et du social, de l’État et de la société civile en termes de construction et d’intégration nationales. Pendant les trente années qui ont succédé aux indépendances, le paradigme dominant a été l’intégration verticale, soit la dimension politique et institutionnelle du pacte social dans un territoire aux frontières artificielles (Sylla 1979).

Le niveau théorique de la problématique peut se formuler de la manière suivante : la société n’est plus réductible à un système intégré, un mode de production unique de l’État-nation. Un courant de pensée appelé “la politique éclatée” montre que les dimensions institutionnelle et politique ne suffisent plus à rendre intelligibles les difficultés d’existence et d’évolution de l’État-Nation. Nous formulons l’hypothèse suivante : la politique ne se conçoit et ne se comprend plus uniquement à partir d’un centre, le champ politique exclusivement. Il y a une multiplicité de rationalités et de logiques d’acteurs qui produisent du sens dans un monde social éclaté en appartenances communautaires, en calculs du marché, en divergences d’intérêts de groupe. Elles reproduisent des micropouvoirs ou pouvoirs périphériques dans différents champs sociaux que de nouvelles grilles d’analyses se doivent d’appréhender. Dans l’optique de Sfez ( 1982), une dispersion du sens des conduites collectives dans tout le corps social, il importe d’appréhender le phénomène politique à travers l’éparpillement de ses ramifications. Au Cameroun, l’État bilingue et biculturel articule un double système éducatif calqué sur les références culturelles de la France et du Royaume-Uni, en espérant homogénéiser sa base sociologique par trop hétéroclite. Nous appelons sous-systèmes intégrés, les systèmes éducatifs anglophone et francophone composant le système éducatif national au Cameroun.

Cet article propose le cadre théorique et la méthodologie avant de traiter des contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun dans une perspective diachronique, puis de montrer les disparités régionales éducatives face au développement et d’articuler les offres de formation et la problématique du bilinguisme d’État.

Repenser le cadre théorique et la méthodologie

Une instance de socialisation comme l’école classique mérite d’être analysée comme une chaîne “nationalitaire”, c’est-à-dire un phénomène sociologique qui entre dans les ressources de construction de l’État-Nation à partir d’un contrat social. Ce dernier articule le consensus, la coopération et l’échange. C’est pourquoi, pour le rendre opératoire, nous avons trouvé au concept de contrat social une batterie d’indicateurs théoriques.

Quelques indicateurs du contrat social  

Six variables ont été retenues :

·        1 : existence de membres d’une communauté ou d’une société évoluant sur un espace commun, physique ou mental;

·        2 : établissement d’interrelations entre ces membres produisant les formes d’interdépendance, ce que Bayart ( 1979) appelle processus d’assimilation réciproque qui suppose l’acceptation d’un idéal égalitaire dans les rapports sociaux;

·        3 : définition intelligible des positions et des rôles sociaux d’acteurs induisant une perception claire des enjeux vertical et horizontal de l’intégration, perception inscrite dans une multiplicité de perspectives de l’action collective : politique, économique, idéologique, culturelle;

·        4 : mise en œuvre des processus permettant l’actualisation de ces enjeux par l’institutionnalisation des conflits et la quête d’un impératif consensuel articulant les règles du jeu et posant en conséquence les fondements d’un pacte social;

·        5 : identification d’instances de socialisation dégageant des ressources pertinentes, susceptibles d’activer les formes d’interdépendance dans le monde concret : dans la fabrique sociale, l’école classique remplit parfaitement ce rôle, conformément aux thèses des approches structurofonctionnalistes;

·        6 : actualisation d’une analyse qui valorise des rapports de dépendance dans la perspective “centre-périphérie”, confirmant ainsi l’hypothèse néo-marxiste de l’État-Nation sans pour autant négliger l’analyse dynamique centrée sur la compétition, le conflit et le consensus.

L’approche holiste et structuro-fonctionnaliste qui donne une place de choix aux structures sociales par rapport à l’acteur, a longtemps privilégié la problématique d’un “Nous-national”déterministe et statique. Cette approche est plus institutionnelle alors que la théorie sociologique se présente aujourd’hui comme un champ dispersé par l’éclatement et la multiplicité des paradigmes liés à l’école classique. Notre étude se situe dans une perspective à la fois dynamique et constructiviste ancrée dans une valorisation de l’historicité. Au plan méthodologique, l’unité de l’analyse a privilégié, à travers l’approche qualitative, la recherche documentaire et les monographies.

Représentations sociales dynamiques de la cohabitation interculturelle

L’État bilingue se donne — entre autres— pour objectifs de favoriser la cohabitation entre deux communautés différentes par la langue et la culture, de réguler les rapports sociaux qui en découlent, de fixer les normes de comportements collectifs pour une vision du monde commune. L’idée force que nous retenons est que le pacte social dans un État bilingue dépasse le simple cadre de l’État-arbitre. Il faut tenir compte des ressources propres aux communautés ethniques en présence, au contexte sociohistorique qui a produit leurs identités collectives et les stratégies divergentes que les segments d’élites de chaque communauté affûtent pour occuper des positions de pouvoir dans l’espace commun en construction. Le lien social ne se construit donc pas nécessairement dans la dimension qui valorise le paradigme de l’intégration; dans des conditions historiquement déterminées, d’autres formes de rapports sociaux voient le jour, notamment l’inégalité, la domination et le conflit. Ces figures du lien social ne s’actualisent pas uniquement dans les pratiques collectives des acteurs : elles sont également présentes dans leurs représentations et leurs discours sur le social, lequel révèle des intérêts de groupes antagonistes.

Pour bien analyser l’évolution des rapports entre la société civile et l’État bilingue en formation dans un pays en développement tel que le Cameroun, nous nous inspirons du paradigme de Lapierre ( 1988). Celui-ci estime que deux communautés différentes par la langue, la culture et appelées à vivre ensemble, peuvent construire soit une relation de communication réciproque, soit une relation de domination relative, soit une relation de domination absolue.

Ce dispositif théorique décrit, dans le premier cas, un contexte de coopération et d’intégration : la réciprocité conduit à l’égalité le processus d’assimilation réciproque, soit une interpénétration sociale et culturelle des [deux] communautés en présence. Le troisième cas de figure, propre aux vieilles nations occidentales, confirme une double situation de suprématie de la langue de la communauté dominante et de déclin de la langue issue de la communauté dominée. C’est le deuxième cas, celui de la domination relative qui produit l’interaction, voire les conflits sociaux. Ce cas intéresse notre étude, du fait qu’il développe des situations de conflits latents ou ouverts, fondées sur des malentendus et des frustrations. Comment ce paradigme fait-il sens au Cameroun où l’État bilingue et la société civile construisent des rapports complexes ayant pour enjeu les positions de pouvoir et comme prétexte le bilinguisme officiel ? Comment l’historicité est-elle gérée dans la construction des rapports sociaux : est-elle orientée vers l’instauration d’un “bilinguisme vertical”, action du pouvoir politique ? Ou vers l’affermissement d’un “bilinguisme horizontal”, interactions entre acteurs sociaux ? Un des éléments de réponse est sans aucun doute l’ambiguïté du contexte géopolitique et la dualité de la vision de l’histoire.

Les contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Aucun système social ne saurait évoluer indépendamment de son environnement et du contexte sociohistorique qui le produit. Trois caractéristiques de la construction d’un système éducatif à vocation nationale dans un État bilingue sont développées ici : les formes de dépendance endogènes et les représentations sociales de la domination; les flux migratoires quasi unidimensionnels entraînant un faible processus d’assimilation réciproque entre les collectifs anglophone et francophone; les conséquences sociologiques des disparités éducatives tendant à s’installer de manière durable, tant à l’intérieur qu’entre les lieux de résidence que sont les zones urbaines et rurales.

Contexte géopolitique et gestion différenciée de l’historicité

Trois facteurs sont à prendre en considération dans l’émergence de l’État bilingue et biculturel au Cameroun le 1er octobre 1961 : 1- le géopolitique (en rapport avec l’étendue du territoire national), 2- le démographique (relatif à la répartition de la population entre anglophones et francophones), 3- le sociologique, notamment l’acquisition du progrès social, dans la distribution du capital social (Boudon & Bourricaud, 1986). Le tableau ci-après montre une situation de domination relative centrée sur des données naturelles.

GRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE

DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE EN FONCTION DES CRITÈRES LINGUISTIQUES ANGLOPHONES ET FRANCOPHONES Données géographiques Évolution de la population et démographiques en milliers d’habitants Régions Superficies 1960 1976 1987 1998 En km2 En pourcentage V.A V.A V.A V.A % % % Anglophone 42120 km2 800 1601 2100 3102 9.9% 20 20.9 19.51 22 Francophone 423090 km2 3 200 6062 8659 10998 90.1% 80 79.1 80.49 78 Total 465210 km2 4 000 7643 10759 14100 100 100 100 100 100 (Source PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé)

PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé

Le partage du Cameroun allemand en deux morceaux inégaux, l’un britannique, l’autre français a posé les bases d’un processus de décolonisation hégémonique fondé sur l’exploitation idéologique des inégalités naturelles. Le Cameroun anglophone, plus petit en territoire et en hommes, compte environ 10% de l’ensemble du territoire national et un quart des effectifs démographiques (compte non tenu des effets référendaires de 1961 par lesquels une partie du Cameroun britannique préfère le rattachement plutôt au Nigeria qu’au Cameroun francophone), le reste au profit de la communauté francophone. Les Camerounais anglophones connaissent ainsi un statut de minorité et les proportions démographiques des deux entités se sont confirmées aux différents recensements. Le rapport inégalitaire est-il préjudiciable au processus d’assimilation réciproque dans ces conditions ? Une théorie ethnolinguistique relative à la dynamique de l’État bilingue précise : “Plus la différence en nombre est grande entre les (deux) communautés appelées à vivre ensemble, plus le pourcentage de bilingues dans la communauté minoritaire est élevé, si toutefois d’autres facteurs n’interviennent pas”(Mackey 1979,29-30).

L’inégalité dans la distribution du capital social dans les zones linguistiques officielles au Cameroun est manifeste, le non-développement de la partie anglophone ayant eu un impact sur la construction du contrat social et constitué un handicap sérieux en matière de progrès social. La stratégie de l’appareil colonial britannique a consisté en un attentisme manifeste. L’administration coloniale britannique s’est contentée, pour des raisons d’efficacité de gestion, d’inféoder son morceau du Cameroun à la colonie voisine du Nigeria, avec toutes les formes de dépendance : au moins deux générations de Camerounais anglophones ont étudié au Nigeria; c’est pourquoi le Cameroun britannique avait été considéré comme “la colonie d’une colonie” (Gaillard 1989). La métropole, qui veut minimiser les coûts d’investissements envers les colonies, ralentit le développement endogène du Cameroun britannique. La faiblesse actuelle du capital social (voies de communication, hôpitaux, écoles et autres infrastructures à usage collectif) de cette région trouve ses origines dans cette politique de calcul. De la sorte, sept ans avant l’autonomie et la fédération des deux Cameroun, les Britanniques se servaient encore, dans leur zone d’influence, des infrastructures héritées de l’époque du colonialisme allemand. Lors de la formation de l’État bilingue le 1er octobre 1961, les Camerounais anglophones accusaient un retard considérable au plan du développement social au regard de la situation qui prévalait dans la zone francophone. Dans la communauté francophone, les segments d’élites produisent représentations collectives et discours normés sur le social pour asseoir les bases d’une domination structurelle et progressive. Un texte historique est explicite à ce sujet : “Le Cameroun français, quatre fois plus grand et trois fois plus peuplé que le Cameroun britannique, doit naturellement absorber les éléments de culture britannique qui ne sauraient s’opposer à la réunification de notre pays. Nous, francophones, avons l’avantage de l’étendue de notre portion de territoire et la majorité des populations (...). Nous avons une avance indiscutable en matière de progrès social et constituons sans doute le pôle attractif et le pivot de toute unification” (Eyinga 1984).

Pour atténuer les ardeurs des “assimilationnistes”, les élites de la communauté minoritaire se cristallisent sur la valorisation des particularismes culturels, la culture du colonisateur et les cultures africaines. Un porte-parole de l’exception culturelle anglophone évoque la thèse de l’acculturation et déclare : “Dès lors, à moins que les leaders et les intellectuels du Cameroun oriental (francophone) de qui relève l’initiative culturelle soient prêts à partager cette autorité avec leurs frères d’Outre-Moungo (anglophones), à moins qu’ils soient prêts à faire l’effort gigantesque nécessaire pour se libérer de la camisole de force des préjugés français, à moins qu’ils fassent preuve de probité intellectuelle pour admettre l’existence dans le système anglo-saxon d’éléments salutaires à ce pays, il y a peu de chance que survive l’influence anglaise, pas plus du reste que les valeurs africaines, dans la République du Cameroun” (Fonlon 1965).

Les différents acteurs présentent un social bigarré en quête de sens et sur lequel ils veulent imprimer les normes, les valeurs et les statuts, soit en termes de positions de pouvoir, soit en termes d’idéal égalitaire. Certes, la suprématie francophone a permis une “francisation” de certains secteurs de la vie nationale : monnaie, code de la route, armée, enseignement supérieur. L’État postcolonial s’emploie à construire sa légitimité et son rayonnement sur les fondements d’un contrat social qui rapproche, dans un impératif consensuel, les composantes nationales anglophone et francophone.

Le contexte de l’échange social à travers les migrations interrégionales

Le degré de mobilité des individus hors de leurs frontières linguistiques initiales peut-il favoriser un bilinguisme horizontal centré sur le développement des instances de socialisation dont les écoles ? L’hypothèse théorique retenue est la suivante : l’inégalité dans la distribution des équipements sociaux et des richesses économiques instaure un déséquilibre de fait dans la communication sociale, les flux migratoires et les projets de partenariat entre les communautés appelées à vivre ensemble; plus une zone linguistique concentre des biens et des services, plus elle attire des migrations vers elle et prive ses membres de l’effort d’apprendre la langue des arrivants, donc d’être bilingues.

Les raisons pour lesquelles anglophones et francophones quittent leurs régions respectives pour s’installer sont multiples et généralement liées à la demande/acquisition des services. Les individus développent des systèmes d’attentes légitimes à travers la mise en œuvre des migrations de types scolaire et professionnel. Trois types de régions provoquent des migrations collectives ou de grande importance : les régions de proximité géographique, les grands pôles économiques et les centres administratifs. C’est autour de ces régions que les taux de scolarisation tendent à s’accroître et que les écoles bilingues prospèrent relativement. Au Cameroun, les mutations professionnelles des fonctionnaires sont la cause péremptoire de migration. Du côté anglophone, la province du Sud-Ouest présente des chances de migrations tangibles du fait de ses ressources considérables (pétrole, villes portuaires : Limbé et Tiko) et de sa proximité avec Douala. Mais c’est surtout au Cameroun francophone que s’opèrent les migrations les plus importantes, qu’elles soient définitives ou temporaires, car la quasi-totalité du capital social y est concentrée. Ainsi la tendance au bilinguisme chez les anglophones est plus grande que chez les francophones, parce que les premiers formulent besoins et demandes puis obtiennent des services dans la langue française. Plus la zone est stratégique (potentiel économique, couverture scolaire et sanitaire, importance des services administratifs), plus denses sont les flux migratoires de la communauté en quête de services. Or, pour les ressortissants du Cameroun anglophone, les villes de Douala (capitale économique) et Yaoundé (capitale administrative) constituent des exemples patents de cet exode unidirectionnel : Douala détient, en effet, le taux le plus élevé des établissements anglophones de l’enseignement secondaire, public et privé inclus, soit 30% des effectifs nationaux. Yaoundé a été, trois décennies durant, la ville la plus pourvue en établissements de l’enseignement supérieur, ayant abrité neuf anglophones universitaires sur dix. Mais depuis la Réforme universitaire de 1993 qui crée et décentralise les Universités d’État, le Cameroun anglophone dispose d’une Université de tradition anglo-saxonne (langue, cursus, diplômes) qui renforce ses acquis culturels.

Les écoles anglophones sont majoritaires dans leur zone linguistique et quasi inexistantes au Cameroun francophone, exception faite des deux villes précitées et de Bafoussam, une ville économique, de proximité géographique. Il en est de même des écoles francophones de la zone anglophone, le phénomène étant plus sensible à Limbé que dans le reste de la région. En dépit des slogans politiques et discours officiels, le Cameroun compte à peine 10% d’écoles bilingues et moins de 5% dans le secondaire. Cette réalité ne pose-t-elle pas problème pour un État qui a construit sa légitimité, puis son rayonnement, sur le bilinguisme et le biculturalisme officiels ?  

Les conséquences d’une telle situation sont à rechercher dans une dynamique interculturelle quasi insignifiante du point de vue de la question scolaire. Mais cette dualité du social ne devrait pas masquer une autre réalité propre aux pays en développement : les disparités régionales éducatives, auxquelles viennent se superposer, dans le contexte camerounais, les exigences du bilinguisme d’enseignement.

Les disparités régionales éducatives et la question du développement

Pour étudier les disparités régionales éducatives, on peut privilégier la perspective diachronique et une argumentation récurrente, lesquelles mettent en relation l’histoire, les rapports sociaux et les offres/acquisitions d’éducation. En Afrique en général et au Cameroun en particulier, il y a un lien étroit entre les grandes régions d’exploitation économique, le développement des réseaux urbains et l’expansion scolaire des populations locales. Dès l’introduction de l’appareil colonial européen en Afrique, le concept de zone utile du colonialisme prend de l’ampleur (Martin 1977). Les acteurs s’appuient sur une rationalité économique pour minimiser les coûts et maximiser les gains d’investissement : la colonie ne doit pas coûter cher à la métropole dans l’effort de développement endogène. Il convient, pour cela, de s’intéresser aux zones économiques prospères pour l’exploitation et y développer les infrastructures sociales. Sont concernées par les zones utiles les régions côtières, les régions riches en ressources végétales (bois, plantations de type capitaliste) ou minières (pétrole, or, diamant, etc.). Les “zones moins utiles” englobent les régions pauvres, désertiques ou enclavées, ne présentant aucun intérêt stratégique.

Les inégalités sociales interrégionales

Pendant l’époque coloniale, au Cameroun français, trois grandes régions considérées comme zones utiles du colonialisme car propices à l’exploitation capitaliste (le Centre-Sud, le Littoral et l’Ouest) sont valorisées par l’appareil colonial qui y développe — entre autres— le capital scolaire (infrastructures, personnel qualifié, projets éducatifs). A contrario, les régions septentrionale et orientale sont considérées comme des zones moins utiles alors qu’elles concentrent des ressources non négligeables : production cotonnière et arachidière dans le premier cas, ressources minières (l’or de Bétaré Oya) et végétale (billes de bois) dans le second. Dans les régions septentrionales où les lamidats (chefferies traditionnelles chez les Peuls islamisés du Cameroun) imposaient le système religieux islamique, l’école coranique était un obstacle à l’expansion de l’école européenne plutôt réservée aux “païens” des populations vassalisées. L’État colonial maintenait ces inégalités endogènes en échange de l’exploitation des systèmes marchands de l’arachide et du coton. Dans la région de l’Est, les effets d’enclavement d’une part, la faible densité des populations, l’ancrage de celles-ci dans la vie forestière, d’autre part, expliquent l’insuffisance du capital social, dont l’État colonial ne voyait guère la nécessité. Le Cameroun britannique est caractérisé par un attentisme des sujets de Sa Majesté dont la stratégie a été de minimiser les coûts de la métropole dans l’effort de développement endogène, y compris la question scolaire (Ewané 1980). En inféodant leur morceau du Cameroun dans la colonie du Nigeria voisin, les Britanniques espéraient rationaliser la division du travail, du fait que les auxiliaires d’administration d’origine nigériane servaient de personnel d’appui à l’œuvre coloniale. Les “zones utiles” du Cameroun britannique se réduisaient, grosso modo, aux régions côtières de Tiko et Victoria (Limbé aujourd’hui) dans la province du Sud-Ouest, qui présentaient déjà de meilleurs scores de progrès social, par rapport à l’actuelle province anglophone du Nord-Ouest.

Au moment de l’accession à l’indépendance, l’État postcolonial récu-père le concept de “zone utile”pour l’orienter vers d’autres problématiques de développement, sans toutefois en préciser les contours. Les inégalités entretenues dans et par l’État colonial subsistent tant à l’échelle des régions que des populations. l’État postcolonial est partagé entre une politique de nivellement (équilibre entre les régions) et une politique de développement endogène (chaque région prend en main son destin), c’est-à-dire entre un Étatentrepreneur et un État-arbitre. Lorsqu’il construit sa légitimité sur un projet social qu’il veut consensuel, tel que le bilinguisme, l’État se fait à la fois “entrepreneur, opérateur et noyau du système social” (Naïr 1990, p237). Il intervient dans l’espace par l’organisation de la carte scolaire et universitaire, puis dans le temps par la répartition des moments consacrés à l’éducation au cours de l’existence humaine et des périodes qui la rythment (Fournier 1971). D’une part, il joue le rôle d’État-entrepreneur en revendiquant une place de choix dans l’édification de la Nation par une implication manifeste dans les systèmes productifs et une prise en charge effective des projets de développement aux niveaux économique, culturel et social. Face aux contraintes du développement, l’État se heurte à un triple travail d’éradication des disparités “inter et intra” régionales, en matière d’éducation, notamment. L’un des aspects consiste, pour les pouvoirs publics, à développer le système d’enseignement classique, monolingue français et anglais concomitamment, de manière à couvrir l’ensemble des besoins dans les deux zones linguistiques. Le deuxième aspect concerne la réduction des différenciations entre les zones urbaines et rurales. Le troisième aspect réside dans le projet de l’État camerounais d’inclure dans l’expansion scolaire un enseignement généralisé, susceptible de devenir, à long terme, la plate-forme de l’éducation nationale dans le pays. D’autre part, il agit en État-arbitre par son souci de développer la régulation des rapports sociaux dans sa recherche d’une position de neutralité dans l’articulation des échanges entre les communautés anglophone et francophone en l’occurrence mais aussi entre les opérateurs économiques quant à leur part d’investissement en faveur des populations. Il suscite la mise en place de rapports horizontaux, de type coopératif, à un triple niveau : 1- harmoniser les règles du jeu entre le national et l’international (interactions entre promoteurs nationaux et étrangers) d’une part, le national et le local (public et privé) d’autre part; 2- canaliser la tension, née de la vive rivalité dans le secteur privé national, entre le laïc et le confessionnel; 3- surveiller l’équilibre des rapports entre les segments d’élites francophones et anglophones tout en privilégiant l’essor du bilinguisme d’État.

Dès lors, la politique de nivellement est encouragée par l’Étatentrepreneur : d’un côté, le développement des régions relativement riches est freiné pour que soit enclenché celui des régions les moins avancées socialement et économiquement; de l’autre, une ponction systématique des richesses des régions riches est faite au profit des régions en retard. À titre d’exemple, les pouvoirs publics au Cameroun ont pratiqué et pratiquent la “politique d’équilibre régional”: privilégier le principe des réseaux de formation et de circulation des élites nationales; celles-ci doivent être représentatives de chaque région à travers les quotas. Cette pratique développe une culture de la médiocrité, notamment dans les régions en retard, au détriment du mérite et du goût de l’effort dans les régions socialement et économiquement avancées. Les recrutements dans les Grandes Écoles, les moyennes fixées aux examens, la répartition nationale des infrastructures scolaires — entre autres— participent de cette logique du pouvoir d’État. Cependant apparaît subrepticement le concept de zones utiles de développement qui conjugue l’exploitation économique des régions et la distribution du capital social, autrement dit les “bonnes raisons” du développement, en faveur des régions de grandes potentialités économiques. L’État postcolonial reprend à son propre compte l’exploitation des zones utiles de la colonisation, tout en s’efforçant d’intégrer les zones naguère marginalisées et considérées comme “zones d’éducation prioritaires”. Depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours, ces régions ont toujours affiché les taux de scolarisation les plus faibles du Cameroun d’expression française, restant ainsi en bas du tableau, avec la province anglophone du Nord-Ouest. Les déperditions scolaires dans ces zones induisent un effet de tassement de la pyramide scolaire vers la base. Elles s’accroissent au fur et à mesure qu’on monte la pyramide et génèrent pour l’enseignement secondaire de la même année une moyenne annuelle sensiblement nulle, soit 2,78% (Ekomo 1994). Le taux de croissance est de 32,69%. Dans le même ordre d’idées, le taux net de scolarisation s’élève à 67,5% en 1976, puis à 73,1% en 1987 et 76,3% en 1998. Le taux de croissance est alors de 13,03%.  

Les régions les moins touchées par la pauvreté relevaient de la “zone utile” de la colonisation et continuent de profiter des effets de structures des régions portuaires, respectivement Douala (Littoral), Kribi (Sud), Limbé (Sud-Ouest) et la capitale politique, Yaoundé (Centre). Ainsi, à mesure qu’on s’éloigne des régions côtières et du plus grand centre administratif du pays pour aller vers le “Grand Nord” (Adamaoua, Extrême Nord et Nord), la pauvreté s’accroît (PNUD 1998, p30). Les disparités interrégionales éducatives sont nettement plus explicites : les dix provinces camerounaises sont inégalement insérées dans l’appareil scolaire car les régions qui développent de forts indices de pauvreté sont également les plus touchées par l’analphabétisme; a contrario, les régions les plus exposées à la pauvreté conjuguent également les indices d’analphabétisme les moins significatifs.

Au Cameroun anglophone, l’inégalité scolaire entre le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, issue de l’époque coloniale, subsiste au détriment du premier. L’indice d’analphabétisme est plus significatif dans le Nord-Ouest que dans le Sud-Ouest. Ces deux provinces présentent des indices intermédiaires tant de pauvreté que d’analphabétisme, parce que le Nord-Ouest connaît des retards importants sur le plan social depuis la période coloniale. Pour l’enseignement primaire, le Sud-Ouest présente un taux de scolarisation de 21,6% contre 18% pour le Nord-Ouest. Dans le secondaire, le premier détient 2,44% contre 1,93% pour le second.

Au Cameroun francophone, la région septentrionale (trois provinces dont l’Adamaoua, l’Extrême-Nord et le Nord) demeure une zone de préoccupation scolaire constante. En dépit des offres d’éducation considérables octroyées par les pouvoirs publics, les disparités régionales éducatives jouent au détriment de cette région qui constitue un bastion d’analphabétisme quasi chronique, depuis l’époque coloniale allemande jusqu’à nos jours. L’indice d’analphabétisme du “Grand Nord” est le plus significatif de l’ensemble du pays, quelle que soit la province considérée. En conséquence, ses taux de scolarisation sont également les moins élevés dans l’enseignement primaire, de l’Adamaoua ( 9,6%) à la province de l’Extrême-Nord ( 9,0%) en passant par le Nord ( 9,1%). Le taux de scolarisation du secondaire est, lui aussi, à la traîne, soit 1,05% dans l’Adamaoua, 0,71% dans le Nord et 0,65% dans l’Extrême-Nord. La province de l’Est, naguère sous-scolarisée sous les différents régimes coloniaux allemand et français, affiche des indices de pauvreté et d’analphabétisme intermédiaires, elle améliore même ses performances dans l’enseignement primaire postcolonial ( 16,8%) et le secondaire ( 2,25%). Parmi les facteurs perturbateurs de l’expansion scolaire dans les régions septentrionale et orientale, outre la religion (Islam dans le Nord) et la faible densité des populations (dans l’Est), il convient de mentionner les mariages précoces, la soustraction des filles des réseaux scolaires, la forte implication des enfants dans la production de l’économie domestique (élevage des bovins et ovins dans le Nord, activités champêtres et chasse à l’Est). Enfin, dans les zones qui apparaissent comme économiquement utiles, la question scolaire est un facteur de compétition entre les groupes sociaux d’une part, et les régions, d’autre part dans le processus de scolarisation, les régions prisées sous le colonialisme (le Littoral en l’occurrence, suivi du Centre) cèdent la place aujourd’hui respectivement aux provinces de l’Ouest et du Sud. Dans l’enseignement primaire, l’Ouest vient en tête ( 25,7%), suivi du Sud ( 20,5%). Les provinces du Centre ( 20,5%) et du Littoral ( 19,4%) jouent les seconds rôles. S’agissant du secondaire, l’Ouest occupe le haut du pavé ( 4,95%) devant le Sud ( 4,9%). Le Centre ( 4,78%) et le Littoral ( 4,0%) confirment leurs positions de seconds. L’indice d’analphabétisme et le taux net de scolarisation permettent de soutenir la comparaison entre les sous-systèmes éducatifs anglophone et francophone, puis de rendre compte de leur niveau de productivité. Le sous-système anglophone se présente comme le plus à même de faire face aux contraintes de développement, eu égard à ses bons scores, bien qu’il soit difficile d’évaluer uniquement à partir de deux provinces face à un sous-système qui en compte quatre fois plus. Le sous-système éducatif anglophone subit moins de déperditions scolaires dans l’enseignement primaire ( 20,6%), puis dans le secondaire ( 4,3%) que le sous-système francophone, avec respectivement 33,4% et 6,0%. Un élément d’explication se rapporte au modèle structurant anglophone qui privilégie une socialisation d’option religieuse, maintenant en particulier (malgré la récession économique) des internats et des demi-pensions (cantines, foyers). Dans l’état des connaissances objectives actuelles, il est difficile de comparer les écoles proprement bilingues et les écoles monolingues quant aux taux de redoublement et d’abandon du fait de la non-fiabilité de la production statistique dans ce domaine. Mais les disparités entre les régions ne constituent qu’un aspect du problème de l’appareil scolaire dans les pays en développement. Il convient également de saisir ces inégalités à l’intérieur des régions en centrant l’analyse sur les lieux de résidence que sont les milieux rural et urbain.

Les inégalités sociales intrarégionales

Le système éducatif se heurte aux contraintes du sous-développement aux niveaux urbain et rural mais avec des écarts d’ancrage significatifs. Au Cameroun, la répartition de la population par lieu de résidence est de 55% de ruraux contre 45% de citadins. L’indice de pauvreté est plus élevé dans le monde rural que dans les zones urbaines mais ces dernières concentrent paradoxalement les trois quarts des équipements sociaux. En matière d’éducation, l’indice d’analphabétisme montre des écarts significatifs entre le rural et l’urbain, quelle que soit la région considérée. Mais il faut aller plus loin dans l’analyse pour appréhender les types et niveaux de problèmes qui entravent l’expansion du système éducatif dans un contexte de sous-développement et, partant, les écueils qui guettent l’essor du bilinguisme d’État. Trois types de problèmes en rapport avec l’appareil scolaire peuvent être pris en compte dans cette étude, notamment dans les contextes rural et urbain : les problèmes de logistique, les problèmes de personnel enseignant et la gestion différenciée des effectifs d’élèves. Ces problèmes sont imbriqués les uns dans les autres, de sorte qu’il est risqué de les isoler, même théoriquement dans le cadre d’une étude.

Les problèmes de logistique se posent eu égard aux locaux qui ne répondent plus aux normes actuelles de développement. Ne serait-il pas approprié de poser le problème en termes de besoins sociaux plus que de demande sociale de la part des populations locales ? Ces besoins constituent des attentes légitimes plus ou moins urgentes selon le milieu (rural ou urbain) et le groupe social. Dans les zones rurales, les locaux sont construits la plupart du temps en matériau précaire, au point que les paysans ne parviennent guère à les entretenir au-delà d’un nombre limité d’années. Moins d’une école sur cent est en matériau durable, souvent à la suite d’actions isolées de segments d’élites jouissant de positions de pouvoir au sein de l’appareil administratif. En milieu urbain, les problèmes de maintenance se posent également tant pour les bâtiments que pour les tables-bancs; par ailleurs, les systèmes d’électrification et d’adduction d’eau sont presque inexistants; cependant, pour survivre, certaines écoles primaires jouent sur le système de location et abritent, lorsqu’elles le peuvent, un enseignement secondaire en cours du soir. C’est dans ces conditions que les locaux peuvent être électrifiés. Mais les actes de vandalisme isolés ou organisés contribuent au délabrement de nombreux établissements scolaires de l’enseignement élémentaire (maternel et primaire) et secondaire, non protégés par des enclos bétonnés. Une des solutions envisagées par les pouvoirs publics et les autres promoteurs de l’éducation collective est l’habitat de proximité du personnel enseignant.

Les problèmes relatifs au plan de carrière des enseignants constituent un autre volet de la question scolaire dans les pays en développement. Ils peuvent être saisis dans trois dimensions : 1- qualification/formation; 2- prestations salariales; 3- redistribution équitable d’enseignants en fonction des besoins d’éducation. S’agissant de la première dimension, il convient de mentionner qu’elle se fait de manière anarchique : seuls les enseignants du secteur public de l’enseignement élémentaire évoluent en milieu organisé, bénéficiant des offres de formation des Écoles Normales. Pendant ce temps, le secteur privé offre, lorsque cela est nécessaire, une formation, rapide, non diplômante et au rabais. Or, l’enseignement privé au Cameroun est un secteur décisif de l’appareil scolaire et nous montrerons son poids déterminant sur le système éducatif. Les journées pédagogiques nationales de courte durée — quelques jours par an— organisées par le ministère de l’Éducation nationale et concernant à la fois les secteurs public et privé de l’enseignement élémentaire sont dérisoires devant l’ampleur des besoins de formation du corps enseignant. De la sorte, l’enseignement privé, laïc en l’occurrence, se caractérise dans l’ensemble par l’amateurisme et l’improvisation, tandis que les enseignants du secteur public, en raison de la modicité des prestations salariales, orientent efforts et compétences vers des investissements extraprofessionnels dans des activités lucratives.  

La deuxième dimension, relative aux prestations salariales, est une préoccupation majeure de la vie professionnelle dans le système d’enseignement. Certains effets de ciseaux (ponction sèche allant jusqu’à 60% du salaire due à la récession économique et aux mesures drastiques du Fonds Monétaire International) entraînent le maintien de salaires bas, en dépit de la stabilité des paiements dans la Fonction publique. D’autres effets de ciseaux (réduction des subventions publiques) concernent également l’enseignement privé qui offre des salaires dérisoires générant des abandons de postes considérables. La troisième dimension, portant sur la redistribution des enseignants en fonction des besoins d’éducation, pose un problème de justice sociale entre les régions sollicitées et les régions marginalisées des zones urbaine et rurale. Le problème se pose moins dans l’enseignement privé-laïc que dans le privé confessionnel et le secteur public. Certaines catégories d’enseignants évoluent de manière durable dans les zones rurales tandis que d’autres se stabilisent en milieu urbain, sans que soient correctement définies les normes de mobilité professionnelle. D’autres catégories d’enseignants, à l’intérieur d’un milieu rural ou urbain donné, favorisent une forte concentration du capital humain au détriment d’autres milieux. L’égalité des chances pour tous est par conséquent aléatoire, eu égard à l’incohérence de gestion du personnel enseignant. Reste alors le dernier type de problèmes, inhérent à la gestion différenciée du capital humain des effectifs d’élèves.

Les problèmes de gestion différenciée d’effectifs d’élèves se posent singulièrement, selon qu’on évolue en milieu urbain ou en milieu rural. En milieu urbain, l’accent est mis sur l’insuffisance du capital social (infrastructures) tandis qu’en milieu rural, le problème soulevé est celui de l’insuffisance du capital humain (faibles effectifs d’élèves et d’enseignants). En milieu urbain, la gestion scolaire s’appuie sur la pratique du temps partiel ou mitemps : dans un seul espace physique, deux écoles partageant des locaux communs évoluent séparément, l’une dans la matinée, l’autre l’après-midi. Cette gestion de l’enseignement primaire est le fait du secteur public, fort impliqué dans la résorption des besoins d’éducation au niveau élémentaire. Le phénomène de temps partiel en milieu scolaire, vieux d’une trentaine d’années, manifeste les déficiences du système éducatif, une gageure pour les pouvoirs publics qui se heurtent, dans les zones rurales, à un autre problème non moins important mais posé à l’envers : pour rationaliser l’offre d’éducation, l’État affecte un enseignant à deux niveaux de classe. Une école primaire publique fonctionne en conséquence avec trois instituteurs dont le Directeur. Ces effectifs peuvent être revus à la baisse dans les régions enclavées ou faiblement dotées en ressources. Les populations locales les mieux organisées recourent alors au système de bénévolat pour pallier les insuffisances dues aux abandons de poste. Le bilinguisme d’État devient, dans ces conditions, une utopie et sa réalisation n’est possible que par la volonté politique de l’élite modernisatrice.

Offres d’éducation et niveaux de problématique du bilinguisme d’État

Dans les pays en développement, l’appareil scolaire évolue avec d’énormes contraintes à la fois budgétaires, organisationnelles et techniques, auxquelles s’ajoutent les contraintes linguistiques. L’unité nationale se construit autour de la langue de l’école classique, si bien que le sociolinguiste et le politique se disputent la responsabilité du choix relatif aux langues des systèmes d’enseignement. En Afrique, certains États ont imposé des langues d’enseignement non européennes (arabe au Maghreb, Somali en Somalie, Éthiopie, etc.), d’autres ont essayé puis ont renoncé (Guinée, Ghana, Madagascar… ). Le Cameroun a fait le choix des langues européennes héritées de la double colonisation pour construire son identité nationale et son système éducatif. Cependant, les promoteurs de ce système éducatif développent des lectures divergentes de la question scolaire qui impliquent des manières singulières de produire les rapports sociaux. De manière générale, quatre acteurs sociaux interviennent dans les offres de formation et d’éducation au Cameroun : trois nationaux (l’État, le système confessionnel et le système laïc) et un étranger (le collectif britannique et français, par la coopération sans pour autant que soient exclus d’autres pays). Chacun des acteurs intervient avec une acception particulière du système éducatif et du bilinguisme d’État, produisant par conséquent une multiplicité de “logiques de sens”qui affaiblit plutôt le projet d’éducation nationale. Trois points vont être développés en rapport avec l’intervention des acteurs collectifs impliqués dans la question scolaire au Cameroun : 1- les contraintes de l’État dans les offres d’éducation; 2- la logique compétitive de la coopération franco-britannique; 3- le dualisme dans les offres d’éducation des missionnaires et des laïcs.

L’État camerounais et la coopération franco-britannique dans la construction du bilinguisme : somme nulle ?

La somme nulle est le résultat du jeu non coopératif, des divergences d’options du fait des intérêts de groupe. Dans la problématique du bilinguisme d’État au Cameroun, la formulation des besoins publics et offres de formation, la fixation des objectifs communs et l’harmonisation des champs de qualification professionnelle français et britannique ne s’intègrent guère dans les programmes officiels du bilinguisme. L’État camerounais se place moins dans un système d’attentes légitimes vis-à-vis de ces formes de coopération, souvent plus politiques que techniques. Les coopérants britanniques, quant à eux, construisent, à d’autres niveaux de relations sociales, des projets extraprofessionnels, loin des problématiques de l’appareil scolaire au Cameroun.

Les contraintes de l’État camerounais dans les offres d’éducation

L’État doit conjuguer simultanément deux priorités en matière d’éducation. D’abord, il intervient dans les systèmes monolingues anglophone et francophone; ensuite, il se réserve le choix de promouvoir le bilinguisme dans le système éducatif en renforçant la présence francophone au Cameroun anglophone et la présence anglophone dans le reste du pays à travers la création des lycées bilingues. Dès lors, il agit concomitamment aux niveaux de la Maternelle ( 68,7% d’établissements), du Primaire ( 56,4%), du Secondaire général ( 51,0%) et du Secondaire technique ( 20%). Il intervient simultanément aussi bien dans les écoles monolingues que dans les écoles bilingues. L’enseignement maternel est l’affaire des zones urbaines, des couches sociales moyennes et supérieures, du secteur public et du secteur privé. Mais l’enseignement maternel n’est pas encore perçu dans le corps social comme un enseignement normal, les enfants étant à un âge où l’acquisition de la langue maternelle (langue locale) est nécessaire avant les langues européennes. L’acception bilingue de ce niveau d’enseignement est encore non perçue par bon nombre de parents d’élèves. La place du bilinguisme y est donc restreinte, du fait de son élitisme dans les représentations sociales pour lesquelles l’enseignement “normal” commence au niveau du Primaire. Pour l’enseignement primaire, trois axes sont à prendre en considération. Le premier montre une démarcation explicite des écoles anglophones du secteur public vers le secteur privé, cependant que les francophones renforcent leur présence dans les écoles publiques. Dans la psychologie collective britannique ayant caractérisé l’identité sociale anglophone, socialisation scolaire et socialisation religieuse vont ensemble et les écoles confessionnelles se présentent comme garantes de cette articulation. A contrario, l’identité collective francophone, appréhendée de manière récurrente à travers les traits de psychologie coloniale français, est cimentée par le modèle républicain de l’école laïque. Le deuxième axe dévoile l’ampleur des responsabilités de l’État-entrepreneur dans la création et le fonctionnement des écoles en situation de minorité : les écoles anglophones au Cameroun francophone et les écoles francophones d’Outre-Moungo. Cet axe est significatif pour la dynamique interculturelle issue des flux migratoires et favorable à un “bilinguisme horizontal” qui génère un processus d’assimilation réciproque. Le troisième axe confirme le bilinguisme d’État comme un produit spécifiquement urbain des couches sociales moyenne et supérieure, les zones rurales étant vouées, de fait, au système de monolinguisme officiel.

S’agissant du secondaire, l’enseignement général et l’enseignement technique bénéficient inégalement des investissements publics. Comme pour le primaire, les promoteurs de l’enseignement privé se chargent de l’enseignement technique professionnel, laissant à l’État le soin de développer l’enseignement général et le volet bilinguisme qui est son cheval de bataille, à travers les lycées et collèges d’enseignement secondaire. Des établissementspilotes, à l’image du lycée bilingue de Buéa, ont inspiré les pouvoirs publics qui voulaient développer et vulgariser le paradigme du “bilinguisme parfait”. Les politiques de l’éducation étaient inspirées par la thèse suivante : les structures scolaires telles qu’elles existent favorisent un enseignement parallèle et donc une distanciation sociale entre anglophones et francophones. En changeant les structures scolaires par le renforcement du processus de bilinguisation, on aboutirait à l’émergence d’une nouvelle identité sociale. La création des classes bilingues dans le premier cycle de l’enseignement secondaire implique la conjugaison de deux programmes scolaires, anglophone et francophone, l’objectif étant la production d’une personnalité bilingue et biculturelle. La généralisation de ce modèle sur l’ensemble du territoire a été un échec pour de multiples raisons : une démographie galopante avec des effectifs pléthoriques par salles de cours, l’insuffisance des ressources budgétaires et humaines en termes de formation/qualification, une absence de volonté politique des pouvoirs publics camerounais qui ne parviennent guère à tirer profit de la double coopération franco-britannique (Courade 1978, p759).

Pour l’enseignement supérieur, l’État camerounais a permis une décentralisation des structures : six universités publiques, à Yaoundé (Yaoundé I et Yaoundé II), Douala, Dschang, Ngaoundéré et Buéa. Cette dernière est de tradition anglo-saxonne (langue, diplômes, cursus) et les études y sont dispensées exclusivement en anglais. Ce cas peut-il être considéré comme une remise en cause du principe de personnalité au détriment de la communauté francophone ? Les anglophones désireux de poursuivre les études ailleurs dans le pays ne sont soumis à aucune restriction. Les formes de régulation des rapports sociaux par l’État pour ménager le statut de la minorité anglophone peuvent-elles déboucher plus tard sur une reformulation des droits linguistiques — principe de territorialité— au sein de l’État bilingue ? Comment ce dernier exploite-t-il l’apport des protocoles d’accords franco-britanniques ? Intègre-t-il les partenaires britanniques et français dans une plate-forme de négociations communes pour un jeu à somme positive (gain collectif) ou cherche-t-il à individualiser les rapports de coopération et risquer un jeu à somme négative (perte collective)?

La logique compétitive du couple franco-britannique

Les Assistances techniques française et britannique sont les deux sources de coopération bilatérale les plus systématisées et les plus politisées parce que caractérisées par des protocoles d’accords complexes et opaques. Le système éducatif national au Cameroun étant constitué de deux composantes, française et britannique, les ex-métropoles demeurent les références ultimes en matière de changements, d’innovations, d’interrogations portant sur les conditions de fonctionnement du système éducatif. La première remarque à faire est que les stratégies française et britannique dans le cadre du système éducatif en général et du bilinguisme en particulier, sont individualisantes, tandis que la logique d’action est concurrentielle. Trois axes d’actions sont retenus : les champs d’investissement, le mode de formation des formateurs et les sources de financement La France adopte une démarche offensive. Dès le milieu des années 1980, les coopérants français créent une structure de formation et d’évaluation des qualifications professionnelles appelée “Opération bilinguisme” (OB). Celle-ci fonctionne comme une boîte noire qui génère des transactions et une logique de mobilité professionnelle que seule l’Assistance technique française contrôle.

D’abord, un investissement ciblé vers les établissements anglophones du pays mais surtout les provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Sont concernés par cette mesure environ 80% d’écoles primaires et enseignants anglophones. L’action la plus significative de la coopération française est la valorisation professionnelle des instituteurs des écoles primaires anglophones. Celles-ci sont dénommées “écoles bilingues” du fait d’un investissement accentué en français langue étrangère (FLE) et français langue officielle (FLO).

Ensuite, l’Opération Bilinguisme (OB) se charge de la formation locale (séminaires, journées pédagogiques) et de la formation en France (Besançon) des enseignants camerounais. L’analyse de contenu des correspondances échangées ( 830 exactement) entre la Direction de l’Opération Bilinguisme et les enseignants relevant de ce programme, permet de construire une typologie du monde vécu du travail, des trajectoires professionnelles et de la perception de l’avenir, dans la perspective de Sainsaulieu ( 1985). Trois types d’identités professionnelles sont générés par cette formation et traités inégalement par les initiateurs français du projet. Au bas de l’échelle, les “maîtres bilingues”, tous d’origine anglophone, assurent, en plus de leur charge horaire journalière, les enseignements de FLE. Partagés entre les hommes et les femmes, ils constituent les 90% des effectifs d’enseignants inscrits au programme de l’OB, évoluent davantage dans les zones rurales, sans une prime quelconque. Au milieu de l’échelle, les “maîtres déchargés”, d’origine francophone, exercent une heure journalière seulement et exclusivement dans les zones urbaines, les femmes constituant les 95% de cette catégorie d’instituteurs aux allures de professeurs. Au sommet de l’échelle, se trouvent les “animateurs pédagogiques”, exclusivement des hommes, très impliqués dans les stages de formation en France. Ils interviennent simultanément dans les villes et les zones rurales, assurent le suivi pédagogique des deux premières catégories et encadrent chacun une vingtaine d’écoles primaires environ. Ces enseignants, relevant tous du secteur public, assument différemment leurs identités procurées. La frustration habite les maîtres bilingues qui affichent une “identité de retrait”, constituée à la fois d’implication au travail et de désengagement. C’est pourquoi ils privilégient habituellement les ultimatums (l’enseignement du FLE contre les primes), puis sont carrément portésà la défection (refus d’enseigner le FLE) en dépit des mesures de suspension des salaires par l’administration centrale. La gratitude caractérise les maîtres déchargés qui présentent une “identité affinitaire” de solidarité conformiste, à travers des actes d’allégeance en faveur des chefs de l’OB et des positions de privilège auprès de l’Assistance technique française, par lesquels ils sollicitent — entre autres— le statu quo à leur grade actuel. Certes, le mode de recrutement des agents de l’Opération Bilinguisme est laissé à la discrétion de l’Assistance technique française, mais la recherche du statu quo par les bénéficiaires peut s’expliquer par le lieu de résidence (zone urbaine) et le sexe-ratio de dominante féminine. Et pour cause, le poste est gratifiant car il procure un budget-temps considérable permettant aux enseignants concernés de s’investir dans d’autres champs sociaux dont le domestique, le commerce ou les études. L’ambition, au-delà de la gratitude, est le propre des animateurs pédagogiques qui véhiculent une “identité denégociation”ou, plus précisément, de promotion, qui les pousse à surestimer leurs compétences respectives dans la structure française et par rapport à leurs rêves de mobilité socioprofessionnelle.

Enfin, les sources de financement du projet étant françaises, la gestion de la structure est, par là-même, rendue opaque et incontrôlable. Les dons en matériel didactique s’accompagnent de la prise en charge matérielle des problèmes d’enseignants, des mesures très offensives qui ne rencontrent pas toujours l’écho favorable des populations locales concernées ni celui des coopérants britanniques.

A contrario, la stratégie britannique est défensive (repli dans la zone linguistique initiale; investissement dans les formations classiques mathématiques, physique dans la langue anglaise et les établissements anglophones) et traduit une lecture divergente de la construction du système éducatif à travers des relations de coopération (Ekomo 1994, p436-439).  

Le champ d’investissement britannique se réduit au sous-système anglophone des classes secondaires et davantage dans les deux provinces qui constituent le Cameroun anglophone. Les protocoles d’accord ont été signés dans ce sens entre le ministère camerounais de l’Éducation nationale et le British Council dès 1984-1985, à peu près à l’époque où l’Opération Bilinguisme voyait le jour au Cameroun. Les corrections du GCE camerounais ont lieu, non plus à Londres, mais bien à Yaoundé, depuis 1988. Le caractère tatillon des examens et des corrections (cinq semaines environ) est perçu par les pouvoirs publics comme un facteur de dépenses inutiles : de nombreux impayés de prestations d’examens ont conduit le collectif d’enseignants anglophones à des grèves professionnelles d’une rare violence depuis 1991. Le British Council intervient par son arbitrage et une aide substantielle pour une meilleure production du GCE au Cameroun. L’objectif du British Council est moins la valorisation du bilinguisme scolaire que le renforcement du système anglophone de formation classique, anglais, physique et mathématiques, et la crédibilité du diplôme de référence, le GCE, lequel devrait être compétitif à l’image du GCE zimbabwéen. Le mandat qui est actuellement confié aux coopérants britanniques est d’étendre la couverture des services à l’ensemble des dix provinces du pays, notamment dans les classes anglophones des collèges et lycées bilingues.

La structure de formation des enseignants du Secondaire est l’INSET Project, soit “Integrated in Service Training Project”, une création du gouvernement britannique, plus précisément l’Overseas Development Administration. Les stages sont locaux, quelques-uns ont lieu en Grande Bretagne, les candidats bénéficiant alors des bourses du Commonwealth. Le processus de socialisation professionnelle n’est pas hiérarchisé comme dans le cas français, mais il échappe également au contrôle du pays d’accueil.

En somme, il convient de souligner le pouvoir différentiel des bailleurs de fonds occidentaux, notamment la France et la Grande-Bretagne, dans le jeu d’équilibre du système éducatif au Cameroun. Cependant, l’action collective pour la construction du bilinguisme d’État au Cameroun ne bénéficie pas de toutes les potentialités escomptées et aucun des trois acteurs sociaux susmentionnés ne peut se targuer de jouer un jeu gagnant. Bien au contraire, dans des allocutions officielles, le bilinguisme coûte cher et les regards des promoteurs publics de l’enseignement formel se tournent avec insistance sur les offres de formation des promoteurs privés, confessionnels et laïcs.

La dualité du système d’enseignement privé dans la construction sociale des identités

Missionnaires et laïcs sont des promoteurs de l’enseignement privé au Cameroun et des partenaires sociaux stratégiques du système éducatif national. Leur contribution aux offres de formation est inestimable mais les efforts des uns et des autres s’insèrent dans des projets esseulés par rapport à l’ensemble des réflexions critiques et propositions relatives à l’enseignement en général, et au bilinguisme officiel en particulier. Cette démarcation produit des “logiques de sens”, par une acception nouvelle du projet d’éducation. Il s’opère ainsi comme une division du travail social ancrée dans une dualité de l’enseignement privé par des acteurs collectifs qui construisent socialement des identités. C’est ainsi que l’enseignement confessionnel fonctionne comme un système éducatif à part, avec des normes de comportement préétablies.

La construction sociale de l’enseignement professionnel

La construction sociale de l’enseignement confessionnel peut être appréhendée de manière judicieuse par une approche à la fois récurrente et sociohistorique qui prend en compte trois facteurs : 1-la place de l’Église dans l’idéologie colonialiste; 2- l’école et la langue de l’enseignement dans l’imaginaire religieux occidental; 3-le prestige social et la remise en cause de l’enseignement confessionnel dans l’État postcolonial.

L’Église dans l’idéologie coloniale tient une place prépondérante. Selon Althusser, la religion est l’appareil idéologique d’État et l’Église a joué, à juste titre, ce rôle dans l’ouverture coloniale européenne à travers l’Afrique en général et le Cameroun en particulier. Une division du travail colonial prend place dans les différents empires coloniaux, centrée sur les missions dévolues à l’Église et à ses promoteurs : sous les régimes allemand et britannique successifs qui constituent le couple anglo-saxon, l’activité de l’église s’accompagne du progrès social qui articule la trilogie chapelle, dispensaire, école. Cette trilogie, qui signifie évangélisation, santé, enseignement, constitue un capital social inégalement réparti à travers les régions et à travers les groupes ethniques. Les “zones utiles” du colonialisme ont été la plate-forme sur laquelle se générait le capital social et à partir duquel il se diffusait dans les autres régions moins prospères. Les groupes ethniques profondément évangélisés (Bassa, Douala, Boulou, Ewondo, Bakweri, Bali, Moundang… ) ont bénéficié de solides structures de santé, mais surtout ont vu leurs langues “normalisées” en tant qu’outils d’évangélisation dans les régions moins touchées par l’action missionnaire. Ces langues normalisées par l’évangélisation ont eu un statut particulier dans l’administration coloniale en raison de leur fonction pratique, notamment dans l’armée et la police. Le pouvoir colonial français dès 1916 vient tout simplement renforcer les acquis de la division coloniale du travail au Cameroun. Au Cameroun anglophone, a contrario, une autonomie réelle permet aux missionnaires de prendre en charge les instances de socialisation que sont l’Église, l’enseignement et la question linguistique.

L’enjeu colonial des langues d’enseignement est à rechercher dans les missions assignées aux missionnaires. En Afrique, l’enseignement confessionnel date de l’époque des premières conquêtes coloniales, bien avant Berlin 1884 qui consacre la charte du colonialisme occidental dans le monde. Les premières écoles ont été en conséquence confessionnelles. L’approche anglosaxonne a permis l’insertion des langues locales dans le processus de scolarisation, notamment dans les premières années de l’enseignement élémentaire et dans certaines activités de la vie publique. L’Église protestante a été plus souple avec les langues locales que l’Église catholique, mais l’Église en général a investi le rural et l’urbain pour le développement de cette trilogie : évangélisation, santé, enseignement. Le statut de salarié des missionnaires français a réduit leur volonté de développer les langues locales dans le système d’enseignement aux colonies du fait des réticences de la métropole. L’État post-colonial hésite à nationaliser l’enseignement, d’autant que le système confessionnel est alors valorisant, prestigieux et sérieux. Le maintien de la présence occidentale dans le volet catholique (Canadiens, Belges, Français, Espagnols) et dans le volet protestant (Américains, Hollandais, Britanniques, Scandinaves) garantit la pertinence des ressources mobilisables en budget, logistique et personnel enseignant. Jusqu’au milieu des années 1970, l’enseignement confessionnel produit la meilleure forme de coopération avec l’Occident, notamment dans le cycle d’études secondaires. Mais, paradoxalement, le bilinguisme d’État anglais/français n’est pas à l’ordre du jour, ni aux séminaires destinés à former les prélats, ni dans les collèges classiques pourtant de grande renommée : Bonneau (Ebolowa), Vogt (Yaoundé), Foulassi (Sangmélima), Libamba et Makak (région Bassa), Libermann (Douala). D’autres langues européennes y sont prioritaires (allemand, grec, latin, espagnol) auxquelles s’ajoutent, dans la mesure du possible, les langues locales : l’ewondo à Vogt et le douala à Libermann. S’instaure alors une logique de compétition qui s’étend sur l’enseignement et contraint les missionnaires à recentrer leurs objectifs.

Leprestige social de l’enseignement confessionnel, longtemps entretenu dans les consciences collectives, s’harmonise désormais avec sa remise en cause, depuis le début des années 1980. L’africanisation de l’enseignement confessionnel affaiblit les rapports de coopération avec l’Occident dont les missionnaires interviennent par endroits et en nombre fort limité. Trois facteurs caractérisent désormais l’enseignement confessionnel au Cameroun. En premier lieu, les offres de formation de ce type d’enseignement couvrent simultanément les zones rurale et urbaine, complétant en cela celles de l’État et confirmant ses ambitions de demeurer sur l’ensemble du territoire national. L’enseignement primaire, son domaine de préférence, concentre environ 73% des écoles du secteur privé et son action est prépondérante au Cameroun anglophone, alors que sa crédibilité a été construite dans le cycle d’études secondaires. En deuxième lieu, il y a une dichotomie de normes de comportements, et de stratégies d’enseignement, entre catholiques et protestants. Ils évoluent en obéissant à des directions étanches, à des destins singuliers et à une différenciation à plusieurs niveaux, dans le mode de gestion du capital humain, des programmes scolaires et des modes de socialisation. Enfin, les rapports entre l’enseignement confessionnel et le bilinguisme d’État au Cameroun demeurent complexes, équivoques. Le français et l’anglais occupent une place importante dans les programmes scolaires, notamment ceux qui concernent les classes d’examen. Mais c’est l’exploitation politique du bilinguisme d’État que réprouvent les promoteurs de ce volet de l’enseignement, en dépit des subventions que l’État lui alloue annuellement. L’enseignement supérieur confessionnel génère des ressources financières importantes du fait des frais de scolarité. Mais le sérieux avec lequel les études y sont dispensées, à l’image de l’Université catholique d’Afrique Centrale à Yaoundé, renforce la logique de compétition avec l’État et le privé-laïc, à défaut de la recherche de nouvelles formes de coopération endogène.

La construction sociale de l’enseignement laïc

La construction sociale de l’enseignement privé-laïc peut s’articuler autour de quatre points saillants : 1- un accent poussé pour la vie urbaine; 2- un engouement pour les cycles d’études secondaires et supérieures; 3- un rapprochement sensible vers le bilinguisme d’État; 4- des effets d’amateurisme réguliers.

La vie urbaine caractérise ce type d’enseignement. L’enseignement privé-laïc repose moins sur des projets collectifs, à l’image de l’enseignement confessionnel, que sur des ambitions individuelles d’hommes d’affaires plus ou moins connus ou d’enseignants reconvertis aux affaires. Ce qui le caractérise, c’est son insertion dans la vie urbaine exclusive. Il se développe dans les centres urbains assez importants par la démographie et les activités économiques, ayant une tradition scolaire relativement ancienne. Son essor se situe au début des années 1970, dans les régions prospères et de bon niveau scolaire (l’Ouest, le Littoral et le Centre-Sud). Les années 1970 correspondent à un accroissement démographique important et une croissance économique non négligeable au Cameroun. Les coûts de scolarisation y sont élevés dans les collèges laïcs, notamment dans le cycle d’études secondaires, mais les couches sociales moyennes des zones urbaines disposent de ressources assez importantes.

Les cycles d’études secondaires et supérieures (BTS) deviennent l’affaire des promoteurs laïcs, qui valorisent les filières techniques et professionnelles. Près de 70% d’établissements secondaires en 1994 appartiennent à l’enseignement privé-laïc tout court. À l’intérieur de ce secteur, 80% de ces établissements relèvent de l’enseignement technique et professionnel laïc. Cet engouement pour les domaines technique et professionnel coïncide avec la méfiance pour les études longues, la peur du chômage et le caractère abstrait et non opérant de l’enseignement général (Martin 1975, p183) Mais l’enseignement technique et professionnel reste exclu du bilinguisme officiel anglais/français.

Les rapports entre le privé-laïc et le bilinguisme d’État sont réels et ambigus, exception faite des filières technique et professionnelle. Paradoxalement, le caractère bilingue des écoles privées laïques est perceptible, davantage dans les niveaux de la Maternelle et du Primaire des villes. Les raisons peuvent être commerciales (le label bilinguisme se vend bien) ou liées à un besoin réel d’innovation (promoteurs visionnaires) qui n’exclut guère les dérapages et l’amateurisme.

L’amateurisme est aussi un facteur caractéristique de l’Enseignement privé-laïc, à plusieurs niveaux d’activités. L’instabilité du personnel enseignant (absence de formation adéquate, recrutements aléatoires, irrégularité des salaires, abandons de poste) côtoie des conditions d’hygiène et d’insécurité insoutenables et des activités très souvent clandestines (autorisation absente ou périmée, programmes scolaires non homologués). Les effets de ciseaux (décisions de suspension, de fermeture) n’atténuent guère l’ardeur des promoteurs habitués à mettre les pouvoirs publics “devant le fait accompli”, tout en brandissant l’argument d’une demande sociale criante, au regard de l’ampleur des effectifs en quête de scolarisation.

Conclusion  

Au terme de cette étude, il convient de dégager quelques éléments d’analyse à un double niveau, à la fois théorique et empirique.

1- L’analyse sociologique du bilinguisme articule l’enseignement, les cultures, les identités collectives, les représentations sociales et les stratégies différenciées d’acteurs à travers les concepts de reproduction et de transformation sociales. Ils demeurent des centres d’intérêt assez pertinents dès lors que sont pris en compte les processus d’élaboration en cours dans le temps et l’espace, des ressources et des modalités de l’échange.

L’État revendique une politique bilingue partout, sur l’ensemble des deux zones linguistiques anglophone et francophone. L’analyse des champs d’éducation formelle peut-elle faire l’économie du rôle de l’État et de celui de la société civile, inscrits dans des rapports d’interactions ? Au moment où la fabrique sociale prend place à travers des enjeux, tantôt sociétaux, tantôt communautaires, relatifs aux langues et aux cultures, la tentation est grande pour l’État-entrepreneur d’instrumentaliser l’école classique pour la transformation sociale : quête de culture nationale, tentatives d’uniformisation des identités communautaires entre collectifs anglophone et francophone, en l’occurrence, contrôle de la production et la circulation des élites, avec l’aide des coopérants français et britanniques.

2- Les Français soutiennent la langue française dans les écoles publiques dans les régions francophones et le bilinguisme dans les régions anglophones, même dans les écoles rurales enclavées.

3- Cependant, les Anglais privilégient la langue anglaise dans les écoles publiques et privées des régions anglophones.

4- En fonction des enjeux locaux et nationaux, les protestants, d’origine anglaise, hollandaise, américaine, scandinave, etc., développent l’enseignement des langues coloniales, anglais, français, allemand et des langues locales désignées comme langues véhiculaires, le douala, l’éwondo, le foufouldé, indifféremment dans les zones urbaines et rurales des régions anglophones et francophones. Les catholiques, d’origine italienne, espagnole, canadienne et française s’inscrivent dans l’enseignement formel des langues latines (français, espagnol, latin) et du grec tout en montrant des réserves pour les langues locales. Ils sont actifs dans les régions francophones, nonobstant la montée significative de catholiques d’expression anglaise. Le point de convergence réside dans l’engouement des catholiques et protestants tant pour les zones rurales que pour les villes. Enfin, les promoteurs d’écoles privées laïques soutiennent le bilinguisme officiel anglais et français, moins dans les écoles secondaires techniques que générales mais l’enseignement maternel et primaire de type urbain demeure leur terrain de prédilection.

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Analyse sociologique du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Camille Ekomo Engolo
Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université de Douala, Cameroun


RESUME — Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

ABSTRACT — This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably inuenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.

This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably in
uenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.


Cette étude veut rendre compte des rapports dialectiques et complexes qui se nouent entre l’État et la société. Les enjeux linguistiques et culturels qui en résultent finissent par révéler des positions de pouvoir centrées sur une instance de socialisation pertinente : l’école classique. Le niveau empirique de la problématique permet d’appréhender le Cameroun comme un cadre d’observation idéal, l’État étant bilingue et biculturel tandis que la société civile est caractérisée par une multiplicité ethnique et linguistique. L’évolution de l’État-Nation dans le contexte de l’Afrique noire pose les problèmes relatifs au développement économique et réitère l’urgence d’une articulation harmonieuse du politique et du social, de l’État et de la société civile en termes de construction et d’intégration nationales. Pendant les trente années qui ont succédé aux indépendances, le paradigme dominant a été l’intégration verticale, soit la dimension politique et institutionnelle du pacte social dans un territoire aux frontières artificielles (Sylla 1979).

Le niveau théorique de la problématique peut se formuler de la manière suivante : la société n’est plus réductible à un système intégré, un mode de production unique de l’État-nation. Un courant de pensée appelé “la politique éclatée” montre que les dimensions institutionnelle et politique ne suffisent plus à rendre intelligibles les difficultés d’existence et d’évolution de l’État-Nation. Nous formulons l’hypothèse suivante : la politique ne se conçoit et ne se comprend plus uniquement à partir d’un centre, le champ politique exclusivement. Il y a une multiplicité de rationalités et de logiques d’acteurs qui produisent du sens dans un monde social éclaté en appartenances communautaires, en calculs du marché, en divergences d’intérêts de groupe. Elles reproduisent des micropouvoirs ou pouvoirs périphériques dans différents champs sociaux que de nouvelles grilles d’analyses se doivent d’appréhender. Dans l’optique de Sfez ( 1982), une dispersion du sens des conduites collectives dans tout le corps social, il importe d’appréhender le phénomène politique à travers l’éparpillement de ses ramifications. Au Cameroun, l’État bilingue et biculturel articule un double système éducatif calqué sur les références culturelles de la France et du Royaume-Uni, en espérant homogénéiser sa base sociologique par trop hétéroclite. Nous appelons sous-systèmes intégrés, les systèmes éducatifs anglophone et francophone composant le système éducatif national au Cameroun.

Cet article propose le cadre théorique et la méthodologie avant de traiter des contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun dans une perspective diachronique, puis de montrer les disparités régionales éducatives face au développement et d’articuler les offres de formation et la problématique du bilinguisme d’État.

Repenser le cadre théorique et la méthodologie

Une instance de socialisation comme l’école classique mérite d’être analysée comme une chaîne “nationalitaire”, c’est-à-dire un phénomène sociologique qui entre dans les ressources de construction de l’État-Nation à partir d’un contrat social. Ce dernier articule le consensus, la coopération et l’échange. C’est pourquoi, pour le rendre opératoire, nous avons trouvé au concept de contrat social une batterie d’indicateurs théoriques.

Quelques indicateurs du contrat social  

Six variables ont été retenues :

·        1 : existence de membres d’une communauté ou d’une société évoluant sur un espace commun, physique ou mental;

·        2 : établissement d’interrelations entre ces membres produisant les formes d’interdépendance, ce que Bayart ( 1979) appelle processus d’assimilation réciproque qui suppose l’acceptation d’un idéal égalitaire dans les rapports sociaux;

·        3 : définition intelligible des positions et des rôles sociaux d’acteurs induisant une perception claire des enjeux vertical et horizontal de l’intégration, perception inscrite dans une multiplicité de perspectives de l’action collective : politique, économique, idéologique, culturelle;

·        4 : mise en œuvre des processus permettant l’actualisation de ces enjeux par l’institutionnalisation des conflits et la quête d’un impératif consensuel articulant les règles du jeu et posant en conséquence les fondements d’un pacte social;

·        5 : identification d’instances de socialisation dégageant des ressources pertinentes, susceptibles d’activer les formes d’interdépendance dans le monde concret : dans la fabrique sociale, l’école classique remplit parfaitement ce rôle, conformément aux thèses des approches structurofonctionnalistes;

·        6 : actualisation d’une analyse qui valorise des rapports de dépendance dans la perspective “centre-périphérie”, confirmant ainsi l’hypothèse néo-marxiste de l’État-Nation sans pour autant négliger l’analyse dynamique centrée sur la compétition, le conflit et le consensus.

L’approche holiste et structuro-fonctionnaliste qui donne une place de choix aux structures sociales par rapport à l’acteur, a longtemps privilégié la problématique d’un “Nous-national”déterministe et statique. Cette approche est plus institutionnelle alors que la théorie sociologique se présente aujourd’hui comme un champ dispersé par l’éclatement et la multiplicité des paradigmes liés à l’école classique. Notre étude se situe dans une perspective à la fois dynamique et constructiviste ancrée dans une valorisation de l’historicité. Au plan méthodologique, l’unité de l’analyse a privilégié, à travers l’approche qualitative, la recherche documentaire et les monographies.

Représentations sociales dynamiques de la cohabitation interculturelle

L’État bilingue se donne — entre autres— pour objectifs de favoriser la cohabitation entre deux communautés différentes par la langue et la culture, de réguler les rapports sociaux qui en découlent, de fixer les normes de comportements collectifs pour une vision du monde commune. L’idée force que nous retenons est que le pacte social dans un État bilingue dépasse le simple cadre de l’État-arbitre. Il faut tenir compte des ressources propres aux communautés ethniques en présence, au contexte sociohistorique qui a produit leurs identités collectives et les stratégies divergentes que les segments d’élites de chaque communauté affûtent pour occuper des positions de pouvoir dans l’espace commun en construction. Le lien social ne se construit donc pas nécessairement dans la dimension qui valorise le paradigme de l’intégration; dans des conditions historiquement déterminées, d’autres formes de rapports sociaux voient le jour, notamment l’inégalité, la domination et le conflit. Ces figures du lien social ne s’actualisent pas uniquement dans les pratiques collectives des acteurs : elles sont également présentes dans leurs représentations et leurs discours sur le social, lequel révèle des intérêts de groupes antagonistes.

Pour bien analyser l’évolution des rapports entre la société civile et l’État bilingue en formation dans un pays en développement tel que le Cameroun, nous nous inspirons du paradigme de Lapierre ( 1988). Celui-ci estime que deux communautés différentes par la langue, la culture et appelées à vivre ensemble, peuvent construire soit une relation de communication réciproque, soit une relation de domination relative, soit une relation de domination absolue.

Ce dispositif théorique décrit, dans le premier cas, un contexte de coopération et d’intégration : la réciprocité conduit à l’égalité le processus d’assimilation réciproque, soit une interpénétration sociale et culturelle des [deux] communautés en présence. Le troisième cas de figure, propre aux vieilles nations occidentales, confirme une double situation de suprématie de la langue de la communauté dominante et de déclin de la langue issue de la communauté dominée. C’est le deuxième cas, celui de la domination relative qui produit l’interaction, voire les conflits sociaux. Ce cas intéresse notre étude, du fait qu’il développe des situations de conflits latents ou ouverts, fondées sur des malentendus et des frustrations. Comment ce paradigme fait-il sens au Cameroun où l’État bilingue et la société civile construisent des rapports complexes ayant pour enjeu les positions de pouvoir et comme prétexte le bilinguisme officiel ? Comment l’historicité est-elle gérée dans la construction des rapports sociaux : est-elle orientée vers l’instauration d’un “bilinguisme vertical”, action du pouvoir politique ? Ou vers l’affermissement d’un “bilinguisme horizontal”, interactions entre acteurs sociaux ? Un des éléments de réponse est sans aucun doute l’ambiguïté du contexte géopolitique et la dualité de la vision de l’histoire.

Les contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Aucun système social ne saurait évoluer indépendamment de son environnement et du contexte sociohistorique qui le produit. Trois caractéristiques de la construction d’un système éducatif à vocation nationale dans un État bilingue sont développées ici : les formes de dépendance endogènes et les représentations sociales de la domination; les flux migratoires quasi unidimensionnels entraînant un faible processus d’assimilation réciproque entre les collectifs anglophone et francophone; les conséquences sociologiques des disparités éducatives tendant à s’installer de manière durable, tant à l’intérieur qu’entre les lieux de résidence que sont les zones urbaines et rurales.

Contexte géopolitique et gestion différenciée de l’historicité

Trois facteurs sont à prendre en considération dans l’émergence de l’État bilingue et biculturel au Cameroun le 1er octobre 1961 : 1- le géopolitique (en rapport avec l’étendue du territoire national), 2- le démographique (relatif à la répartition de la population entre anglophones et francophones), 3- le sociologique, notamment l’acquisition du progrès social, dans la distribution du capital social (Boudon & Bourricaud, 1986). Le tableau ci-après montre une situation de domination relative centrée sur des données naturelles.

GRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE

DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE EN FONCTION DES CRITÈRES LINGUISTIQUES ANGLOPHONES ET FRANCOPHONES Données géographiques Évolution de la population et démographiques en milliers d’habitants Régions Superficies 1960 1976 1987 1998 En km2 En pourcentage V.A V.A V.A V.A % % % Anglophone 42120 km2 800 1601 2100 3102 9.9% 20 20.9 19.51 22 Francophone 423090 km2 3 200 6062 8659 10998 90.1% 80 79.1 80.49 78 Total 465210 km2 4 000 7643 10759 14100 100 100 100 100 100 (Source PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé)

PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé

Le partage du Cameroun allemand en deux morceaux inégaux, l’un britannique, l’autre français a posé les bases d’un processus de décolonisation hégémonique fondé sur l’exploitation idéologique des inégalités naturelles. Le Cameroun anglophone, plus petit en territoire et en hommes, compte environ 10% de l’ensemble du territoire national et un quart des effectifs démographiques (compte non tenu des effets référendaires de 1961 par lesquels une partie du Cameroun britannique préfère le rattachement plutôt au Nigeria qu’au Cameroun francophone), le reste au profit de la communauté francophone. Les Camerounais anglophones connaissent ainsi un statut de minorité et les proportions démographiques des deux entités se sont confirmées aux différents recensements. Le rapport inégalitaire est-il préjudiciable au processus d’assimilation réciproque dans ces conditions ? Une théorie ethnolinguistique relative à la dynamique de l’État bilingue précise : “Plus la différence en nombre est grande entre les (deux) communautés appelées à vivre ensemble, plus le pourcentage de bilingues dans la communauté minoritaire est élevé, si toutefois d’autres facteurs n’interviennent pas”(Mackey 1979,29-30).

L’inégalité dans la distribution du capital social dans les zones linguistiques officielles au Cameroun est manifeste, le non-développement de la partie anglophone ayant eu un impact sur la construction du contrat social et constitué un handicap sérieux en matière de progrès social. La stratégie de l’appareil colonial britannique a consisté en un attentisme manifeste. L’administration coloniale britannique s’est contentée, pour des raisons d’efficacité de gestion, d’inféoder son morceau du Cameroun à la colonie voisine du Nigeria, avec toutes les formes de dépendance : au moins deux générations de Camerounais anglophones ont étudié au Nigeria; c’est pourquoi le Cameroun britannique avait été considéré comme “la colonie d’une colonie” (Gaillard 1989). La métropole, qui veut minimiser les coûts d’investissements envers les colonies, ralentit le développement endogène du Cameroun britannique. La faiblesse actuelle du capital social (voies de communication, hôpitaux, écoles et autres infrastructures à usage collectif) de cette région trouve ses origines dans cette politique de calcul. De la sorte, sept ans avant l’autonomie et la fédération des deux Cameroun, les Britanniques se servaient encore, dans leur zone d’influence, des infrastructures héritées de l’époque du colonialisme allemand. Lors de la formation de l’État bilingue le 1er octobre 1961, les Camerounais anglophones accusaient un retard considérable au plan du développement social au regard de la situation qui prévalait dans la zone francophone. Dans la communauté francophone, les segments d’élites produisent représentations collectives et discours normés sur le social pour asseoir les bases d’une domination structurelle et progressive. Un texte historique est explicite à ce sujet : “Le Cameroun français, quatre fois plus grand et trois fois plus peuplé que le Cameroun britannique, doit naturellement absorber les éléments de culture britannique qui ne sauraient s’opposer à la réunification de notre pays. Nous, francophones, avons l’avantage de l’étendue de notre portion de territoire et la majorité des populations (...). Nous avons une avance indiscutable en matière de progrès social et constituons sans doute le pôle attractif et le pivot de toute unification” (Eyinga 1984).

Pour atténuer les ardeurs des “assimilationnistes”, les élites de la communauté minoritaire se cristallisent sur la valorisation des particularismes culturels, la culture du colonisateur et les cultures africaines. Un porte-parole de l’exception culturelle anglophone évoque la thèse de l’acculturation et déclare : “Dès lors, à moins que les leaders et les intellectuels du Cameroun oriental (francophone) de qui relève l’initiative culturelle soient prêts à partager cette autorité avec leurs frères d’Outre-Moungo (anglophones), à moins qu’ils soient prêts à faire l’effort gigantesque nécessaire pour se libérer de la camisole de force des préjugés français, à moins qu’ils fassent preuve de probité intellectuelle pour admettre l’existence dans le système anglo-saxon d’éléments salutaires à ce pays, il y a peu de chance que survive l’influence anglaise, pas plus du reste que les valeurs africaines, dans la République du Cameroun” (Fonlon 1965).

Les différents acteurs présentent un social bigarré en quête de sens et sur lequel ils veulent imprimer les normes, les valeurs et les statuts, soit en termes de positions de pouvoir, soit en termes d’idéal égalitaire. Certes, la suprématie francophone a permis une “francisation” de certains secteurs de la vie nationale : monnaie, code de la route, armée, enseignement supérieur. L’État postcolonial s’emploie à construire sa légitimité et son rayonnement sur les fondements d’un contrat social qui rapproche, dans un impératif consensuel, les composantes nationales anglophone et francophone.

Le contexte de l’échange social à travers les migrations interrégionales

Le degré de mobilité des individus hors de leurs frontières linguistiques initiales peut-il favoriser un bilinguisme horizontal centré sur le développement des instances de socialisation dont les écoles ? L’hypothèse théorique retenue est la suivante : l’inégalité dans la distribution des équipements sociaux et des richesses économiques instaure un déséquilibre de fait dans la communication sociale, les flux migratoires et les projets de partenariat entre les communautés appelées à vivre ensemble; plus une zone linguistique concentre des biens et des services, plus elle attire des migrations vers elle et prive ses membres de l’effort d’apprendre la langue des arrivants, donc d’être bilingues.

Les raisons pour lesquelles anglophones et francophones quittent leurs régions respectives pour s’installer sont multiples et généralement liées à la demande/acquisition des services. Les individus développent des systèmes d’attentes légitimes à travers la mise en œuvre des migrations de types scolaire et professionnel. Trois types de régions provoquent des migrations collectives ou de grande importance : les régions de proximité géographique, les grands pôles économiques et les centres administratifs. C’est autour de ces régions que les taux de scolarisation tendent à s’accroître et que les écoles bilingues prospèrent relativement. Au Cameroun, les mutations professionnelles des fonctionnaires sont la cause péremptoire de migration. Du côté anglophone, la province du Sud-Ouest présente des chances de migrations tangibles du fait de ses ressources considérables (pétrole, villes portuaires : Limbé et Tiko) et de sa proximité avec Douala. Mais c’est surtout au Cameroun francophone que s’opèrent les migrations les plus importantes, qu’elles soient définitives ou temporaires, car la quasi-totalité du capital social y est concentrée. Ainsi la tendance au bilinguisme chez les anglophones est plus grande que chez les francophones, parce que les premiers formulent besoins et demandes puis obtiennent des services dans la langue française. Plus la zone est stratégique (potentiel économique, couverture scolaire et sanitaire, importance des services administratifs), plus denses sont les flux migratoires de la communauté en quête de services. Or, pour les ressortissants du Cameroun anglophone, les villes de Douala (capitale économique) et Yaoundé (capitale administrative) constituent des exemples patents de cet exode unidirectionnel : Douala détient, en effet, le taux le plus élevé des établissements anglophones de l’enseignement secondaire, public et privé inclus, soit 30% des effectifs nationaux. Yaoundé a été, trois décennies durant, la ville la plus pourvue en établissements de l’enseignement supérieur, ayant abrité neuf anglophones universitaires sur dix. Mais depuis la Réforme universitaire de 1993 qui crée et décentralise les Universités d’État, le Cameroun anglophone dispose d’une Université de tradition anglo-saxonne (langue, cursus, diplômes) qui renforce ses acquis culturels.

Les écoles anglophones sont majoritaires dans leur zone linguistique et quasi inexistantes au Cameroun francophone, exception faite des deux villes précitées et de Bafoussam, une ville économique, de proximité géographique. Il en est de même des écoles francophones de la zone anglophone, le phénomène étant plus sensible à Limbé que dans le reste de la région. En dépit des slogans politiques et discours officiels, le Cameroun compte à peine 10% d’écoles bilingues et moins de 5% dans le secondaire. Cette réalité ne pose-t-elle pas problème pour un État qui a construit sa légitimité, puis son rayonnement, sur le bilinguisme et le biculturalisme officiels ?  

Les conséquences d’une telle situation sont à rechercher dans une dynamique interculturelle quasi insignifiante du point de vue de la question scolaire. Mais cette dualité du social ne devrait pas masquer une autre réalité propre aux pays en développement : les disparités régionales éducatives, auxquelles viennent se superposer, dans le contexte camerounais, les exigences du bilinguisme d’enseignement.

Les disparités régionales éducatives et la question du développement

Pour étudier les disparités régionales éducatives, on peut privilégier la perspective diachronique et une argumentation récurrente, lesquelles mettent en relation l’histoire, les rapports sociaux et les offres/acquisitions d’éducation. En Afrique en général et au Cameroun en particulier, il y a un lien étroit entre les grandes régions d’exploitation économique, le développement des réseaux urbains et l’expansion scolaire des populations locales. Dès l’introduction de l’appareil colonial européen en Afrique, le concept de zone utile du colonialisme prend de l’ampleur (Martin 1977). Les acteurs s’appuient sur une rationalité économique pour minimiser les coûts et maximiser les gains d’investissement : la colonie ne doit pas coûter cher à la métropole dans l’effort de développement endogène. Il convient, pour cela, de s’intéresser aux zones économiques prospères pour l’exploitation et y développer les infrastructures sociales. Sont concernées par les zones utiles les régions côtières, les régions riches en ressources végétales (bois, plantations de type capitaliste) ou minières (pétrole, or, diamant, etc.). Les “zones moins utiles” englobent les régions pauvres, désertiques ou enclavées, ne présentant aucun intérêt stratégique.

Les inégalités sociales interrégionales

Pendant l’époque coloniale, au Cameroun français, trois grandes régions considérées comme zones utiles du colonialisme car propices à l’exploitation capitaliste (le Centre-Sud, le Littoral et l’Ouest) sont valorisées par l’appareil colonial qui y développe — entre autres— le capital scolaire (infrastructures, personnel qualifié, projets éducatifs). A contrario, les régions septentrionale et orientale sont considérées comme des zones moins utiles alors qu’elles concentrent des ressources non négligeables : production cotonnière et arachidière dans le premier cas, ressources minières (l’or de Bétaré Oya) et végétale (billes de bois) dans le second. Dans les régions septentrionales où les lamidats (chefferies traditionnelles chez les Peuls islamisés du Cameroun) imposaient le système religieux islamique, l’école coranique était un obstacle à l’expansion de l’école européenne plutôt réservée aux “païens” des populations vassalisées. L’État colonial maintenait ces inégalités endogènes en échange de l’exploitation des systèmes marchands de l’arachide et du coton. Dans la région de l’Est, les effets d’enclavement d’une part, la faible densité des populations, l’ancrage de celles-ci dans la vie forestière, d’autre part, expliquent l’insuffisance du capital social, dont l’État colonial ne voyait guère la nécessité. Le Cameroun britannique est caractérisé par un attentisme des sujets de Sa Majesté dont la stratégie a été de minimiser les coûts de la métropole dans l’effort de développement endogène, y compris la question scolaire (Ewané 1980). En inféodant leur morceau du Cameroun dans la colonie du Nigeria voisin, les Britanniques espéraient rationaliser la division du travail, du fait que les auxiliaires d’administration d’origine nigériane servaient de personnel d’appui à l’œuvre coloniale. Les “zones utiles” du Cameroun britannique se réduisaient, grosso modo, aux régions côtières de Tiko et Victoria (Limbé aujourd’hui) dans la province du Sud-Ouest, qui présentaient déjà de meilleurs scores de progrès social, par rapport à l’actuelle province anglophone du Nord-Ouest.

Au moment de l’accession à l’indépendance, l’État postcolonial récu-père le concept de “zone utile”pour l’orienter vers d’autres problématiques de développement, sans toutefois en préciser les contours. Les inégalités entretenues dans et par l’État colonial subsistent tant à l’échelle des régions que des populations. l’État postcolonial est partagé entre une politique de nivellement (équilibre entre les régions) et une politique de développement endogène (chaque région prend en main son destin), c’est-à-dire entre un Étatentrepreneur et un État-arbitre. Lorsqu’il construit sa légitimité sur un projet social qu’il veut consensuel, tel que le bilinguisme, l’État se fait à la fois “entrepreneur, opérateur et noyau du système social” (Naïr 1990, p237). Il intervient dans l’espace par l’organisation de la carte scolaire et universitaire, puis dans le temps par la répartition des moments consacrés à l’éducation au cours de l’existence humaine et des périodes qui la rythment (Fournier 1971). D’une part, il joue le rôle d’État-entrepreneur en revendiquant une place de choix dans l’édification de la Nation par une implication manifeste dans les systèmes productifs et une prise en charge effective des projets de développement aux niveaux économique, culturel et social. Face aux contraintes du développement, l’État se heurte à un triple travail d’éradication des disparités “inter et intra” régionales, en matière d’éducation, notamment. L’un des aspects consiste, pour les pouvoirs publics, à développer le système d’enseignement classique, monolingue français et anglais concomitamment, de manière à couvrir l’ensemble des besoins dans les deux zones linguistiques. Le deuxième aspect concerne la réduction des différenciations entre les zones urbaines et rurales. Le troisième aspect réside dans le projet de l’État camerounais d’inclure dans l’expansion scolaire un enseignement généralisé, susceptible de devenir, à long terme, la plate-forme de l’éducation nationale dans le pays. D’autre part, il agit en État-arbitre par son souci de développer la régulation des rapports sociaux dans sa recherche d’une position de neutralité dans l’articulation des échanges entre les communautés anglophone et francophone en l’occurrence mais aussi entre les opérateurs économiques quant à leur part d’investissement en faveur des populations. Il suscite la mise en place de rapports horizontaux, de type coopératif, à un triple niveau : 1- harmoniser les règles du jeu entre le national et l’international (interactions entre promoteurs nationaux et étrangers) d’une part, le national et le local (public et privé) d’autre part; 2- canaliser la tension, née de la vive rivalité dans le secteur privé national, entre le laïc et le confessionnel; 3- surveiller l’équilibre des rapports entre les segments d’élites francophones et anglophones tout en privilégiant l’essor du bilinguisme d’État.

Dès lors, la politique de nivellement est encouragée par l’Étatentrepreneur : d’un côté, le développement des régions relativement riches est freiné pour que soit enclenché celui des régions les moins avancées socialement et économiquement; de l’autre, une ponction systématique des richesses des régions riches est faite au profit des régions en retard. À titre d’exemple, les pouvoirs publics au Cameroun ont pratiqué et pratiquent la “politique d’équilibre régional”: privilégier le principe des réseaux de formation et de circulation des élites nationales; celles-ci doivent être représentatives de chaque région à travers les quotas. Cette pratique développe une culture de la médiocrité, notamment dans les régions en retard, au détriment du mérite et du goût de l’effort dans les régions socialement et économiquement avancées. Les recrutements dans les Grandes Écoles, les moyennes fixées aux examens, la répartition nationale des infrastructures scolaires — entre autres— participent de cette logique du pouvoir d’État. Cependant apparaît subrepticement le concept de zones utiles de développement qui conjugue l’exploitation économique des régions et la distribution du capital social, autrement dit les “bonnes raisons” du développement, en faveur des régions de grandes potentialités économiques. L’État postcolonial reprend à son propre compte l’exploitation des zones utiles de la colonisation, tout en s’efforçant d’intégrer les zones naguère marginalisées et considérées comme “zones d’éducation prioritaires”. Depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours, ces régions ont toujours affiché les taux de scolarisation les plus faibles du Cameroun d’expression française, restant ainsi en bas du tableau, avec la province anglophone du Nord-Ouest. Les déperditions scolaires dans ces zones induisent un effet de tassement de la pyramide scolaire vers la base. Elles s’accroissent au fur et à mesure qu’on monte la pyramide et génèrent pour l’enseignement secondaire de la même année une moyenne annuelle sensiblement nulle, soit 2,78% (Ekomo 1994). Le taux de croissance est de 32,69%. Dans le même ordre d’idées, le taux net de scolarisation s’élève à 67,5% en 1976, puis à 73,1% en 1987 et 76,3% en 1998. Le taux de croissance est alors de 13,03%.  

Les régions les moins touchées par la pauvreté relevaient de la “zone utile” de la colonisation et continuent de profiter des effets de structures des régions portuaires, respectivement Douala (Littoral), Kribi (Sud), Limbé (Sud-Ouest) et la capitale politique, Yaoundé (Centre). Ainsi, à mesure qu’on s’éloigne des régions côtières et du plus grand centre administratif du pays pour aller vers le “Grand Nord” (Adamaoua, Extrême Nord et Nord), la pauvreté s’accroît (PNUD 1998, p30). Les disparités interrégionales éducatives sont nettement plus explicites : les dix provinces camerounaises sont inégalement insérées dans l’appareil scolaire car les régions qui développent de forts indices de pauvreté sont également les plus touchées par l’analphabétisme; a contrario, les régions les plus exposées à la pauvreté conjuguent également les indices d’analphabétisme les moins significatifs.

Au Cameroun anglophone, l’inégalité scolaire entre le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, issue de l’époque coloniale, subsiste au détriment du premier. L’indice d’analphabétisme est plus significatif dans le Nord-Ouest que dans le Sud-Ouest. Ces deux provinces présentent des indices intermédiaires tant de pauvreté que d’analphabétisme, parce que le Nord-Ouest connaît des retards importants sur le plan social depuis la période coloniale. Pour l’enseignement primaire, le Sud-Ouest présente un taux de scolarisation de 21,6% contre 18% pour le Nord-Ouest. Dans le secondaire, le premier détient 2,44% contre 1,93% pour le second.

Au Cameroun francophone, la région septentrionale (trois provinces dont l’Adamaoua, l’Extrême-Nord et le Nord) demeure une zone de préoccupation scolaire constante. En dépit des offres d’éducation considérables octroyées par les pouvoirs publics, les disparités régionales éducatives jouent au détriment de cette région qui constitue un bastion d’analphabétisme quasi chronique, depuis l’époque coloniale allemande jusqu’à nos jours. L’indice d’analphabétisme du “Grand Nord” est le plus significatif de l’ensemble du pays, quelle que soit la province considérée. En conséquence, ses taux de scolarisation sont également les moins élevés dans l’enseignement primaire, de l’Adamaoua ( 9,6%) à la province de l’Extrême-Nord ( 9,0%) en passant par le Nord ( 9,1%). Le taux de scolarisation du secondaire est, lui aussi, à la traîne, soit 1,05% dans l’Adamaoua, 0,71% dans le Nord et 0,65% dans l’Extrême-Nord. La province de l’Est, naguère sous-scolarisée sous les différents régimes coloniaux allemand et français, affiche des indices de pauvreté et d’analphabétisme intermédiaires, elle améliore même ses performances dans l’enseignement primaire postcolonial ( 16,8%) et le secondaire ( 2,25%). Parmi les facteurs perturbateurs de l’expansion scolaire dans les régions septentrionale et orientale, outre la religion (Islam dans le Nord) et la faible densité des populations (dans l’Est), il convient de mentionner les mariages précoces, la soustraction des filles des réseaux scolaires, la forte implication des enfants dans la production de l’économie domestique (élevage des bovins et ovins dans le Nord, activités champêtres et chasse à l’Est). Enfin, dans les zones qui apparaissent comme économiquement utiles, la question scolaire est un facteur de compétition entre les groupes sociaux d’une part, et les régions, d’autre part dans le processus de scolarisation, les régions prisées sous le colonialisme (le Littoral en l’occurrence, suivi du Centre) cèdent la place aujourd’hui respectivement aux provinces de l’Ouest et du Sud. Dans l’enseignement primaire, l’Ouest vient en tête ( 25,7%), suivi du Sud ( 20,5%). Les provinces du Centre ( 20,5%) et du Littoral ( 19,4%) jouent les seconds rôles. S’agissant du secondaire, l’Ouest occupe le haut du pavé ( 4,95%) devant le Sud ( 4,9%). Le Centre ( 4,78%) et le Littoral ( 4,0%) confirment leurs positions de seconds. L’indice d’analphabétisme et le taux net de scolarisation permettent de soutenir la comparaison entre les sous-systèmes éducatifs anglophone et francophone, puis de rendre compte de leur niveau de productivité. Le sous-système anglophone se présente comme le plus à même de faire face aux contraintes de développement, eu égard à ses bons scores, bien qu’il soit difficile d’évaluer uniquement à partir de deux provinces face à un sous-système qui en compte quatre fois plus. Le sous-système éducatif anglophone subit moins de déperditions scolaires dans l’enseignement primaire ( 20,6%), puis dans le secondaire ( 4,3%) que le sous-système francophone, avec respectivement 33,4% et 6,0%. Un élément d’explication se rapporte au modèle structurant anglophone qui privilégie une socialisation d’option religieuse, maintenant en particulier (malgré la récession économique) des internats et des demi-pensions (cantines, foyers). Dans l’état des connaissances objectives actuelles, il est difficile de comparer les écoles proprement bilingues et les écoles monolingues quant aux taux de redoublement et d’abandon du fait de la non-fiabilité de la production statistique dans ce domaine. Mais les disparités entre les régions ne constituent qu’un aspect du problème de l’appareil scolaire dans les pays en développement. Il convient également de saisir ces inégalités à l’intérieur des régions en centrant l’analyse sur les lieux de résidence que sont les milieux rural et urbain.

Les inégalités sociales intrarégionales

Le système éducatif se heurte aux contraintes du sous-développement aux niveaux urbain et rural mais avec des écarts d’ancrage significatifs. Au Cameroun, la répartition de la population par lieu de résidence est de 55% de ruraux contre 45% de citadins. L’indice de pauvreté est plus élevé dans le monde rural que dans les zones urbaines mais ces dernières concentrent paradoxalement les trois quarts des équipements sociaux. En matière d’éducation, l’indice d’analphabétisme montre des écarts significatifs entre le rural et l’urbain, quelle que soit la région considérée. Mais il faut aller plus loin dans l’analyse pour appréhender les types et niveaux de problèmes qui entravent l’expansion du système éducatif dans un contexte de sous-développement et, partant, les écueils qui guettent l’essor du bilinguisme d’État. Trois types de problèmes en rapport avec l’appareil scolaire peuvent être pris en compte dans cette étude, notamment dans les contextes rural et urbain : les problèmes de logistique, les problèmes de personnel enseignant et la gestion différenciée des effectifs d’élèves. Ces problèmes sont imbriqués les uns dans les autres, de sorte qu’il est risqué de les isoler, même théoriquement dans le cadre d’une étude.

Les problèmes de logistique se posent eu égard aux locaux qui ne répondent plus aux normes actuelles de développement. Ne serait-il pas approprié de poser le problème en termes de besoins sociaux plus que de demande sociale de la part des populations locales ? Ces besoins constituent des attentes légitimes plus ou moins urgentes selon le milieu (rural ou urbain) et le groupe social. Dans les zones rurales, les locaux sont construits la plupart du temps en matériau précaire, au point que les paysans ne parviennent guère à les entretenir au-delà d’un nombre limité d’années. Moins d’une école sur cent est en matériau durable, souvent à la suite d’actions isolées de segments d’élites jouissant de positions de pouvoir au sein de l’appareil administratif. En milieu urbain, les problèmes de maintenance se posent également tant pour les bâtiments que pour les tables-bancs; par ailleurs, les systèmes d’électrification et d’adduction d’eau sont presque inexistants; cependant, pour survivre, certaines écoles primaires jouent sur le système de location et abritent, lorsqu’elles le peuvent, un enseignement secondaire en cours du soir. C’est dans ces conditions que les locaux peuvent être électrifiés. Mais les actes de vandalisme isolés ou organisés contribuent au délabrement de nombreux établissements scolaires de l’enseignement élémentaire (maternel et primaire) et secondaire, non protégés par des enclos bétonnés. Une des solutions envisagées par les pouvoirs publics et les autres promoteurs de l’éducation collective est l’habitat de proximité du personnel enseignant.

Les problèmes relatifs au plan de carrière des enseignants constituent un autre volet de la question scolaire dans les pays en développement. Ils peuvent être saisis dans trois dimensions : 1- qualification/formation; 2- prestations salariales; 3- redistribution équitable d’enseignants en fonction des besoins d’éducation. S’agissant de la première dimension, il convient de mentionner qu’elle se fait de manière anarchique : seuls les enseignants du secteur public de l’enseignement élémentaire évoluent en milieu organisé, bénéficiant des offres de formation des Écoles Normales. Pendant ce temps, le secteur privé offre, lorsque cela est nécessaire, une formation, rapide, non diplômante et au rabais. Or, l’enseignement privé au Cameroun est un secteur décisif de l’appareil scolaire et nous montrerons son poids déterminant sur le système éducatif. Les journées pédagogiques nationales de courte durée — quelques jours par an— organisées par le ministère de l’Éducation nationale et concernant à la fois les secteurs public et privé de l’enseignement élémentaire sont dérisoires devant l’ampleur des besoins de formation du corps enseignant. De la sorte, l’enseignement privé, laïc en l’occurrence, se caractérise dans l’ensemble par l’amateurisme et l’improvisation, tandis que les enseignants du secteur public, en raison de la modicité des prestations salariales, orientent efforts et compétences vers des investissements extraprofessionnels dans des activités lucratives.  

La deuxième dimension, relative aux prestations salariales, est une préoccupation majeure de la vie professionnelle dans le système d’enseignement. Certains effets de ciseaux (ponction sèche allant jusqu’à 60% du salaire due à la récession économique et aux mesures drastiques du Fonds Monétaire International) entraînent le maintien de salaires bas, en dépit de la stabilité des paiements dans la Fonction publique. D’autres effets de ciseaux (réduction des subventions publiques) concernent également l’enseignement privé qui offre des salaires dérisoires générant des abandons de postes considérables. La troisième dimension, portant sur la redistribution des enseignants en fonction des besoins d’éducation, pose un problème de justice sociale entre les régions sollicitées et les régions marginalisées des zones urbaine et rurale. Le problème se pose moins dans l’enseignement privé-laïc que dans le privé confessionnel et le secteur public. Certaines catégories d’enseignants évoluent de manière durable dans les zones rurales tandis que d’autres se stabilisent en milieu urbain, sans que soient correctement définies les normes de mobilité professionnelle. D’autres catégories d’enseignants, à l’intérieur d’un milieu rural ou urbain donné, favorisent une forte concentration du capital humain au détriment d’autres milieux. L’égalité des chances pour tous est par conséquent aléatoire, eu égard à l’incohérence de gestion du personnel enseignant. Reste alors le dernier type de problèmes, inhérent à la gestion différenciée du capital humain des effectifs d’élèves.

Les problèmes de gestion différenciée d’effectifs d’élèves se posent singulièrement, selon qu’on évolue en milieu urbain ou en milieu rural. En milieu urbain, l’accent est mis sur l’insuffisance du capital social (infrastructures) tandis qu’en milieu rural, le problème soulevé est celui de l’insuffisance du capital humain (faibles effectifs d’élèves et d’enseignants). En milieu urbain, la gestion scolaire s’appuie sur la pratique du temps partiel ou mitemps : dans un seul espace physique, deux écoles partageant des locaux communs évoluent séparément, l’une dans la matinée, l’autre l’après-midi. Cette gestion de l’enseignement primaire est le fait du secteur public, fort impliqué dans la résorption des besoins d’éducation au niveau élémentaire. Le phénomène de temps partiel en milieu scolaire, vieux d’une trentaine d’années, manifeste les déficiences du système éducatif, une gageure pour les pouvoirs publics qui se heurtent, dans les zones rurales, à un autre problème non moins important mais posé à l’envers : pour rationaliser l’offre d’éducation, l’État affecte un enseignant à deux niveaux de classe. Une école primaire publique fonctionne en conséquence avec trois instituteurs dont le Directeur. Ces effectifs peuvent être revus à la baisse dans les régions enclavées ou faiblement dotées en ressources. Les populations locales les mieux organisées recourent alors au système de bénévolat pour pallier les insuffisances dues aux abandons de poste. Le bilinguisme d’État devient, dans ces conditions, une utopie et sa réalisation n’est possible que par la volonté politique de l’élite modernisatrice.

Offres d’éducation et niveaux de problématique du bilinguisme d’État

Dans les pays en développement, l’appareil scolaire évolue avec d’énormes contraintes à la fois budgétaires, organisationnelles et techniques, auxquelles s’ajoutent les contraintes linguistiques. L’unité nationale se construit autour de la langue de l’école classique, si bien que le sociolinguiste et le politique se disputent la responsabilité du choix relatif aux langues des systèmes d’enseignement. En Afrique, certains États ont imposé des langues d’enseignement non européennes (arabe au Maghreb, Somali en Somalie, Éthiopie, etc.), d’autres ont essayé puis ont renoncé (Guinée, Ghana, Madagascar… ). Le Cameroun a fait le choix des langues européennes héritées de la double colonisation pour construire son identité nationale et son système éducatif. Cependant, les promoteurs de ce système éducatif développent des lectures divergentes de la question scolaire qui impliquent des manières singulières de produire les rapports sociaux. De manière générale, quatre acteurs sociaux interviennent dans les offres de formation et d’éducation au Cameroun : trois nationaux (l’État, le système confessionnel et le système laïc) et un étranger (le collectif britannique et français, par la coopération sans pour autant que soient exclus d’autres pays). Chacun des acteurs intervient avec une acception particulière du système éducatif et du bilinguisme d’État, produisant par conséquent une multiplicité de “logiques de sens”qui affaiblit plutôt le projet d’éducation nationale. Trois points vont être développés en rapport avec l’intervention des acteurs collectifs impliqués dans la question scolaire au Cameroun : 1- les contraintes de l’État dans les offres d’éducation; 2- la logique compétitive de la coopération franco-britannique; 3- le dualisme dans les offres d’éducation des missionnaires et des laïcs.

L’État camerounais et la coopération franco-britannique dans la construction du bilinguisme : somme nulle ?

La somme nulle est le résultat du jeu non coopératif, des divergences d’options du fait des intérêts de groupe. Dans la problématique du bilinguisme d’État au Cameroun, la formulation des besoins publics et offres de formation, la fixation des objectifs communs et l’harmonisation des champs de qualification professionnelle français et britannique ne s’intègrent guère dans les programmes officiels du bilinguisme. L’État camerounais se place moins dans un système d’attentes légitimes vis-à-vis de ces formes de coopération, souvent plus politiques que techniques. Les coopérants britanniques, quant à eux, construisent, à d’autres niveaux de relations sociales, des projets extraprofessionnels, loin des problématiques de l’appareil scolaire au Cameroun.

Les contraintes de l’État camerounais dans les offres d’éducation

L’État doit conjuguer simultanément deux priorités en matière d’éducation. D’abord, il intervient dans les systèmes monolingues anglophone et francophone; ensuite, il se réserve le choix de promouvoir le bilinguisme dans le système éducatif en renforçant la présence francophone au Cameroun anglophone et la présence anglophone dans le reste du pays à travers la création des lycées bilingues. Dès lors, il agit concomitamment aux niveaux de la Maternelle ( 68,7% d’établissements), du Primaire ( 56,4%), du Secondaire général ( 51,0%) et du Secondaire technique ( 20%). Il intervient simultanément aussi bien dans les écoles monolingues que dans les écoles bilingues. L’enseignement maternel est l’affaire des zones urbaines, des couches sociales moyennes et supérieures, du secteur public et du secteur privé. Mais l’enseignement maternel n’est pas encore perçu dans le corps social comme un enseignement normal, les enfants étant à un âge où l’acquisition de la langue maternelle (langue locale) est nécessaire avant les langues européennes. L’acception bilingue de ce niveau d’enseignement est encore non perçue par bon nombre de parents d’élèves. La place du bilinguisme y est donc restreinte, du fait de son élitisme dans les représentations sociales pour lesquelles l’enseignement “normal” commence au niveau du Primaire. Pour l’enseignement primaire, trois axes sont à prendre en considération. Le premier montre une démarcation explicite des écoles anglophones du secteur public vers le secteur privé, cependant que les francophones renforcent leur présence dans les écoles publiques. Dans la psychologie collective britannique ayant caractérisé l’identité sociale anglophone, socialisation scolaire et socialisation religieuse vont ensemble et les écoles confessionnelles se présentent comme garantes de cette articulation. A contrario, l’identité collective francophone, appréhendée de manière récurrente à travers les traits de psychologie coloniale français, est cimentée par le modèle républicain de l’école laïque. Le deuxième axe dévoile l’ampleur des responsabilités de l’État-entrepreneur dans la création et le fonctionnement des écoles en situation de minorité : les écoles anglophones au Cameroun francophone et les écoles francophones d’Outre-Moungo. Cet axe est significatif pour la dynamique interculturelle issue des flux migratoires et favorable à un “bilinguisme horizontal” qui génère un processus d’assimilation réciproque. Le troisième axe confirme le bilinguisme d’État comme un produit spécifiquement urbain des couches sociales moyenne et supérieure, les zones rurales étant vouées, de fait, au système de monolinguisme officiel.

S’agissant du secondaire, l’enseignement général et l’enseignement technique bénéficient inégalement des investissements publics. Comme pour le primaire, les promoteurs de l’enseignement privé se chargent de l’enseignement technique professionnel, laissant à l’État le soin de développer l’enseignement général et le volet bilinguisme qui est son cheval de bataille, à travers les lycées et collèges d’enseignement secondaire. Des établissementspilotes, à l’image du lycée bilingue de Buéa, ont inspiré les pouvoirs publics qui voulaient développer et vulgariser le paradigme du “bilinguisme parfait”. Les politiques de l’éducation étaient inspirées par la thèse suivante : les structures scolaires telles qu’elles existent favorisent un enseignement parallèle et donc une distanciation sociale entre anglophones et francophones. En changeant les structures scolaires par le renforcement du processus de bilinguisation, on aboutirait à l’émergence d’une nouvelle identité sociale. La création des classes bilingues dans le premier cycle de l’enseignement secondaire implique la conjugaison de deux programmes scolaires, anglophone et francophone, l’objectif étant la production d’une personnalité bilingue et biculturelle. La généralisation de ce modèle sur l’ensemble du territoire a été un échec pour de multiples raisons : une démographie galopante avec des effectifs pléthoriques par salles de cours, l’insuffisance des ressources budgétaires et humaines en termes de formation/qualification, une absence de volonté politique des pouvoirs publics camerounais qui ne parviennent guère à tirer profit de la double coopération franco-britannique (Courade 1978, p759).

Pour l’enseignement supérieur, l’État camerounais a permis une décentralisation des structures : six universités publiques, à Yaoundé (Yaoundé I et Yaoundé II), Douala, Dschang, Ngaoundéré et Buéa. Cette dernière est de tradition anglo-saxonne (langue, diplômes, cursus) et les études y sont dispensées exclusivement en anglais. Ce cas peut-il être considéré comme une remise en cause du principe de personnalité au détriment de la communauté francophone ? Les anglophones désireux de poursuivre les études ailleurs dans le pays ne sont soumis à aucune restriction. Les formes de régulation des rapports sociaux par l’État pour ménager le statut de la minorité anglophone peuvent-elles déboucher plus tard sur une reformulation des droits linguistiques — principe de territorialité— au sein de l’État bilingue ? Comment ce dernier exploite-t-il l’apport des protocoles d’accords franco-britanniques ? Intègre-t-il les partenaires britanniques et français dans une plate-forme de négociations communes pour un jeu à somme positive (gain collectif) ou cherche-t-il à individualiser les rapports de coopération et risquer un jeu à somme négative (perte collective)?

La logique compétitive du couple franco-britannique

Les Assistances techniques française et britannique sont les deux sources de coopération bilatérale les plus systématisées et les plus politisées parce que caractérisées par des protocoles d’accords complexes et opaques. Le système éducatif national au Cameroun étant constitué de deux composantes, française et britannique, les ex-métropoles demeurent les références ultimes en matière de changements, d’innovations, d’interrogations portant sur les conditions de fonctionnement du système éducatif. La première remarque à faire est que les stratégies française et britannique dans le cadre du système éducatif en général et du bilinguisme en particulier, sont individualisantes, tandis que la logique d’action est concurrentielle. Trois axes d’actions sont retenus : les champs d’investissement, le mode de formation des formateurs et les sources de financement La France adopte une démarche offensive. Dès le milieu des années 1980, les coopérants français créent une structure de formation et d’évaluation des qualifications professionnelles appelée “Opération bilinguisme” (OB). Celle-ci fonctionne comme une boîte noire qui génère des transactions et une logique de mobilité professionnelle que seule l’Assistance technique française contrôle.

D’abord, un investissement ciblé vers les établissements anglophones du pays mais surtout les provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Sont concernés par cette mesure environ 80% d’écoles primaires et enseignants anglophones. L’action la plus significative de la coopération française est la valorisation professionnelle des instituteurs des écoles primaires anglophones. Celles-ci sont dénommées “écoles bilingues” du fait d’un investissement accentué en français langue étrangère (FLE) et français langue officielle (FLO).

Ensuite, l’Opération Bilinguisme (OB) se charge de la formation locale (séminaires, journées pédagogiques) et de la formation en France (Besançon) des enseignants camerounais. L’analyse de contenu des correspondances échangées ( 830 exactement) entre la Direction de l’Opération Bilinguisme et les enseignants relevant de ce programme, permet de construire une typologie du monde vécu du travail, des trajectoires professionnelles et de la perception de l’avenir, dans la perspective de Sainsaulieu ( 1985). Trois types d’identités professionnelles sont générés par cette formation et traités inégalement par les initiateurs français du projet. Au bas de l’échelle, les “maîtres bilingues”, tous d’origine anglophone, assurent, en plus de leur charge horaire journalière, les enseignements de FLE. Partagés entre les hommes et les femmes, ils constituent les 90% des effectifs d’enseignants inscrits au programme de l’OB, évoluent davantage dans les zones rurales, sans une prime quelconque. Au milieu de l’échelle, les “maîtres déchargés”, d’origine francophone, exercent une heure journalière seulement et exclusivement dans les zones urbaines, les femmes constituant les 95% de cette catégorie d’instituteurs aux allures de professeurs. Au sommet de l’échelle, se trouvent les “animateurs pédagogiques”, exclusivement des hommes, très impliqués dans les stages de formation en France. Ils interviennent simultanément dans les villes et les zones rurales, assurent le suivi pédagogique des deux premières catégories et encadrent chacun une vingtaine d’écoles primaires environ. Ces enseignants, relevant tous du secteur public, assument différemment leurs identités procurées. La frustration habite les maîtres bilingues qui affichent une “identité de retrait”, constituée à la fois d’implication au travail et de désengagement. C’est pourquoi ils privilégient habituellement les ultimatums (l’enseignement du FLE contre les primes), puis sont carrément portésà la défection (refus d’enseigner le FLE) en dépit des mesures de suspension des salaires par l’administration centrale. La gratitude caractérise les maîtres déchargés qui présentent une “identité affinitaire” de solidarité conformiste, à travers des actes d’allégeance en faveur des chefs de l’OB et des positions de privilège auprès de l’Assistance technique française, par lesquels ils sollicitent — entre autres— le statu quo à leur grade actuel. Certes, le mode de recrutement des agents de l’Opération Bilinguisme est laissé à la discrétion de l’Assistance technique française, mais la recherche du statu quo par les bénéficiaires peut s’expliquer par le lieu de résidence (zone urbaine) et le sexe-ratio de dominante féminine. Et pour cause, le poste est gratifiant car il procure un budget-temps considérable permettant aux enseignants concernés de s’investir dans d’autres champs sociaux dont le domestique, le commerce ou les études. L’ambition, au-delà de la gratitude, est le propre des animateurs pédagogiques qui véhiculent une “identité denégociation”ou, plus précisément, de promotion, qui les pousse à surestimer leurs compétences respectives dans la structure française et par rapport à leurs rêves de mobilité socioprofessionnelle.

Enfin, les sources de financement du projet étant françaises, la gestion de la structure est, par là-même, rendue opaque et incontrôlable. Les dons en matériel didactique s’accompagnent de la prise en charge matérielle des problèmes d’enseignants, des mesures très offensives qui ne rencontrent pas toujours l’écho favorable des populations locales concernées ni celui des coopérants britanniques.

A contrario, la stratégie britannique est défensive (repli dans la zone linguistique initiale; investissement dans les formations classiques mathématiques, physique dans la langue anglaise et les établissements anglophones) et traduit une lecture divergente de la construction du système éducatif à travers des relations de coopération (Ekomo 1994, p436-439).  

Le champ d’investissement britannique se réduit au sous-système anglophone des classes secondaires et davantage dans les deux provinces qui constituent le Cameroun anglophone. Les protocoles d’accord ont été signés dans ce sens entre le ministère camerounais de l’Éducation nationale et le British Council dès 1984-1985, à peu près à l’époque où l’Opération Bilinguisme voyait le jour au Cameroun. Les corrections du GCE camerounais ont lieu, non plus à Londres, mais bien à Yaoundé, depuis 1988. Le caractère tatillon des examens et des corrections (cinq semaines environ) est perçu par les pouvoirs publics comme un facteur de dépenses inutiles : de nombreux impayés de prestations d’examens ont conduit le collectif d’enseignants anglophones à des grèves professionnelles d’une rare violence depuis 1991. Le British Council intervient par son arbitrage et une aide substantielle pour une meilleure production du GCE au Cameroun. L’objectif du British Council est moins la valorisation du bilinguisme scolaire que le renforcement du système anglophone de formation classique, anglais, physique et mathématiques, et la crédibilité du diplôme de référence, le GCE, lequel devrait être compétitif à l’image du GCE zimbabwéen. Le mandat qui est actuellement confié aux coopérants britanniques est d’étendre la couverture des services à l’ensemble des dix provinces du pays, notamment dans les classes anglophones des collèges et lycées bilingues.

La structure de formation des enseignants du Secondaire est l’INSET Project, soit “Integrated in Service Training Project”, une création du gouvernement britannique, plus précisément l’Overseas Development Administration. Les stages sont locaux, quelques-uns ont lieu en Grande Bretagne, les candidats bénéficiant alors des bourses du Commonwealth. Le processus de socialisation professionnelle n’est pas hiérarchisé comme dans le cas français, mais il échappe également au contrôle du pays d’accueil.

En somme, il convient de souligner le pouvoir différentiel des bailleurs de fonds occidentaux, notamment la France et la Grande-Bretagne, dans le jeu d’équilibre du système éducatif au Cameroun. Cependant, l’action collective pour la construction du bilinguisme d’État au Cameroun ne bénéficie pas de toutes les potentialités escomptées et aucun des trois acteurs sociaux susmentionnés ne peut se targuer de jouer un jeu gagnant. Bien au contraire, dans des allocutions officielles, le bilinguisme coûte cher et les regards des promoteurs publics de l’enseignement formel se tournent avec insistance sur les offres de formation des promoteurs privés, confessionnels et laïcs.

La dualité du système d’enseignement privé dans la construction sociale des identités

Missionnaires et laïcs sont des promoteurs de l’enseignement privé au Cameroun et des partenaires sociaux stratégiques du système éducatif national. Leur contribution aux offres de formation est inestimable mais les efforts des uns et des autres s’insèrent dans des projets esseulés par rapport à l’ensemble des réflexions critiques et propositions relatives à l’enseignement en général, et au bilinguisme officiel en particulier. Cette démarcation produit des “logiques de sens”, par une acception nouvelle du projet d’éducation. Il s’opère ainsi comme une division du travail social ancrée dans une dualité de l’enseignement privé par des acteurs collectifs qui construisent socialement des identités. C’est ainsi que l’enseignement confessionnel fonctionne comme un système éducatif à part, avec des normes de comportement préétablies.

La construction sociale de l’enseignement professionnel

La construction sociale de l’enseignement confessionnel peut être appréhendée de manière judicieuse par une approche à la fois récurrente et sociohistorique qui prend en compte trois facteurs : 1-la place de l’Église dans l’idéologie colonialiste; 2- l’école et la langue de l’enseignement dans l’imaginaire religieux occidental; 3-le prestige social et la remise en cause de l’enseignement confessionnel dans l’État postcolonial.

L’Église dans l’idéologie coloniale tient une place prépondérante. Selon Althusser, la religion est l’appareil idéologique d’État et l’Église a joué, à juste titre, ce rôle dans l’ouverture coloniale européenne à travers l’Afrique en général et le Cameroun en particulier. Une division du travail colonial prend place dans les différents empires coloniaux, centrée sur les missions dévolues à l’Église et à ses promoteurs : sous les régimes allemand et britannique successifs qui constituent le couple anglo-saxon, l’activité de l’église s’accompagne du progrès social qui articule la trilogie chapelle, dispensaire, école. Cette trilogie, qui signifie évangélisation, santé, enseignement, constitue un capital social inégalement réparti à travers les régions et à travers les groupes ethniques. Les “zones utiles” du colonialisme ont été la plate-forme sur laquelle se générait le capital social et à partir duquel il se diffusait dans les autres régions moins prospères. Les groupes ethniques profondément évangélisés (Bassa, Douala, Boulou, Ewondo, Bakweri, Bali, Moundang… ) ont bénéficié de solides structures de santé, mais surtout ont vu leurs langues “normalisées” en tant qu’outils d’évangélisation dans les régions moins touchées par l’action missionnaire. Ces langues normalisées par l’évangélisation ont eu un statut particulier dans l’administration coloniale en raison de leur fonction pratique, notamment dans l’armée et la police. Le pouvoir colonial français dès 1916 vient tout simplement renforcer les acquis de la division coloniale du travail au Cameroun. Au Cameroun anglophone, a contrario, une autonomie réelle permet aux missionnaires de prendre en charge les instances de socialisation que sont l’Église, l’enseignement et la question linguistique.

L’enjeu colonial des langues d’enseignement est à rechercher dans les missions assignées aux missionnaires. En Afrique, l’enseignement confessionnel date de l’époque des premières conquêtes coloniales, bien avant Berlin 1884 qui consacre la charte du colonialisme occidental dans le monde. Les premières écoles ont été en conséquence confessionnelles. L’approche anglosaxonne a permis l’insertion des langues locales dans le processus de scolarisation, notamment dans les premières années de l’enseignement élémentaire et dans certaines activités de la vie publique. L’Église protestante a été plus souple avec les langues locales que l’Église catholique, mais l’Église en général a investi le rural et l’urbain pour le développement de cette trilogie : évangélisation, santé, enseignement. Le statut de salarié des missionnaires français a réduit leur volonté de développer les langues locales dans le système d’enseignement aux colonies du fait des réticences de la métropole. L’État post-colonial hésite à nationaliser l’enseignement, d’autant que le système confessionnel est alors valorisant, prestigieux et sérieux. Le maintien de la présence occidentale dans le volet catholique (Canadiens, Belges, Français, Espagnols) et dans le volet protestant (Américains, Hollandais, Britanniques, Scandinaves) garantit la pertinence des ressources mobilisables en budget, logistique et personnel enseignant. Jusqu’au milieu des années 1970, l’enseignement confessionnel produit la meilleure forme de coopération avec l’Occident, notamment dans le cycle d’études secondaires. Mais, paradoxalement, le bilinguisme d’État anglais/français n’est pas à l’ordre du jour, ni aux séminaires destinés à former les prélats, ni dans les collèges classiques pourtant de grande renommée : Bonneau (Ebolowa), Vogt (Yaoundé), Foulassi (Sangmélima), Libamba et Makak (région Bassa), Libermann (Douala). D’autres langues européennes y sont prioritaires (allemand, grec, latin, espagnol) auxquelles s’ajoutent, dans la mesure du possible, les langues locales : l’ewondo à Vogt et le douala à Libermann. S’instaure alors une logique de compétition qui s’étend sur l’enseignement et contraint les missionnaires à recentrer leurs objectifs.

Leprestige social de l’enseignement confessionnel, longtemps entretenu dans les consciences collectives, s’harmonise désormais avec sa remise en cause, depuis le début des années 1980. L’africanisation de l’enseignement confessionnel affaiblit les rapports de coopération avec l’Occident dont les missionnaires interviennent par endroits et en nombre fort limité. Trois facteurs caractérisent désormais l’enseignement confessionnel au Cameroun. En premier lieu, les offres de formation de ce type d’enseignement couvrent simultanément les zones rurale et urbaine, complétant en cela celles de l’État et confirmant ses ambitions de demeurer sur l’ensemble du territoire national. L’enseignement primaire, son domaine de préférence, concentre environ 73% des écoles du secteur privé et son action est prépondérante au Cameroun anglophone, alors que sa crédibilité a été construite dans le cycle d’études secondaires. En deuxième lieu, il y a une dichotomie de normes de comportements, et de stratégies d’enseignement, entre catholiques et protestants. Ils évoluent en obéissant à des directions étanches, à des destins singuliers et à une différenciation à plusieurs niveaux, dans le mode de gestion du capital humain, des programmes scolaires et des modes de socialisation. Enfin, les rapports entre l’enseignement confessionnel et le bilinguisme d’État au Cameroun demeurent complexes, équivoques. Le français et l’anglais occupent une place importante dans les programmes scolaires, notamment ceux qui concernent les classes d’examen. Mais c’est l’exploitation politique du bilinguisme d’État que réprouvent les promoteurs de ce volet de l’enseignement, en dépit des subventions que l’État lui alloue annuellement. L’enseignement supérieur confessionnel génère des ressources financières importantes du fait des frais de scolarité. Mais le sérieux avec lequel les études y sont dispensées, à l’image de l’Université catholique d’Afrique Centrale à Yaoundé, renforce la logique de compétition avec l’État et le privé-laïc, à défaut de la recherche de nouvelles formes de coopération endogène.

La construction sociale de l’enseignement laïc

La construction sociale de l’enseignement privé-laïc peut s’articuler autour de quatre points saillants : 1- un accent poussé pour la vie urbaine; 2- un engouement pour les cycles d’études secondaires et supérieures; 3- un rapprochement sensible vers le bilinguisme d’État; 4- des effets d’amateurisme réguliers.

La vie urbaine caractérise ce type d’enseignement. L’enseignement privé-laïc repose moins sur des projets collectifs, à l’image de l’enseignement confessionnel, que sur des ambitions individuelles d’hommes d’affaires plus ou moins connus ou d’enseignants reconvertis aux affaires. Ce qui le caractérise, c’est son insertion dans la vie urbaine exclusive. Il se développe dans les centres urbains assez importants par la démographie et les activités économiques, ayant une tradition scolaire relativement ancienne. Son essor se situe au début des années 1970, dans les régions prospères et de bon niveau scolaire (l’Ouest, le Littoral et le Centre-Sud). Les années 1970 correspondent à un accroissement démographique important et une croissance économique non négligeable au Cameroun. Les coûts de scolarisation y sont élevés dans les collèges laïcs, notamment dans le cycle d’études secondaires, mais les couches sociales moyennes des zones urbaines disposent de ressources assez importantes.

Les cycles d’études secondaires et supérieures (BTS) deviennent l’affaire des promoteurs laïcs, qui valorisent les filières techniques et professionnelles. Près de 70% d’établissements secondaires en 1994 appartiennent à l’enseignement privé-laïc tout court. À l’intérieur de ce secteur, 80% de ces établissements relèvent de l’enseignement technique et professionnel laïc. Cet engouement pour les domaines technique et professionnel coïncide avec la méfiance pour les études longues, la peur du chômage et le caractère abstrait et non opérant de l’enseignement général (Martin 1975, p183) Mais l’enseignement technique et professionnel reste exclu du bilinguisme officiel anglais/français.

Les rapports entre le privé-laïc et le bilinguisme d’État sont réels et ambigus, exception faite des filières technique et professionnelle. Paradoxalement, le caractère bilingue des écoles privées laïques est perceptible, davantage dans les niveaux de la Maternelle et du Primaire des villes. Les raisons peuvent être commerciales (le label bilinguisme se vend bien) ou liées à un besoin réel d’innovation (promoteurs visionnaires) qui n’exclut guère les dérapages et l’amateurisme.

L’amateurisme est aussi un facteur caractéristique de l’Enseignement privé-laïc, à plusieurs niveaux d’activités. L’instabilité du personnel enseignant (absence de formation adéquate, recrutements aléatoires, irrégularité des salaires, abandons de poste) côtoie des conditions d’hygiène et d’insécurité insoutenables et des activités très souvent clandestines (autorisation absente ou périmée, programmes scolaires non homologués). Les effets de ciseaux (décisions de suspension, de fermeture) n’atténuent guère l’ardeur des promoteurs habitués à mettre les pouvoirs publics “devant le fait accompli”, tout en brandissant l’argument d’une demande sociale criante, au regard de l’ampleur des effectifs en quête de scolarisation.

Conclusion  

Au terme de cette étude, il convient de dégager quelques éléments d’analyse à un double niveau, à la fois théorique et empirique.

1- L’analyse sociologique du bilinguisme articule l’enseignement, les cultures, les identités collectives, les représentations sociales et les stratégies différenciées d’acteurs à travers les concepts de reproduction et de transformation sociales. Ils demeurent des centres d’intérêt assez pertinents dès lors que sont pris en compte les processus d’élaboration en cours dans le temps et l’espace, des ressources et des modalités de l’échange.

L’État revendique une politique bilingue partout, sur l’ensemble des deux zones linguistiques anglophone et francophone. L’analyse des champs d’éducation formelle peut-elle faire l’économie du rôle de l’État et de celui de la société civile, inscrits dans des rapports d’interactions ? Au moment où la fabrique sociale prend place à travers des enjeux, tantôt sociétaux, tantôt communautaires, relatifs aux langues et aux cultures, la tentation est grande pour l’État-entrepreneur d’instrumentaliser l’école classique pour la transformation sociale : quête de culture nationale, tentatives d’uniformisation des identités communautaires entre collectifs anglophone et francophone, en l’occurrence, contrôle de la production et la circulation des élites, avec l’aide des coopérants français et britanniques.

2- Les Français soutiennent la langue française dans les écoles publiques dans les régions francophones et le bilinguisme dans les régions anglophones, même dans les écoles rurales enclavées.

3- Cependant, les Anglais privilégient la langue anglaise dans les écoles publiques et privées des régions anglophones.

4- En fonction des enjeux locaux et nationaux, les protestants, d’origine anglaise, hollandaise, américaine, scandinave, etc., développent l’enseignement des langues coloniales, anglais, français, allemand et des langues locales désignées comme langues véhiculaires, le douala, l’éwondo, le foufouldé, indifféremment dans les zones urbaines et rurales des régions anglophones et francophones. Les catholiques, d’origine italienne, espagnole, canadienne et française s’inscrivent dans l’enseignement formel des langues latines (français, espagnol, latin) et du grec tout en montrant des réserves pour les langues locales. Ils sont actifs dans les régions francophones, nonobstant la montée significative de catholiques d’expression anglaise. Le point de convergence réside dans l’engouement des catholiques et protestants tant pour les zones rurales que pour les villes. Enfin, les promoteurs d’écoles privées laïques soutiennent le bilinguisme officiel anglais et français, moins dans les écoles secondaires techniques que générales mais l’enseignement maternel et primaire de type urbain demeure leur terrain de prédilection.

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Analyse sociologique du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Camille Ekomo Engolo
Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université de Douala, Cameroun


RESUME — Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

ABSTRACT — This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably inuenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.

This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably in
uenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.


Cette étude veut rendre compte des rapports dialectiques et complexes qui se nouent entre l’État et la société. Les enjeux linguistiques et culturels qui en résultent finissent par révéler des positions de pouvoir centrées sur une instance de socialisation pertinente : l’école classique. Le niveau empirique de la problématique permet d’appréhender le Cameroun comme un cadre d’observation idéal, l’État étant bilingue et biculturel tandis que la société civile est caractérisée par une multiplicité ethnique et linguistique. L’évolution de l’État-Nation dans le contexte de l’Afrique noire pose les problèmes relatifs au développement économique et réitère l’urgence d’une articulation harmonieuse du politique et du social, de l’État et de la société civile en termes de construction et d’intégration nationales. Pendant les trente années qui ont succédé aux indépendances, le paradigme dominant a été l’intégration verticale, soit la dimension politique et institutionnelle du pacte social dans un territoire aux frontières artificielles (Sylla 1979).

Le niveau théorique de la problématique peut se formuler de la manière suivante : la société n’est plus réductible à un système intégré, un mode de production unique de l’État-nation. Un courant de pensée appelé “la politique éclatée” montre que les dimensions institutionnelle et politique ne suffisent plus à rendre intelligibles les difficultés d’existence et d’évolution de l’État-Nation. Nous formulons l’hypothèse suivante : la politique ne se conçoit et ne se comprend plus uniquement à partir d’un centre, le champ politique exclusivement. Il y a une multiplicité de rationalités et de logiques d’acteurs qui produisent du sens dans un monde social éclaté en appartenances communautaires, en calculs du marché, en divergences d’intérêts de groupe. Elles reproduisent des micropouvoirs ou pouvoirs périphériques dans différents champs sociaux que de nouvelles grilles d’analyses se doivent d’appréhender. Dans l’optique de Sfez ( 1982), une dispersion du sens des conduites collectives dans tout le corps social, il importe d’appréhender le phénomène politique à travers l’éparpillement de ses ramifications. Au Cameroun, l’État bilingue et biculturel articule un double système éducatif calqué sur les références culturelles de la France et du Royaume-Uni, en espérant homogénéiser sa base sociologique par trop hétéroclite. Nous appelons sous-systèmes intégrés, les systèmes éducatifs anglophone et francophone composant le système éducatif national au Cameroun.

Cet article propose le cadre théorique et la méthodologie avant de traiter des contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun dans une perspective diachronique, puis de montrer les disparités régionales éducatives face au développement et d’articuler les offres de formation et la problématique du bilinguisme d’État.

Repenser le cadre théorique et la méthodologie

Une instance de socialisation comme l’école classique mérite d’être analysée comme une chaîne “nationalitaire”, c’est-à-dire un phénomène sociologique qui entre dans les ressources de construction de l’État-Nation à partir d’un contrat social. Ce dernier articule le consensus, la coopération et l’échange. C’est pourquoi, pour le rendre opératoire, nous avons trouvé au concept de contrat social une batterie d’indicateurs théoriques.

Quelques indicateurs du contrat social  

Six variables ont été retenues :

·        1 : existence de membres d’une communauté ou d’une société évoluant sur un espace commun, physique ou mental;

·        2 : établissement d’interrelations entre ces membres produisant les formes d’interdépendance, ce que Bayart ( 1979) appelle processus d’assimilation réciproque qui suppose l’acceptation d’un idéal égalitaire dans les rapports sociaux;

·        3 : définition intelligible des positions et des rôles sociaux d’acteurs induisant une perception claire des enjeux vertical et horizontal de l’intégration, perception inscrite dans une multiplicité de perspectives de l’action collective : politique, économique, idéologique, culturelle;

·        4 : mise en œuvre des processus permettant l’actualisation de ces enjeux par l’institutionnalisation des conflits et la quête d’un impératif consensuel articulant les règles du jeu et posant en conséquence les fondements d’un pacte social;

·        5 : identification d’instances de socialisation dégageant des ressources pertinentes, susceptibles d’activer les formes d’interdépendance dans le monde concret : dans la fabrique sociale, l’école classique remplit parfaitement ce rôle, conformément aux thèses des approches structurofonctionnalistes;

·        6 : actualisation d’une analyse qui valorise des rapports de dépendance dans la perspective “centre-périphérie”, confirmant ainsi l’hypothèse néo-marxiste de l’État-Nation sans pour autant négliger l’analyse dynamique centrée sur la compétition, le conflit et le consensus.

L’approche holiste et structuro-fonctionnaliste qui donne une place de choix aux structures sociales par rapport à l’acteur, a longtemps privilégié la problématique d’un “Nous-national”déterministe et statique. Cette approche est plus institutionnelle alors que la théorie sociologique se présente aujourd’hui comme un champ dispersé par l’éclatement et la multiplicité des paradigmes liés à l’école classique. Notre étude se situe dans une perspective à la fois dynamique et constructiviste ancrée dans une valorisation de l’historicité. Au plan méthodologique, l’unité de l’analyse a privilégié, à travers l’approche qualitative, la recherche documentaire et les monographies.

Représentations sociales dynamiques de la cohabitation interculturelle

L’État bilingue se donne — entre autres— pour objectifs de favoriser la cohabitation entre deux communautés différentes par la langue et la culture, de réguler les rapports sociaux qui en découlent, de fixer les normes de comportements collectifs pour une vision du monde commune. L’idée force que nous retenons est que le pacte social dans un État bilingue dépasse le simple cadre de l’État-arbitre. Il faut tenir compte des ressources propres aux communautés ethniques en présence, au contexte sociohistorique qui a produit leurs identités collectives et les stratégies divergentes que les segments d’élites de chaque communauté affûtent pour occuper des positions de pouvoir dans l’espace commun en construction. Le lien social ne se construit donc pas nécessairement dans la dimension qui valorise le paradigme de l’intégration; dans des conditions historiquement déterminées, d’autres formes de rapports sociaux voient le jour, notamment l’inégalité, la domination et le conflit. Ces figures du lien social ne s’actualisent pas uniquement dans les pratiques collectives des acteurs : elles sont également présentes dans leurs représentations et leurs discours sur le social, lequel révèle des intérêts de groupes antagonistes.

Pour bien analyser l’évolution des rapports entre la société civile et l’État bilingue en formation dans un pays en développement tel que le Cameroun, nous nous inspirons du paradigme de Lapierre ( 1988). Celui-ci estime que deux communautés différentes par la langue, la culture et appelées à vivre ensemble, peuvent construire soit une relation de communication réciproque, soit une relation de domination relative, soit une relation de domination absolue.

Ce dispositif théorique décrit, dans le premier cas, un contexte de coopération et d’intégration : la réciprocité conduit à l’égalité le processus d’assimilation réciproque, soit une interpénétration sociale et culturelle des [deux] communautés en présence. Le troisième cas de figure, propre aux vieilles nations occidentales, confirme une double situation de suprématie de la langue de la communauté dominante et de déclin de la langue issue de la communauté dominée. C’est le deuxième cas, celui de la domination relative qui produit l’interaction, voire les conflits sociaux. Ce cas intéresse notre étude, du fait qu’il développe des situations de conflits latents ou ouverts, fondées sur des malentendus et des frustrations. Comment ce paradigme fait-il sens au Cameroun où l’État bilingue et la société civile construisent des rapports complexes ayant pour enjeu les positions de pouvoir et comme prétexte le bilinguisme officiel ? Comment l’historicité est-elle gérée dans la construction des rapports sociaux : est-elle orientée vers l’instauration d’un “bilinguisme vertical”, action du pouvoir politique ? Ou vers l’affermissement d’un “bilinguisme horizontal”, interactions entre acteurs sociaux ? Un des éléments de réponse est sans aucun doute l’ambiguïté du contexte géopolitique et la dualité de la vision de l’histoire.

Les contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Aucun système social ne saurait évoluer indépendamment de son environnement et du contexte sociohistorique qui le produit. Trois caractéristiques de la construction d’un système éducatif à vocation nationale dans un État bilingue sont développées ici : les formes de dépendance endogènes et les représentations sociales de la domination; les flux migratoires quasi unidimensionnels entraînant un faible processus d’assimilation réciproque entre les collectifs anglophone et francophone; les conséquences sociologiques des disparités éducatives tendant à s’installer de manière durable, tant à l’intérieur qu’entre les lieux de résidence que sont les zones urbaines et rurales.

Contexte géopolitique et gestion différenciée de l’historicité

Trois facteurs sont à prendre en considération dans l’émergence de l’État bilingue et biculturel au Cameroun le 1er octobre 1961 : 1- le géopolitique (en rapport avec l’étendue du territoire national), 2- le démographique (relatif à la répartition de la population entre anglophones et francophones), 3- le sociologique, notamment l’acquisition du progrès social, dans la distribution du capital social (Boudon & Bourricaud, 1986). Le tableau ci-après montre une situation de domination relative centrée sur des données naturelles.

GRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE

DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE EN FONCTION DES CRITÈRES LINGUISTIQUES ANGLOPHONES ET FRANCOPHONES Données géographiques Évolution de la population et démographiques en milliers d’habitants Régions Superficies 1960 1976 1987 1998 En km2 En pourcentage V.A V.A V.A V.A % % % Anglophone 42120 km2 800 1601 2100 3102 9.9% 20 20.9 19.51 22 Francophone 423090 km2 3 200 6062 8659 10998 90.1% 80 79.1 80.49 78 Total 465210 km2 4 000 7643 10759 14100 100 100 100 100 100 (Source PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé)

PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé

Le partage du Cameroun allemand en deux morceaux inégaux, l’un britannique, l’autre français a posé les bases d’un processus de décolonisation hégémonique fondé sur l’exploitation idéologique des inégalités naturelles. Le Cameroun anglophone, plus petit en territoire et en hommes, compte environ 10% de l’ensemble du territoire national et un quart des effectifs démographiques (compte non tenu des effets référendaires de 1961 par lesquels une partie du Cameroun britannique préfère le rattachement plutôt au Nigeria qu’au Cameroun francophone), le reste au profit de la communauté francophone. Les Camerounais anglophones connaissent ainsi un statut de minorité et les proportions démographiques des deux entités se sont confirmées aux différents recensements. Le rapport inégalitaire est-il préjudiciable au processus d’assimilation réciproque dans ces conditions ? Une théorie ethnolinguistique relative à la dynamique de l’État bilingue précise : “Plus la différence en nombre est grande entre les (deux) communautés appelées à vivre ensemble, plus le pourcentage de bilingues dans la communauté minoritaire est élevé, si toutefois d’autres facteurs n’interviennent pas”(Mackey 1979,29-30).

L’inégalité dans la distribution du capital social dans les zones linguistiques officielles au Cameroun est manifeste, le non-développement de la partie anglophone ayant eu un impact sur la construction du contrat social et constitué un handicap sérieux en matière de progrès social. La stratégie de l’appareil colonial britannique a consisté en un attentisme manifeste. L’administration coloniale britannique s’est contentée, pour des raisons d’efficacité de gestion, d’inféoder son morceau du Cameroun à la colonie voisine du Nigeria, avec toutes les formes de dépendance : au moins deux générations de Camerounais anglophones ont étudié au Nigeria; c’est pourquoi le Cameroun britannique avait été considéré comme “la colonie d’une colonie” (Gaillard 1989). La métropole, qui veut minimiser les coûts d’investissements envers les colonies, ralentit le développement endogène du Cameroun britannique. La faiblesse actuelle du capital social (voies de communication, hôpitaux, écoles et autres infrastructures à usage collectif) de cette région trouve ses origines dans cette politique de calcul. De la sorte, sept ans avant l’autonomie et la fédération des deux Cameroun, les Britanniques se servaient encore, dans leur zone d’influence, des infrastructures héritées de l’époque du colonialisme allemand. Lors de la formation de l’État bilingue le 1er octobre 1961, les Camerounais anglophones accusaient un retard considérable au plan du développement social au regard de la situation qui prévalait dans la zone francophone. Dans la communauté francophone, les segments d’élites produisent représentations collectives et discours normés sur le social pour asseoir les bases d’une domination structurelle et progressive. Un texte historique est explicite à ce sujet : “Le Cameroun français, quatre fois plus grand et trois fois plus peuplé que le Cameroun britannique, doit naturellement absorber les éléments de culture britannique qui ne sauraient s’opposer à la réunification de notre pays. Nous, francophones, avons l’avantage de l’étendue de notre portion de territoire et la majorité des populations (...). Nous avons une avance indiscutable en matière de progrès social et constituons sans doute le pôle attractif et le pivot de toute unification” (Eyinga 1984).

Pour atténuer les ardeurs des “assimilationnistes”, les élites de la communauté minoritaire se cristallisent sur la valorisation des particularismes culturels, la culture du colonisateur et les cultures africaines. Un porte-parole de l’exception culturelle anglophone évoque la thèse de l’acculturation et déclare : “Dès lors, à moins que les leaders et les intellectuels du Cameroun oriental (francophone) de qui relève l’initiative culturelle soient prêts à partager cette autorité avec leurs frères d’Outre-Moungo (anglophones), à moins qu’ils soient prêts à faire l’effort gigantesque nécessaire pour se libérer de la camisole de force des préjugés français, à moins qu’ils fassent preuve de probité intellectuelle pour admettre l’existence dans le système anglo-saxon d’éléments salutaires à ce pays, il y a peu de chance que survive l’influence anglaise, pas plus du reste que les valeurs africaines, dans la République du Cameroun” (Fonlon 1965).

Les différents acteurs présentent un social bigarré en quête de sens et sur lequel ils veulent imprimer les normes, les valeurs et les statuts, soit en termes de positions de pouvoir, soit en termes d’idéal égalitaire. Certes, la suprématie francophone a permis une “francisation” de certains secteurs de la vie nationale : monnaie, code de la route, armée, enseignement supérieur. L’État postcolonial s’emploie à construire sa légitimité et son rayonnement sur les fondements d’un contrat social qui rapproche, dans un impératif consensuel, les composantes nationales anglophone et francophone.

Le contexte de l’échange social à travers les migrations interrégionales

Le degré de mobilité des individus hors de leurs frontières linguistiques initiales peut-il favoriser un bilinguisme horizontal centré sur le développement des instances de socialisation dont les écoles ? L’hypothèse théorique retenue est la suivante : l’inégalité dans la distribution des équipements sociaux et des richesses économiques instaure un déséquilibre de fait dans la communication sociale, les flux migratoires et les projets de partenariat entre les communautés appelées à vivre ensemble; plus une zone linguistique concentre des biens et des services, plus elle attire des migrations vers elle et prive ses membres de l’effort d’apprendre la langue des arrivants, donc d’être bilingues.

Les raisons pour lesquelles anglophones et francophones quittent leurs régions respectives pour s’installer sont multiples et généralement liées à la demande/acquisition des services. Les individus développent des systèmes d’attentes légitimes à travers la mise en œuvre des migrations de types scolaire et professionnel. Trois types de régions provoquent des migrations collectives ou de grande importance : les régions de proximité géographique, les grands pôles économiques et les centres administratifs. C’est autour de ces régions que les taux de scolarisation tendent à s’accroître et que les écoles bilingues prospèrent relativement. Au Cameroun, les mutations professionnelles des fonctionnaires sont la cause péremptoire de migration. Du côté anglophone, la province du Sud-Ouest présente des chances de migrations tangibles du fait de ses ressources considérables (pétrole, villes portuaires : Limbé et Tiko) et de sa proximité avec Douala. Mais c’est surtout au Cameroun francophone que s’opèrent les migrations les plus importantes, qu’elles soient définitives ou temporaires, car la quasi-totalité du capital social y est concentrée. Ainsi la tendance au bilinguisme chez les anglophones est plus grande que chez les francophones, parce que les premiers formulent besoins et demandes puis obtiennent des services dans la langue française. Plus la zone est stratégique (potentiel économique, couverture scolaire et sanitaire, importance des services administratifs), plus denses sont les flux migratoires de la communauté en quête de services. Or, pour les ressortissants du Cameroun anglophone, les villes de Douala (capitale économique) et Yaoundé (capitale administrative) constituent des exemples patents de cet exode unidirectionnel : Douala détient, en effet, le taux le plus élevé des établissements anglophones de l’enseignement secondaire, public et privé inclus, soit 30% des effectifs nationaux. Yaoundé a été, trois décennies durant, la ville la plus pourvue en établissements de l’enseignement supérieur, ayant abrité neuf anglophones universitaires sur dix. Mais depuis la Réforme universitaire de 1993 qui crée et décentralise les Universités d’État, le Cameroun anglophone dispose d’une Université de tradition anglo-saxonne (langue, cursus, diplômes) qui renforce ses acquis culturels.

Les écoles anglophones sont majoritaires dans leur zone linguistique et quasi inexistantes au Cameroun francophone, exception faite des deux villes précitées et de Bafoussam, une ville économique, de proximité géographique. Il en est de même des écoles francophones de la zone anglophone, le phénomène étant plus sensible à Limbé que dans le reste de la région. En dépit des slogans politiques et discours officiels, le Cameroun compte à peine 10% d’écoles bilingues et moins de 5% dans le secondaire. Cette réalité ne pose-t-elle pas problème pour un État qui a construit sa légitimité, puis son rayonnement, sur le bilinguisme et le biculturalisme officiels ?  

Les conséquences d’une telle situation sont à rechercher dans une dynamique interculturelle quasi insignifiante du point de vue de la question scolaire. Mais cette dualité du social ne devrait pas masquer une autre réalité propre aux pays en développement : les disparités régionales éducatives, auxquelles viennent se superposer, dans le contexte camerounais, les exigences du bilinguisme d’enseignement.

Les disparités régionales éducatives et la question du développement

Pour étudier les disparités régionales éducatives, on peut privilégier la perspective diachronique et une argumentation récurrente, lesquelles mettent en relation l’histoire, les rapports sociaux et les offres/acquisitions d’éducation. En Afrique en général et au Cameroun en particulier, il y a un lien étroit entre les grandes régions d’exploitation économique, le développement des réseaux urbains et l’expansion scolaire des populations locales. Dès l’introduction de l’appareil colonial européen en Afrique, le concept de zone utile du colonialisme prend de l’ampleur (Martin 1977). Les acteurs s’appuient sur une rationalité économique pour minimiser les coûts et maximiser les gains d’investissement : la colonie ne doit pas coûter cher à la métropole dans l’effort de développement endogène. Il convient, pour cela, de s’intéresser aux zones économiques prospères pour l’exploitation et y développer les infrastructures sociales. Sont concernées par les zones utiles les régions côtières, les régions riches en ressources végétales (bois, plantations de type capitaliste) ou minières (pétrole, or, diamant, etc.). Les “zones moins utiles” englobent les régions pauvres, désertiques ou enclavées, ne présentant aucun intérêt stratégique.

Les inégalités sociales interrégionales

Pendant l’époque coloniale, au Cameroun français, trois grandes régions considérées comme zones utiles du colonialisme car propices à l’exploitation capitaliste (le Centre-Sud, le Littoral et l’Ouest) sont valorisées par l’appareil colonial qui y développe — entre autres— le capital scolaire (infrastructures, personnel qualifié, projets éducatifs). A contrario, les régions septentrionale et orientale sont considérées comme des zones moins utiles alors qu’elles concentrent des ressources non négligeables : production cotonnière et arachidière dans le premier cas, ressources minières (l’or de Bétaré Oya) et végétale (billes de bois) dans le second. Dans les régions septentrionales où les lamidats (chefferies traditionnelles chez les Peuls islamisés du Cameroun) imposaient le système religieux islamique, l’école coranique était un obstacle à l’expansion de l’école européenne plutôt réservée aux “païens” des populations vassalisées. L’État colonial maintenait ces inégalités endogènes en échange de l’exploitation des systèmes marchands de l’arachide et du coton. Dans la région de l’Est, les effets d’enclavement d’une part, la faible densité des populations, l’ancrage de celles-ci dans la vie forestière, d’autre part, expliquent l’insuffisance du capital social, dont l’État colonial ne voyait guère la nécessité. Le Cameroun britannique est caractérisé par un attentisme des sujets de Sa Majesté dont la stratégie a été de minimiser les coûts de la métropole dans l’effort de développement endogène, y compris la question scolaire (Ewané 1980). En inféodant leur morceau du Cameroun dans la colonie du Nigeria voisin, les Britanniques espéraient rationaliser la division du travail, du fait que les auxiliaires d’administration d’origine nigériane servaient de personnel d’appui à l’œuvre coloniale. Les “zones utiles” du Cameroun britannique se réduisaient, grosso modo, aux régions côtières de Tiko et Victoria (Limbé aujourd’hui) dans la province du Sud-Ouest, qui présentaient déjà de meilleurs scores de progrès social, par rapport à l’actuelle province anglophone du Nord-Ouest.

Au moment de l’accession à l’indépendance, l’État postcolonial récu-père le concept de “zone utile”pour l’orienter vers d’autres problématiques de développement, sans toutefois en préciser les contours. Les inégalités entretenues dans et par l’État colonial subsistent tant à l’échelle des régions que des populations. l’État postcolonial est partagé entre une politique de nivellement (équilibre entre les régions) et une politique de développement endogène (chaque région prend en main son destin), c’est-à-dire entre un Étatentrepreneur et un État-arbitre. Lorsqu’il construit sa légitimité sur un projet social qu’il veut consensuel, tel que le bilinguisme, l’État se fait à la fois “entrepreneur, opérateur et noyau du système social” (Naïr 1990, p237). Il intervient dans l’espace par l’organisation de la carte scolaire et universitaire, puis dans le temps par la répartition des moments consacrés à l’éducation au cours de l’existence humaine et des périodes qui la rythment (Fournier 1971). D’une part, il joue le rôle d’État-entrepreneur en revendiquant une place de choix dans l’édification de la Nation par une implication manifeste dans les systèmes productifs et une prise en charge effective des projets de développement aux niveaux économique, culturel et social. Face aux contraintes du développement, l’État se heurte à un triple travail d’éradication des disparités “inter et intra” régionales, en matière d’éducation, notamment. L’un des aspects consiste, pour les pouvoirs publics, à développer le système d’enseignement classique, monolingue français et anglais concomitamment, de manière à couvrir l’ensemble des besoins dans les deux zones linguistiques. Le deuxième aspect concerne la réduction des différenciations entre les zones urbaines et rurales. Le troisième aspect réside dans le projet de l’État camerounais d’inclure dans l’expansion scolaire un enseignement généralisé, susceptible de devenir, à long terme, la plate-forme de l’éducation nationale dans le pays. D’autre part, il agit en État-arbitre par son souci de développer la régulation des rapports sociaux dans sa recherche d’une position de neutralité dans l’articulation des échanges entre les communautés anglophone et francophone en l’occurrence mais aussi entre les opérateurs économiques quant à leur part d’investissement en faveur des populations. Il suscite la mise en place de rapports horizontaux, de type coopératif, à un triple niveau : 1- harmoniser les règles du jeu entre le national et l’international (interactions entre promoteurs nationaux et étrangers) d’une part, le national et le local (public et privé) d’autre part; 2- canaliser la tension, née de la vive rivalité dans le secteur privé national, entre le laïc et le confessionnel; 3- surveiller l’équilibre des rapports entre les segments d’élites francophones et anglophones tout en privilégiant l’essor du bilinguisme d’État.

Dès lors, la politique de nivellement est encouragée par l’Étatentrepreneur : d’un côté, le développement des régions relativement riches est freiné pour que soit enclenché celui des régions les moins avancées socialement et économiquement; de l’autre, une ponction systématique des richesses des régions riches est faite au profit des régions en retard. À titre d’exemple, les pouvoirs publics au Cameroun ont pratiqué et pratiquent la “politique d’équilibre régional”: privilégier le principe des réseaux de formation et de circulation des élites nationales; celles-ci doivent être représentatives de chaque région à travers les quotas. Cette pratique développe une culture de la médiocrité, notamment dans les régions en retard, au détriment du mérite et du goût de l’effort dans les régions socialement et économiquement avancées. Les recrutements dans les Grandes Écoles, les moyennes fixées aux examens, la répartition nationale des infrastructures scolaires — entre autres— participent de cette logique du pouvoir d’État. Cependant apparaît subrepticement le concept de zones utiles de développement qui conjugue l’exploitation économique des régions et la distribution du capital social, autrement dit les “bonnes raisons” du développement, en faveur des régions de grandes potentialités économiques. L’État postcolonial reprend à son propre compte l’exploitation des zones utiles de la colonisation, tout en s’efforçant d’intégrer les zones naguère marginalisées et considérées comme “zones d’éducation prioritaires”. Depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours, ces régions ont toujours affiché les taux de scolarisation les plus faibles du Cameroun d’expression française, restant ainsi en bas du tableau, avec la province anglophone du Nord-Ouest. Les déperditions scolaires dans ces zones induisent un effet de tassement de la pyramide scolaire vers la base. Elles s’accroissent au fur et à mesure qu’on monte la pyramide et génèrent pour l’enseignement secondaire de la même année une moyenne annuelle sensiblement nulle, soit 2,78% (Ekomo 1994). Le taux de croissance est de 32,69%. Dans le même ordre d’idées, le taux net de scolarisation s’élève à 67,5% en 1976, puis à 73,1% en 1987 et 76,3% en 1998. Le taux de croissance est alors de 13,03%.  

Les régions les moins touchées par la pauvreté relevaient de la “zone utile” de la colonisation et continuent de profiter des effets de structures des régions portuaires, respectivement Douala (Littoral), Kribi (Sud), Limbé (Sud-Ouest) et la capitale politique, Yaoundé (Centre). Ainsi, à mesure qu’on s’éloigne des régions côtières et du plus grand centre administratif du pays pour aller vers le “Grand Nord” (Adamaoua, Extrême Nord et Nord), la pauvreté s’accroît (PNUD 1998, p30). Les disparités interrégionales éducatives sont nettement plus explicites : les dix provinces camerounaises sont inégalement insérées dans l’appareil scolaire car les régions qui développent de forts indices de pauvreté sont également les plus touchées par l’analphabétisme; a contrario, les régions les plus exposées à la pauvreté conjuguent également les indices d’analphabétisme les moins significatifs.

Au Cameroun anglophone, l’inégalité scolaire entre le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, issue de l’époque coloniale, subsiste au détriment du premier. L’indice d’analphabétisme est plus significatif dans le Nord-Ouest que dans le Sud-Ouest. Ces deux provinces présentent des indices intermédiaires tant de pauvreté que d’analphabétisme, parce que le Nord-Ouest connaît des retards importants sur le plan social depuis la période coloniale. Pour l’enseignement primaire, le Sud-Ouest présente un taux de scolarisation de 21,6% contre 18% pour le Nord-Ouest. Dans le secondaire, le premier détient 2,44% contre 1,93% pour le second.

Au Cameroun francophone, la région septentrionale (trois provinces dont l’Adamaoua, l’Extrême-Nord et le Nord) demeure une zone de préoccupation scolaire constante. En dépit des offres d’éducation considérables octroyées par les pouvoirs publics, les disparités régionales éducatives jouent au détriment de cette région qui constitue un bastion d’analphabétisme quasi chronique, depuis l’époque coloniale allemande jusqu’à nos jours. L’indice d’analphabétisme du “Grand Nord” est le plus significatif de l’ensemble du pays, quelle que soit la province considérée. En conséquence, ses taux de scolarisation sont également les moins élevés dans l’enseignement primaire, de l’Adamaoua ( 9,6%) à la province de l’Extrême-Nord ( 9,0%) en passant par le Nord ( 9,1%). Le taux de scolarisation du secondaire est, lui aussi, à la traîne, soit 1,05% dans l’Adamaoua, 0,71% dans le Nord et 0,65% dans l’Extrême-Nord. La province de l’Est, naguère sous-scolarisée sous les différents régimes coloniaux allemand et français, affiche des indices de pauvreté et d’analphabétisme intermédiaires, elle améliore même ses performances dans l’enseignement primaire postcolonial ( 16,8%) et le secondaire ( 2,25%). Parmi les facteurs perturbateurs de l’expansion scolaire dans les régions septentrionale et orientale, outre la religion (Islam dans le Nord) et la faible densité des populations (dans l’Est), il convient de mentionner les mariages précoces, la soustraction des filles des réseaux scolaires, la forte implication des enfants dans la production de l’économie domestique (élevage des bovins et ovins dans le Nord, activités champêtres et chasse à l’Est). Enfin, dans les zones qui apparaissent comme économiquement utiles, la question scolaire est un facteur de compétition entre les groupes sociaux d’une part, et les régions, d’autre part dans le processus de scolarisation, les régions prisées sous le colonialisme (le Littoral en l’occurrence, suivi du Centre) cèdent la place aujourd’hui respectivement aux provinces de l’Ouest et du Sud. Dans l’enseignement primaire, l’Ouest vient en tête ( 25,7%), suivi du Sud ( 20,5%). Les provinces du Centre ( 20,5%) et du Littoral ( 19,4%) jouent les seconds rôles. S’agissant du secondaire, l’Ouest occupe le haut du pavé ( 4,95%) devant le Sud ( 4,9%). Le Centre ( 4,78%) et le Littoral ( 4,0%) confirment leurs positions de seconds. L’indice d’analphabétisme et le taux net de scolarisation permettent de soutenir la comparaison entre les sous-systèmes éducatifs anglophone et francophone, puis de rendre compte de leur niveau de productivité. Le sous-système anglophone se présente comme le plus à même de faire face aux contraintes de développement, eu égard à ses bons scores, bien qu’il soit difficile d’évaluer uniquement à partir de deux provinces face à un sous-système qui en compte quatre fois plus. Le sous-système éducatif anglophone subit moins de déperditions scolaires dans l’enseignement primaire ( 20,6%), puis dans le secondaire ( 4,3%) que le sous-système francophone, avec respectivement 33,4% et 6,0%. Un élément d’explication se rapporte au modèle structurant anglophone qui privilégie une socialisation d’option religieuse, maintenant en particulier (malgré la récession économique) des internats et des demi-pensions (cantines, foyers). Dans l’état des connaissances objectives actuelles, il est difficile de comparer les écoles proprement bilingues et les écoles monolingues quant aux taux de redoublement et d’abandon du fait de la non-fiabilité de la production statistique dans ce domaine. Mais les disparités entre les régions ne constituent qu’un aspect du problème de l’appareil scolaire dans les pays en développement. Il convient également de saisir ces inégalités à l’intérieur des régions en centrant l’analyse sur les lieux de résidence que sont les milieux rural et urbain.

Les inégalités sociales intrarégionales

Le système éducatif se heurte aux contraintes du sous-développement aux niveaux urbain et rural mais avec des écarts d’ancrage significatifs. Au Cameroun, la répartition de la population par lieu de résidence est de 55% de ruraux contre 45% de citadins. L’indice de pauvreté est plus élevé dans le monde rural que dans les zones urbaines mais ces dernières concentrent paradoxalement les trois quarts des équipements sociaux. En matière d’éducation, l’indice d’analphabétisme montre des écarts significatifs entre le rural et l’urbain, quelle que soit la région considérée. Mais il faut aller plus loin dans l’analyse pour appréhender les types et niveaux de problèmes qui entravent l’expansion du système éducatif dans un contexte de sous-développement et, partant, les écueils qui guettent l’essor du bilinguisme d’État. Trois types de problèmes en rapport avec l’appareil scolaire peuvent être pris en compte dans cette étude, notamment dans les contextes rural et urbain : les problèmes de logistique, les problèmes de personnel enseignant et la gestion différenciée des effectifs d’élèves. Ces problèmes sont imbriqués les uns dans les autres, de sorte qu’il est risqué de les isoler, même théoriquement dans le cadre d’une étude.

Les problèmes de logistique se posent eu égard aux locaux qui ne répondent plus aux normes actuelles de développement. Ne serait-il pas approprié de poser le problème en termes de besoins sociaux plus que de demande sociale de la part des populations locales ? Ces besoins constituent des attentes légitimes plus ou moins urgentes selon le milieu (rural ou urbain) et le groupe social. Dans les zones rurales, les locaux sont construits la plupart du temps en matériau précaire, au point que les paysans ne parviennent guère à les entretenir au-delà d’un nombre limité d’années. Moins d’une école sur cent est en matériau durable, souvent à la suite d’actions isolées de segments d’élites jouissant de positions de pouvoir au sein de l’appareil administratif. En milieu urbain, les problèmes de maintenance se posent également tant pour les bâtiments que pour les tables-bancs; par ailleurs, les systèmes d’électrification et d’adduction d’eau sont presque inexistants; cependant, pour survivre, certaines écoles primaires jouent sur le système de location et abritent, lorsqu’elles le peuvent, un enseignement secondaire en cours du soir. C’est dans ces conditions que les locaux peuvent être électrifiés. Mais les actes de vandalisme isolés ou organisés contribuent au délabrement de nombreux établissements scolaires de l’enseignement élémentaire (maternel et primaire) et secondaire, non protégés par des enclos bétonnés. Une des solutions envisagées par les pouvoirs publics et les autres promoteurs de l’éducation collective est l’habitat de proximité du personnel enseignant.

Les problèmes relatifs au plan de carrière des enseignants constituent un autre volet de la question scolaire dans les pays en développement. Ils peuvent être saisis dans trois dimensions : 1- qualification/formation; 2- prestations salariales; 3- redistribution équitable d’enseignants en fonction des besoins d’éducation. S’agissant de la première dimension, il convient de mentionner qu’elle se fait de manière anarchique : seuls les enseignants du secteur public de l’enseignement élémentaire évoluent en milieu organisé, bénéficiant des offres de formation des Écoles Normales. Pendant ce temps, le secteur privé offre, lorsque cela est nécessaire, une formation, rapide, non diplômante et au rabais. Or, l’enseignement privé au Cameroun est un secteur décisif de l’appareil scolaire et nous montrerons son poids déterminant sur le système éducatif. Les journées pédagogiques nationales de courte durée — quelques jours par an— organisées par le ministère de l’Éducation nationale et concernant à la fois les secteurs public et privé de l’enseignement élémentaire sont dérisoires devant l’ampleur des besoins de formation du corps enseignant. De la sorte, l’enseignement privé, laïc en l’occurrence, se caractérise dans l’ensemble par l’amateurisme et l’improvisation, tandis que les enseignants du secteur public, en raison de la modicité des prestations salariales, orientent efforts et compétences vers des investissements extraprofessionnels dans des activités lucratives.  

La deuxième dimension, relative aux prestations salariales, est une préoccupation majeure de la vie professionnelle dans le système d’enseignement. Certains effets de ciseaux (ponction sèche allant jusqu’à 60% du salaire due à la récession économique et aux mesures drastiques du Fonds Monétaire International) entraînent le maintien de salaires bas, en dépit de la stabilité des paiements dans la Fonction publique. D’autres effets de ciseaux (réduction des subventions publiques) concernent également l’enseignement privé qui offre des salaires dérisoires générant des abandons de postes considérables. La troisième dimension, portant sur la redistribution des enseignants en fonction des besoins d’éducation, pose un problème de justice sociale entre les régions sollicitées et les régions marginalisées des zones urbaine et rurale. Le problème se pose moins dans l’enseignement privé-laïc que dans le privé confessionnel et le secteur public. Certaines catégories d’enseignants évoluent de manière durable dans les zones rurales tandis que d’autres se stabilisent en milieu urbain, sans que soient correctement définies les normes de mobilité professionnelle. D’autres catégories d’enseignants, à l’intérieur d’un milieu rural ou urbain donné, favorisent une forte concentration du capital humain au détriment d’autres milieux. L’égalité des chances pour tous est par conséquent aléatoire, eu égard à l’incohérence de gestion du personnel enseignant. Reste alors le dernier type de problèmes, inhérent à la gestion différenciée du capital humain des effectifs d’élèves.

Les problèmes de gestion différenciée d’effectifs d’élèves se posent singulièrement, selon qu’on évolue en milieu urbain ou en milieu rural. En milieu urbain, l’accent est mis sur l’insuffisance du capital social (infrastructures) tandis qu’en milieu rural, le problème soulevé est celui de l’insuffisance du capital humain (faibles effectifs d’élèves et d’enseignants). En milieu urbain, la gestion scolaire s’appuie sur la pratique du temps partiel ou mitemps : dans un seul espace physique, deux écoles partageant des locaux communs évoluent séparément, l’une dans la matinée, l’autre l’après-midi. Cette gestion de l’enseignement primaire est le fait du secteur public, fort impliqué dans la résorption des besoins d’éducation au niveau élémentaire. Le phénomène de temps partiel en milieu scolaire, vieux d’une trentaine d’années, manifeste les déficiences du système éducatif, une gageure pour les pouvoirs publics qui se heurtent, dans les zones rurales, à un autre problème non moins important mais posé à l’envers : pour rationaliser l’offre d’éducation, l’État affecte un enseignant à deux niveaux de classe. Une école primaire publique fonctionne en conséquence avec trois instituteurs dont le Directeur. Ces effectifs peuvent être revus à la baisse dans les régions enclavées ou faiblement dotées en ressources. Les populations locales les mieux organisées recourent alors au système de bénévolat pour pallier les insuffisances dues aux abandons de poste. Le bilinguisme d’État devient, dans ces conditions, une utopie et sa réalisation n’est possible que par la volonté politique de l’élite modernisatrice.

Offres d’éducation et niveaux de problématique du bilinguisme d’État

Dans les pays en développement, l’appareil scolaire évolue avec d’énormes contraintes à la fois budgétaires, organisationnelles et techniques, auxquelles s’ajoutent les contraintes linguistiques. L’unité nationale se construit autour de la langue de l’école classique, si bien que le sociolinguiste et le politique se disputent la responsabilité du choix relatif aux langues des systèmes d’enseignement. En Afrique, certains États ont imposé des langues d’enseignement non européennes (arabe au Maghreb, Somali en Somalie, Éthiopie, etc.), d’autres ont essayé puis ont renoncé (Guinée, Ghana, Madagascar… ). Le Cameroun a fait le choix des langues européennes héritées de la double colonisation pour construire son identité nationale et son système éducatif. Cependant, les promoteurs de ce système éducatif développent des lectures divergentes de la question scolaire qui impliquent des manières singulières de produire les rapports sociaux. De manière générale, quatre acteurs sociaux interviennent dans les offres de formation et d’éducation au Cameroun : trois nationaux (l’État, le système confessionnel et le système laïc) et un étranger (le collectif britannique et français, par la coopération sans pour autant que soient exclus d’autres pays). Chacun des acteurs intervient avec une acception particulière du système éducatif et du bilinguisme d’État, produisant par conséquent une multiplicité de “logiques de sens”qui affaiblit plutôt le projet d’éducation nationale. Trois points vont être développés en rapport avec l’intervention des acteurs collectifs impliqués dans la question scolaire au Cameroun : 1- les contraintes de l’État dans les offres d’éducation; 2- la logique compétitive de la coopération franco-britannique; 3- le dualisme dans les offres d’éducation des missionnaires et des laïcs.

L’État camerounais et la coopération franco-britannique dans la construction du bilinguisme : somme nulle ?

La somme nulle est le résultat du jeu non coopératif, des divergences d’options du fait des intérêts de groupe. Dans la problématique du bilinguisme d’État au Cameroun, la formulation des besoins publics et offres de formation, la fixation des objectifs communs et l’harmonisation des champs de qualification professionnelle français et britannique ne s’intègrent guère dans les programmes officiels du bilinguisme. L’État camerounais se place moins dans un système d’attentes légitimes vis-à-vis de ces formes de coopération, souvent plus politiques que techniques. Les coopérants britanniques, quant à eux, construisent, à d’autres niveaux de relations sociales, des projets extraprofessionnels, loin des problématiques de l’appareil scolaire au Cameroun.

Les contraintes de l’État camerounais dans les offres d’éducation

L’État doit conjuguer simultanément deux priorités en matière d’éducation. D’abord, il intervient dans les systèmes monolingues anglophone et francophone; ensuite, il se réserve le choix de promouvoir le bilinguisme dans le système éducatif en renforçant la présence francophone au Cameroun anglophone et la présence anglophone dans le reste du pays à travers la création des lycées bilingues. Dès lors, il agit concomitamment aux niveaux de la Maternelle ( 68,7% d’établissements), du Primaire ( 56,4%), du Secondaire général ( 51,0%) et du Secondaire technique ( 20%). Il intervient simultanément aussi bien dans les écoles monolingues que dans les écoles bilingues. L’enseignement maternel est l’affaire des zones urbaines, des couches sociales moyennes et supérieures, du secteur public et du secteur privé. Mais l’enseignement maternel n’est pas encore perçu dans le corps social comme un enseignement normal, les enfants étant à un âge où l’acquisition de la langue maternelle (langue locale) est nécessaire avant les langues européennes. L’acception bilingue de ce niveau d’enseignement est encore non perçue par bon nombre de parents d’élèves. La place du bilinguisme y est donc restreinte, du fait de son élitisme dans les représentations sociales pour lesquelles l’enseignement “normal” commence au niveau du Primaire. Pour l’enseignement primaire, trois axes sont à prendre en considération. Le premier montre une démarcation explicite des écoles anglophones du secteur public vers le secteur privé, cependant que les francophones renforcent leur présence dans les écoles publiques. Dans la psychologie collective britannique ayant caractérisé l’identité sociale anglophone, socialisation scolaire et socialisation religieuse vont ensemble et les écoles confessionnelles se présentent comme garantes de cette articulation. A contrario, l’identité collective francophone, appréhendée de manière récurrente à travers les traits de psychologie coloniale français, est cimentée par le modèle républicain de l’école laïque. Le deuxième axe dévoile l’ampleur des responsabilités de l’État-entrepreneur dans la création et le fonctionnement des écoles en situation de minorité : les écoles anglophones au Cameroun francophone et les écoles francophones d’Outre-Moungo. Cet axe est significatif pour la dynamique interculturelle issue des flux migratoires et favorable à un “bilinguisme horizontal” qui génère un processus d’assimilation réciproque. Le troisième axe confirme le bilinguisme d’État comme un produit spécifiquement urbain des couches sociales moyenne et supérieure, les zones rurales étant vouées, de fait, au système de monolinguisme officiel.

S’agissant du secondaire, l’enseignement général et l’enseignement technique bénéficient inégalement des investissements publics. Comme pour le primaire, les promoteurs de l’enseignement privé se chargent de l’enseignement technique professionnel, laissant à l’État le soin de développer l’enseignement général et le volet bilinguisme qui est son cheval de bataille, à travers les lycées et collèges d’enseignement secondaire. Des établissementspilotes, à l’image du lycée bilingue de Buéa, ont inspiré les pouvoirs publics qui voulaient développer et vulgariser le paradigme du “bilinguisme parfait”. Les politiques de l’éducation étaient inspirées par la thèse suivante : les structures scolaires telles qu’elles existent favorisent un enseignement parallèle et donc une distanciation sociale entre anglophones et francophones. En changeant les structures scolaires par le renforcement du processus de bilinguisation, on aboutirait à l’émergence d’une nouvelle identité sociale. La création des classes bilingues dans le premier cycle de l’enseignement secondaire implique la conjugaison de deux programmes scolaires, anglophone et francophone, l’objectif étant la production d’une personnalité bilingue et biculturelle. La généralisation de ce modèle sur l’ensemble du territoire a été un échec pour de multiples raisons : une démographie galopante avec des effectifs pléthoriques par salles de cours, l’insuffisance des ressources budgétaires et humaines en termes de formation/qualification, une absence de volonté politique des pouvoirs publics camerounais qui ne parviennent guère à tirer profit de la double coopération franco-britannique (Courade 1978, p759).

Pour l’enseignement supérieur, l’État camerounais a permis une décentralisation des structures : six universités publiques, à Yaoundé (Yaoundé I et Yaoundé II), Douala, Dschang, Ngaoundéré et Buéa. Cette dernière est de tradition anglo-saxonne (langue, diplômes, cursus) et les études y sont dispensées exclusivement en anglais. Ce cas peut-il être considéré comme une remise en cause du principe de personnalité au détriment de la communauté francophone ? Les anglophones désireux de poursuivre les études ailleurs dans le pays ne sont soumis à aucune restriction. Les formes de régulation des rapports sociaux par l’État pour ménager le statut de la minorité anglophone peuvent-elles déboucher plus tard sur une reformulation des droits linguistiques — principe de territorialité— au sein de l’État bilingue ? Comment ce dernier exploite-t-il l’apport des protocoles d’accords franco-britanniques ? Intègre-t-il les partenaires britanniques et français dans une plate-forme de négociations communes pour un jeu à somme positive (gain collectif) ou cherche-t-il à individualiser les rapports de coopération et risquer un jeu à somme négative (perte collective)?

La logique compétitive du couple franco-britannique

Les Assistances techniques française et britannique sont les deux sources de coopération bilatérale les plus systématisées et les plus politisées parce que caractérisées par des protocoles d’accords complexes et opaques. Le système éducatif national au Cameroun étant constitué de deux composantes, française et britannique, les ex-métropoles demeurent les références ultimes en matière de changements, d’innovations, d’interrogations portant sur les conditions de fonctionnement du système éducatif. La première remarque à faire est que les stratégies française et britannique dans le cadre du système éducatif en général et du bilinguisme en particulier, sont individualisantes, tandis que la logique d’action est concurrentielle. Trois axes d’actions sont retenus : les champs d’investissement, le mode de formation des formateurs et les sources de financement La France adopte une démarche offensive. Dès le milieu des années 1980, les coopérants français créent une structure de formation et d’évaluation des qualifications professionnelles appelée “Opération bilinguisme” (OB). Celle-ci fonctionne comme une boîte noire qui génère des transactions et une logique de mobilité professionnelle que seule l’Assistance technique française contrôle.

D’abord, un investissement ciblé vers les établissements anglophones du pays mais surtout les provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Sont concernés par cette mesure environ 80% d’écoles primaires et enseignants anglophones. L’action la plus significative de la coopération française est la valorisation professionnelle des instituteurs des écoles primaires anglophones. Celles-ci sont dénommées “écoles bilingues” du fait d’un investissement accentué en français langue étrangère (FLE) et français langue officielle (FLO).

Ensuite, l’Opération Bilinguisme (OB) se charge de la formation locale (séminaires, journées pédagogiques) et de la formation en France (Besançon) des enseignants camerounais. L’analyse de contenu des correspondances échangées ( 830 exactement) entre la Direction de l’Opération Bilinguisme et les enseignants relevant de ce programme, permet de construire une typologie du monde vécu du travail, des trajectoires professionnelles et de la perception de l’avenir, dans la perspective de Sainsaulieu ( 1985). Trois types d’identités professionnelles sont générés par cette formation et traités inégalement par les initiateurs français du projet. Au bas de l’échelle, les “maîtres bilingues”, tous d’origine anglophone, assurent, en plus de leur charge horaire journalière, les enseignements de FLE. Partagés entre les hommes et les femmes, ils constituent les 90% des effectifs d’enseignants inscrits au programme de l’OB, évoluent davantage dans les zones rurales, sans une prime quelconque. Au milieu de l’échelle, les “maîtres déchargés”, d’origine francophone, exercent une heure journalière seulement et exclusivement dans les zones urbaines, les femmes constituant les 95% de cette catégorie d’instituteurs aux allures de professeurs. Au sommet de l’échelle, se trouvent les “animateurs pédagogiques”, exclusivement des hommes, très impliqués dans les stages de formation en France. Ils interviennent simultanément dans les villes et les zones rurales, assurent le suivi pédagogique des deux premières catégories et encadrent chacun une vingtaine d’écoles primaires environ. Ces enseignants, relevant tous du secteur public, assument différemment leurs identités procurées. La frustration habite les maîtres bilingues qui affichent une “identité de retrait”, constituée à la fois d’implication au travail et de désengagement. C’est pourquoi ils privilégient habituellement les ultimatums (l’enseignement du FLE contre les primes), puis sont carrément portésà la défection (refus d’enseigner le FLE) en dépit des mesures de suspension des salaires par l’administration centrale. La gratitude caractérise les maîtres déchargés qui présentent une “identité affinitaire” de solidarité conformiste, à travers des actes d’allégeance en faveur des chefs de l’OB et des positions de privilège auprès de l’Assistance technique française, par lesquels ils sollicitent — entre autres— le statu quo à leur grade actuel. Certes, le mode de recrutement des agents de l’Opération Bilinguisme est laissé à la discrétion de l’Assistance technique française, mais la recherche du statu quo par les bénéficiaires peut s’expliquer par le lieu de résidence (zone urbaine) et le sexe-ratio de dominante féminine. Et pour cause, le poste est gratifiant car il procure un budget-temps considérable permettant aux enseignants concernés de s’investir dans d’autres champs sociaux dont le domestique, le commerce ou les études. L’ambition, au-delà de la gratitude, est le propre des animateurs pédagogiques qui véhiculent une “identité denégociation”ou, plus précisément, de promotion, qui les pousse à surestimer leurs compétences respectives dans la structure française et par rapport à leurs rêves de mobilité socioprofessionnelle.

Enfin, les sources de financement du projet étant françaises, la gestion de la structure est, par là-même, rendue opaque et incontrôlable. Les dons en matériel didactique s’accompagnent de la prise en charge matérielle des problèmes d’enseignants, des mesures très offensives qui ne rencontrent pas toujours l’écho favorable des populations locales concernées ni celui des coopérants britanniques.

A contrario, la stratégie britannique est défensive (repli dans la zone linguistique initiale; investissement dans les formations classiques mathématiques, physique dans la langue anglaise et les établissements anglophones) et traduit une lecture divergente de la construction du système éducatif à travers des relations de coopération (Ekomo 1994, p436-439).  

Le champ d’investissement britannique se réduit au sous-système anglophone des classes secondaires et davantage dans les deux provinces qui constituent le Cameroun anglophone. Les protocoles d’accord ont été signés dans ce sens entre le ministère camerounais de l’Éducation nationale et le British Council dès 1984-1985, à peu près à l’époque où l’Opération Bilinguisme voyait le jour au Cameroun. Les corrections du GCE camerounais ont lieu, non plus à Londres, mais bien à Yaoundé, depuis 1988. Le caractère tatillon des examens et des corrections (cinq semaines environ) est perçu par les pouvoirs publics comme un facteur de dépenses inutiles : de nombreux impayés de prestations d’examens ont conduit le collectif d’enseignants anglophones à des grèves professionnelles d’une rare violence depuis 1991. Le British Council intervient par son arbitrage et une aide substantielle pour une meilleure production du GCE au Cameroun. L’objectif du British Council est moins la valorisation du bilinguisme scolaire que le renforcement du système anglophone de formation classique, anglais, physique et mathématiques, et la crédibilité du diplôme de référence, le GCE, lequel devrait être compétitif à l’image du GCE zimbabwéen. Le mandat qui est actuellement confié aux coopérants britanniques est d’étendre la couverture des services à l’ensemble des dix provinces du pays, notamment dans les classes anglophones des collèges et lycées bilingues.

La structure de formation des enseignants du Secondaire est l’INSET Project, soit “Integrated in Service Training Project”, une création du gouvernement britannique, plus précisément l’Overseas Development Administration. Les stages sont locaux, quelques-uns ont lieu en Grande Bretagne, les candidats bénéficiant alors des bourses du Commonwealth. Le processus de socialisation professionnelle n’est pas hiérarchisé comme dans le cas français, mais il échappe également au contrôle du pays d’accueil.

En somme, il convient de souligner le pouvoir différentiel des bailleurs de fonds occidentaux, notamment la France et la Grande-Bretagne, dans le jeu d’équilibre du système éducatif au Cameroun. Cependant, l’action collective pour la construction du bilinguisme d’État au Cameroun ne bénéficie pas de toutes les potentialités escomptées et aucun des trois acteurs sociaux susmentionnés ne peut se targuer de jouer un jeu gagnant. Bien au contraire, dans des allocutions officielles, le bilinguisme coûte cher et les regards des promoteurs publics de l’enseignement formel se tournent avec insistance sur les offres de formation des promoteurs privés, confessionnels et laïcs.

La dualité du système d’enseignement privé dans la construction sociale des identités

Missionnaires et laïcs sont des promoteurs de l’enseignement privé au Cameroun et des partenaires sociaux stratégiques du système éducatif national. Leur contribution aux offres de formation est inestimable mais les efforts des uns et des autres s’insèrent dans des projets esseulés par rapport à l’ensemble des réflexions critiques et propositions relatives à l’enseignement en général, et au bilinguisme officiel en particulier. Cette démarcation produit des “logiques de sens”, par une acception nouvelle du projet d’éducation. Il s’opère ainsi comme une division du travail social ancrée dans une dualité de l’enseignement privé par des acteurs collectifs qui construisent socialement des identités. C’est ainsi que l’enseignement confessionnel fonctionne comme un système éducatif à part, avec des normes de comportement préétablies.

La construction sociale de l’enseignement professionnel

La construction sociale de l’enseignement confessionnel peut être appréhendée de manière judicieuse par une approche à la fois récurrente et sociohistorique qui prend en compte trois facteurs : 1-la place de l’Église dans l’idéologie colonialiste; 2- l’école et la langue de l’enseignement dans l’imaginaire religieux occidental; 3-le prestige social et la remise en cause de l’enseignement confessionnel dans l’État postcolonial.

L’Église dans l’idéologie coloniale tient une place prépondérante. Selon Althusser, la religion est l’appareil idéologique d’État et l’Église a joué, à juste titre, ce rôle dans l’ouverture coloniale européenne à travers l’Afrique en général et le Cameroun en particulier. Une division du travail colonial prend place dans les différents empires coloniaux, centrée sur les missions dévolues à l’Église et à ses promoteurs : sous les régimes allemand et britannique successifs qui constituent le couple anglo-saxon, l’activité de l’église s’accompagne du progrès social qui articule la trilogie chapelle, dispensaire, école. Cette trilogie, qui signifie évangélisation, santé, enseignement, constitue un capital social inégalement réparti à travers les régions et à travers les groupes ethniques. Les “zones utiles” du colonialisme ont été la plate-forme sur laquelle se générait le capital social et à partir duquel il se diffusait dans les autres régions moins prospères. Les groupes ethniques profondément évangélisés (Bassa, Douala, Boulou, Ewondo, Bakweri, Bali, Moundang… ) ont bénéficié de solides structures de santé, mais surtout ont vu leurs langues “normalisées” en tant qu’outils d’évangélisation dans les régions moins touchées par l’action missionnaire. Ces langues normalisées par l’évangélisation ont eu un statut particulier dans l’administration coloniale en raison de leur fonction pratique, notamment dans l’armée et la police. Le pouvoir colonial français dès 1916 vient tout simplement renforcer les acquis de la division coloniale du travail au Cameroun. Au Cameroun anglophone, a contrario, une autonomie réelle permet aux missionnaires de prendre en charge les instances de socialisation que sont l’Église, l’enseignement et la question linguistique.

L’enjeu colonial des langues d’enseignement est à rechercher dans les missions assignées aux missionnaires. En Afrique, l’enseignement confessionnel date de l’époque des premières conquêtes coloniales, bien avant Berlin 1884 qui consacre la charte du colonialisme occidental dans le monde. Les premières écoles ont été en conséquence confessionnelles. L’approche anglosaxonne a permis l’insertion des langues locales dans le processus de scolarisation, notamment dans les premières années de l’enseignement élémentaire et dans certaines activités de la vie publique. L’Église protestante a été plus souple avec les langues locales que l’Église catholique, mais l’Église en général a investi le rural et l’urbain pour le développement de cette trilogie : évangélisation, santé, enseignement. Le statut de salarié des missionnaires français a réduit leur volonté de développer les langues locales dans le système d’enseignement aux colonies du fait des réticences de la métropole. L’État post-colonial hésite à nationaliser l’enseignement, d’autant que le système confessionnel est alors valorisant, prestigieux et sérieux. Le maintien de la présence occidentale dans le volet catholique (Canadiens, Belges, Français, Espagnols) et dans le volet protestant (Américains, Hollandais, Britanniques, Scandinaves) garantit la pertinence des ressources mobilisables en budget, logistique et personnel enseignant. Jusqu’au milieu des années 1970, l’enseignement confessionnel produit la meilleure forme de coopération avec l’Occident, notamment dans le cycle d’études secondaires. Mais, paradoxalement, le bilinguisme d’État anglais/français n’est pas à l’ordre du jour, ni aux séminaires destinés à former les prélats, ni dans les collèges classiques pourtant de grande renommée : Bonneau (Ebolowa), Vogt (Yaoundé), Foulassi (Sangmélima), Libamba et Makak (région Bassa), Libermann (Douala). D’autres langues européennes y sont prioritaires (allemand, grec, latin, espagnol) auxquelles s’ajoutent, dans la mesure du possible, les langues locales : l’ewondo à Vogt et le douala à Libermann. S’instaure alors une logique de compétition qui s’étend sur l’enseignement et contraint les missionnaires à recentrer leurs objectifs.

Leprestige social de l’enseignement confessionnel, longtemps entretenu dans les consciences collectives, s’harmonise désormais avec sa remise en cause, depuis le début des années 1980. L’africanisation de l’enseignement confessionnel affaiblit les rapports de coopération avec l’Occident dont les missionnaires interviennent par endroits et en nombre fort limité. Trois facteurs caractérisent désormais l’enseignement confessionnel au Cameroun. En premier lieu, les offres de formation de ce type d’enseignement couvrent simultanément les zones rurale et urbaine, complétant en cela celles de l’État et confirmant ses ambitions de demeurer sur l’ensemble du territoire national. L’enseignement primaire, son domaine de préférence, concentre environ 73% des écoles du secteur privé et son action est prépondérante au Cameroun anglophone, alors que sa crédibilité a été construite dans le cycle d’études secondaires. En deuxième lieu, il y a une dichotomie de normes de comportements, et de stratégies d’enseignement, entre catholiques et protestants. Ils évoluent en obéissant à des directions étanches, à des destins singuliers et à une différenciation à plusieurs niveaux, dans le mode de gestion du capital humain, des programmes scolaires et des modes de socialisation. Enfin, les rapports entre l’enseignement confessionnel et le bilinguisme d’État au Cameroun demeurent complexes, équivoques. Le français et l’anglais occupent une place importante dans les programmes scolaires, notamment ceux qui concernent les classes d’examen. Mais c’est l’exploitation politique du bilinguisme d’État que réprouvent les promoteurs de ce volet de l’enseignement, en dépit des subventions que l’État lui alloue annuellement. L’enseignement supérieur confessionnel génère des ressources financières importantes du fait des frais de scolarité. Mais le sérieux avec lequel les études y sont dispensées, à l’image de l’Université catholique d’Afrique Centrale à Yaoundé, renforce la logique de compétition avec l’État et le privé-laïc, à défaut de la recherche de nouvelles formes de coopération endogène.

La construction sociale de l’enseignement laïc

La construction sociale de l’enseignement privé-laïc peut s’articuler autour de quatre points saillants : 1- un accent poussé pour la vie urbaine; 2- un engouement pour les cycles d’études secondaires et supérieures; 3- un rapprochement sensible vers le bilinguisme d’État; 4- des effets d’amateurisme réguliers.

La vie urbaine caractérise ce type d’enseignement. L’enseignement privé-laïc repose moins sur des projets collectifs, à l’image de l’enseignement confessionnel, que sur des ambitions individuelles d’hommes d’affaires plus ou moins connus ou d’enseignants reconvertis aux affaires. Ce qui le caractérise, c’est son insertion dans la vie urbaine exclusive. Il se développe dans les centres urbains assez importants par la démographie et les activités économiques, ayant une tradition scolaire relativement ancienne. Son essor se situe au début des années 1970, dans les régions prospères et de bon niveau scolaire (l’Ouest, le Littoral et le Centre-Sud). Les années 1970 correspondent à un accroissement démographique important et une croissance économique non négligeable au Cameroun. Les coûts de scolarisation y sont élevés dans les collèges laïcs, notamment dans le cycle d’études secondaires, mais les couches sociales moyennes des zones urbaines disposent de ressources assez importantes.

Les cycles d’études secondaires et supérieures (BTS) deviennent l’affaire des promoteurs laïcs, qui valorisent les filières techniques et professionnelles. Près de 70% d’établissements secondaires en 1994 appartiennent à l’enseignement privé-laïc tout court. À l’intérieur de ce secteur, 80% de ces établissements relèvent de l’enseignement technique et professionnel laïc. Cet engouement pour les domaines technique et professionnel coïncide avec la méfiance pour les études longues, la peur du chômage et le caractère abstrait et non opérant de l’enseignement général (Martin 1975, p183) Mais l’enseignement technique et professionnel reste exclu du bilinguisme officiel anglais/français.

Les rapports entre le privé-laïc et le bilinguisme d’État sont réels et ambigus, exception faite des filières technique et professionnelle. Paradoxalement, le caractère bilingue des écoles privées laïques est perceptible, davantage dans les niveaux de la Maternelle et du Primaire des villes. Les raisons peuvent être commerciales (le label bilinguisme se vend bien) ou liées à un besoin réel d’innovation (promoteurs visionnaires) qui n’exclut guère les dérapages et l’amateurisme.

L’amateurisme est aussi un facteur caractéristique de l’Enseignement privé-laïc, à plusieurs niveaux d’activités. L’instabilité du personnel enseignant (absence de formation adéquate, recrutements aléatoires, irrégularité des salaires, abandons de poste) côtoie des conditions d’hygiène et d’insécurité insoutenables et des activités très souvent clandestines (autorisation absente ou périmée, programmes scolaires non homologués). Les effets de ciseaux (décisions de suspension, de fermeture) n’atténuent guère l’ardeur des promoteurs habitués à mettre les pouvoirs publics “devant le fait accompli”, tout en brandissant l’argument d’une demande sociale criante, au regard de l’ampleur des effectifs en quête de scolarisation.

Conclusion  

Au terme de cette étude, il convient de dégager quelques éléments d’analyse à un double niveau, à la fois théorique et empirique.

1- L’analyse sociologique du bilinguisme articule l’enseignement, les cultures, les identités collectives, les représentations sociales et les stratégies différenciées d’acteurs à travers les concepts de reproduction et de transformation sociales. Ils demeurent des centres d’intérêt assez pertinents dès lors que sont pris en compte les processus d’élaboration en cours dans le temps et l’espace, des ressources et des modalités de l’échange.

L’État revendique une politique bilingue partout, sur l’ensemble des deux zones linguistiques anglophone et francophone. L’analyse des champs d’éducation formelle peut-elle faire l’économie du rôle de l’État et de celui de la société civile, inscrits dans des rapports d’interactions ? Au moment où la fabrique sociale prend place à travers des enjeux, tantôt sociétaux, tantôt communautaires, relatifs aux langues et aux cultures, la tentation est grande pour l’État-entrepreneur d’instrumentaliser l’école classique pour la transformation sociale : quête de culture nationale, tentatives d’uniformisation des identités communautaires entre collectifs anglophone et francophone, en l’occurrence, contrôle de la production et la circulation des élites, avec l’aide des coopérants français et britanniques.

2- Les Français soutiennent la langue française dans les écoles publiques dans les régions francophones et le bilinguisme dans les régions anglophones, même dans les écoles rurales enclavées.

3- Cependant, les Anglais privilégient la langue anglaise dans les écoles publiques et privées des régions anglophones.

4- En fonction des enjeux locaux et nationaux, les protestants, d’origine anglaise, hollandaise, américaine, scandinave, etc., développent l’enseignement des langues coloniales, anglais, français, allemand et des langues locales désignées comme langues véhiculaires, le douala, l’éwondo, le foufouldé, indifféremment dans les zones urbaines et rurales des régions anglophones et francophones. Les catholiques, d’origine italienne, espagnole, canadienne et française s’inscrivent dans l’enseignement formel des langues latines (français, espagnol, latin) et du grec tout en montrant des réserves pour les langues locales. Ils sont actifs dans les régions francophones, nonobstant la montée significative de catholiques d’expression anglaise. Le point de convergence réside dans l’engouement des catholiques et protestants tant pour les zones rurales que pour les villes. Enfin, les promoteurs d’écoles privées laïques soutiennent le bilinguisme officiel anglais et français, moins dans les écoles secondaires techniques que générales mais l’enseignement maternel et primaire de type urbain demeure leur terrain de prédilection.

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Analyse sociologique du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Camille Ekomo Engolo
Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université de Douala, Cameroun


RESUME — Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

ABSTRACT — This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably inuenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.

This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably in
uenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.


Cette étude veut rendre compte des rapports dialectiques et complexes qui se nouent entre l’État et la société. Les enjeux linguistiques et culturels qui en résultent finissent par révéler des positions de pouvoir centrées sur une instance de socialisation pertinente : l’école classique. Le niveau empirique de la problématique permet d’appréhender le Cameroun comme un cadre d’observation idéal, l’État étant bilingue et biculturel tandis que la société civile est caractérisée par une multiplicité ethnique et linguistique. L’évolution de l’État-Nation dans le contexte de l’Afrique noire pose les problèmes relatifs au développement économique et réitère l’urgence d’une articulation harmonieuse du politique et du social, de l’État et de la société civile en termes de construction et d’intégration nationales. Pendant les trente années qui ont succédé aux indépendances, le paradigme dominant a été l’intégration verticale, soit la dimension politique et institutionnelle du pacte social dans un territoire aux frontières artificielles (Sylla 1979).

Le niveau théorique de la problématique peut se formuler de la manière suivante : la société n’est plus réductible à un système intégré, un mode de production unique de l’État-nation. Un courant de pensée appelé “la politique éclatée” montre que les dimensions institutionnelle et politique ne suffisent plus à rendre intelligibles les difficultés d’existence et d’évolution de l’État-Nation. Nous formulons l’hypothèse suivante : la politique ne se conçoit et ne se comprend plus uniquement à partir d’un centre, le champ politique exclusivement. Il y a une multiplicité de rationalités et de logiques d’acteurs qui produisent du sens dans un monde social éclaté en appartenances communautaires, en calculs du marché, en divergences d’intérêts de groupe. Elles reproduisent des micropouvoirs ou pouvoirs périphériques dans différents champs sociaux que de nouvelles grilles d’analyses se doivent d’appréhender. Dans l’optique de Sfez ( 1982), une dispersion du sens des conduites collectives dans tout le corps social, il importe d’appréhender le phénomène politique à travers l’éparpillement de ses ramifications. Au Cameroun, l’État bilingue et biculturel articule un double système éducatif calqué sur les références culturelles de la France et du Royaume-Uni, en espérant homogénéiser sa base sociologique par trop hétéroclite. Nous appelons sous-systèmes intégrés, les systèmes éducatifs anglophone et francophone composant le système éducatif national au Cameroun.

Cet article propose le cadre théorique et la méthodologie avant de traiter des contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun dans une perspective diachronique, puis de montrer les disparités régionales éducatives face au développement et d’articuler les offres de formation et la problématique du bilinguisme d’État.

Repenser le cadre théorique et la méthodologie

Une instance de socialisation comme l’école classique mérite d’être analysée comme une chaîne “nationalitaire”, c’est-à-dire un phénomène sociologique qui entre dans les ressources de construction de l’État-Nation à partir d’un contrat social. Ce dernier articule le consensus, la coopération et l’échange. C’est pourquoi, pour le rendre opératoire, nous avons trouvé au concept de contrat social une batterie d’indicateurs théoriques.

Quelques indicateurs du contrat social  

Six variables ont été retenues :

·        1 : existence de membres d’une communauté ou d’une société évoluant sur un espace commun, physique ou mental;

·        2 : établissement d’interrelations entre ces membres produisant les formes d’interdépendance, ce que Bayart ( 1979) appelle processus d’assimilation réciproque qui suppose l’acceptation d’un idéal égalitaire dans les rapports sociaux;

·        3 : définition intelligible des positions et des rôles sociaux d’acteurs induisant une perception claire des enjeux vertical et horizontal de l’intégration, perception inscrite dans une multiplicité de perspectives de l’action collective : politique, économique, idéologique, culturelle;

·        4 : mise en œuvre des processus permettant l’actualisation de ces enjeux par l’institutionnalisation des conflits et la quête d’un impératif consensuel articulant les règles du jeu et posant en conséquence les fondements d’un pacte social;

·        5 : identification d’instances de socialisation dégageant des ressources pertinentes, susceptibles d’activer les formes d’interdépendance dans le monde concret : dans la fabrique sociale, l’école classique remplit parfaitement ce rôle, conformément aux thèses des approches structurofonctionnalistes;

·        6 : actualisation d’une analyse qui valorise des rapports de dépendance dans la perspective “centre-périphérie”, confirmant ainsi l’hypothèse néo-marxiste de l’État-Nation sans pour autant négliger l’analyse dynamique centrée sur la compétition, le conflit et le consensus.

L’approche holiste et structuro-fonctionnaliste qui donne une place de choix aux structures sociales par rapport à l’acteur, a longtemps privilégié la problématique d’un “Nous-national”déterministe et statique. Cette approche est plus institutionnelle alors que la théorie sociologique se présente aujourd’hui comme un champ dispersé par l’éclatement et la multiplicité des paradigmes liés à l’école classique. Notre étude se situe dans une perspective à la fois dynamique et constructiviste ancrée dans une valorisation de l’historicité. Au plan méthodologique, l’unité de l’analyse a privilégié, à travers l’approche qualitative, la recherche documentaire et les monographies.

Représentations sociales dynamiques de la cohabitation interculturelle

L’État bilingue se donne — entre autres— pour objectifs de favoriser la cohabitation entre deux communautés différentes par la langue et la culture, de réguler les rapports sociaux qui en découlent, de fixer les normes de comportements collectifs pour une vision du monde commune. L’idée force que nous retenons est que le pacte social dans un État bilingue dépasse le simple cadre de l’État-arbitre. Il faut tenir compte des ressources propres aux communautés ethniques en présence, au contexte sociohistorique qui a produit leurs identités collectives et les stratégies divergentes que les segments d’élites de chaque communauté affûtent pour occuper des positions de pouvoir dans l’espace commun en construction. Le lien social ne se construit donc pas nécessairement dans la dimension qui valorise le paradigme de l’intégration; dans des conditions historiquement déterminées, d’autres formes de rapports sociaux voient le jour, notamment l’inégalité, la domination et le conflit. Ces figures du lien social ne s’actualisent pas uniquement dans les pratiques collectives des acteurs : elles sont également présentes dans leurs représentations et leurs discours sur le social, lequel révèle des intérêts de groupes antagonistes.

Pour bien analyser l’évolution des rapports entre la société civile et l’État bilingue en formation dans un pays en développement tel que le Cameroun, nous nous inspirons du paradigme de Lapierre ( 1988). Celui-ci estime que deux communautés différentes par la langue, la culture et appelées à vivre ensemble, peuvent construire soit une relation de communication réciproque, soit une relation de domination relative, soit une relation de domination absolue.

Ce dispositif théorique décrit, dans le premier cas, un contexte de coopération et d’intégration : la réciprocité conduit à l’égalité le processus d’assimilation réciproque, soit une interpénétration sociale et culturelle des [deux] communautés en présence. Le troisième cas de figure, propre aux vieilles nations occidentales, confirme une double situation de suprématie de la langue de la communauté dominante et de déclin de la langue issue de la communauté dominée. C’est le deuxième cas, celui de la domination relative qui produit l’interaction, voire les conflits sociaux. Ce cas intéresse notre étude, du fait qu’il développe des situations de conflits latents ou ouverts, fondées sur des malentendus et des frustrations. Comment ce paradigme fait-il sens au Cameroun où l’État bilingue et la société civile construisent des rapports complexes ayant pour enjeu les positions de pouvoir et comme prétexte le bilinguisme officiel ? Comment l’historicité est-elle gérée dans la construction des rapports sociaux : est-elle orientée vers l’instauration d’un “bilinguisme vertical”, action du pouvoir politique ? Ou vers l’affermissement d’un “bilinguisme horizontal”, interactions entre acteurs sociaux ? Un des éléments de réponse est sans aucun doute l’ambiguïté du contexte géopolitique et la dualité de la vision de l’histoire.

Les contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Aucun système social ne saurait évoluer indépendamment de son environnement et du contexte sociohistorique qui le produit. Trois caractéristiques de la construction d’un système éducatif à vocation nationale dans un État bilingue sont développées ici : les formes de dépendance endogènes et les représentations sociales de la domination; les flux migratoires quasi unidimensionnels entraînant un faible processus d’assimilation réciproque entre les collectifs anglophone et francophone; les conséquences sociologiques des disparités éducatives tendant à s’installer de manière durable, tant à l’intérieur qu’entre les lieux de résidence que sont les zones urbaines et rurales.

Contexte géopolitique et gestion différenciée de l’historicité

Trois facteurs sont à prendre en considération dans l’émergence de l’État bilingue et biculturel au Cameroun le 1er octobre 1961 : 1- le géopolitique (en rapport avec l’étendue du territoire national), 2- le démographique (relatif à la répartition de la population entre anglophones et francophones), 3- le sociologique, notamment l’acquisition du progrès social, dans la distribution du capital social (Boudon & Bourricaud, 1986). Le tableau ci-après montre une situation de domination relative centrée sur des données naturelles.

GRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE

DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE EN FONCTION DES CRITÈRES LINGUISTIQUES ANGLOPHONES ET FRANCOPHONES Données géographiques Évolution de la population et démographiques en milliers d’habitants Régions Superficies 1960 1976 1987 1998 En km2 En pourcentage V.A V.A V.A V.A % % % Anglophone 42120 km2 800 1601 2100 3102 9.9% 20 20.9 19.51 22 Francophone 423090 km2 3 200 6062 8659 10998 90.1% 80 79.1 80.49 78 Total 465210 km2 4 000 7643 10759 14100 100 100 100 100 100 (Source PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé)

PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé

Le partage du Cameroun allemand en deux morceaux inégaux, l’un britannique, l’autre français a posé les bases d’un processus de décolonisation hégémonique fondé sur l’exploitation idéologique des inégalités naturelles. Le Cameroun anglophone, plus petit en territoire et en hommes, compte environ 10% de l’ensemble du territoire national et un quart des effectifs démographiques (compte non tenu des effets référendaires de 1961 par lesquels une partie du Cameroun britannique préfère le rattachement plutôt au Nigeria qu’au Cameroun francophone), le reste au profit de la communauté francophone. Les Camerounais anglophones connaissent ainsi un statut de minorité et les proportions démographiques des deux entités se sont confirmées aux différents recensements. Le rapport inégalitaire est-il préjudiciable au processus d’assimilation réciproque dans ces conditions ? Une théorie ethnolinguistique relative à la dynamique de l’État bilingue précise : “Plus la différence en nombre est grande entre les (deux) communautés appelées à vivre ensemble, plus le pourcentage de bilingues dans la communauté minoritaire est élevé, si toutefois d’autres facteurs n’interviennent pas”(Mackey 1979,29-30).

L’inégalité dans la distribution du capital social dans les zones linguistiques officielles au Cameroun est manifeste, le non-développement de la partie anglophone ayant eu un impact sur la construction du contrat social et constitué un handicap sérieux en matière de progrès social. La stratégie de l’appareil colonial britannique a consisté en un attentisme manifeste. L’administration coloniale britannique s’est contentée, pour des raisons d’efficacité de gestion, d’inféoder son morceau du Cameroun à la colonie voisine du Nigeria, avec toutes les formes de dépendance : au moins deux générations de Camerounais anglophones ont étudié au Nigeria; c’est pourquoi le Cameroun britannique avait été considéré comme “la colonie d’une colonie” (Gaillard 1989). La métropole, qui veut minimiser les coûts d’investissements envers les colonies, ralentit le développement endogène du Cameroun britannique. La faiblesse actuelle du capital social (voies de communication, hôpitaux, écoles et autres infrastructures à usage collectif) de cette région trouve ses origines dans cette politique de calcul. De la sorte, sept ans avant l’autonomie et la fédération des deux Cameroun, les Britanniques se servaient encore, dans leur zone d’influence, des infrastructures héritées de l’époque du colonialisme allemand. Lors de la formation de l’État bilingue le 1er octobre 1961, les Camerounais anglophones accusaient un retard considérable au plan du développement social au regard de la situation qui prévalait dans la zone francophone. Dans la communauté francophone, les segments d’élites produisent représentations collectives et discours normés sur le social pour asseoir les bases d’une domination structurelle et progressive. Un texte historique est explicite à ce sujet : “Le Cameroun français, quatre fois plus grand et trois fois plus peuplé que le Cameroun britannique, doit naturellement absorber les éléments de culture britannique qui ne sauraient s’opposer à la réunification de notre pays. Nous, francophones, avons l’avantage de l’étendue de notre portion de territoire et la majorité des populations (...). Nous avons une avance indiscutable en matière de progrès social et constituons sans doute le pôle attractif et le pivot de toute unification” (Eyinga 1984).

Pour atténuer les ardeurs des “assimilationnistes”, les élites de la communauté minoritaire se cristallisent sur la valorisation des particularismes culturels, la culture du colonisateur et les cultures africaines. Un porte-parole de l’exception culturelle anglophone évoque la thèse de l’acculturation et déclare : “Dès lors, à moins que les leaders et les intellectuels du Cameroun oriental (francophone) de qui relève l’initiative culturelle soient prêts à partager cette autorité avec leurs frères d’Outre-Moungo (anglophones), à moins qu’ils soient prêts à faire l’effort gigantesque nécessaire pour se libérer de la camisole de force des préjugés français, à moins qu’ils fassent preuve de probité intellectuelle pour admettre l’existence dans le système anglo-saxon d’éléments salutaires à ce pays, il y a peu de chance que survive l’influence anglaise, pas plus du reste que les valeurs africaines, dans la République du Cameroun” (Fonlon 1965).

Les différents acteurs présentent un social bigarré en quête de sens et sur lequel ils veulent imprimer les normes, les valeurs et les statuts, soit en termes de positions de pouvoir, soit en termes d’idéal égalitaire. Certes, la suprématie francophone a permis une “francisation” de certains secteurs de la vie nationale : monnaie, code de la route, armée, enseignement supérieur. L’État postcolonial s’emploie à construire sa légitimité et son rayonnement sur les fondements d’un contrat social qui rapproche, dans un impératif consensuel, les composantes nationales anglophone et francophone.

Le contexte de l’échange social à travers les migrations interrégionales

Le degré de mobilité des individus hors de leurs frontières linguistiques initiales peut-il favoriser un bilinguisme horizontal centré sur le développement des instances de socialisation dont les écoles ? L’hypothèse théorique retenue est la suivante : l’inégalité dans la distribution des équipements sociaux et des richesses économiques instaure un déséquilibre de fait dans la communication sociale, les flux migratoires et les projets de partenariat entre les communautés appelées à vivre ensemble; plus une zone linguistique concentre des biens et des services, plus elle attire des migrations vers elle et prive ses membres de l’effort d’apprendre la langue des arrivants, donc d’être bilingues.

Les raisons pour lesquelles anglophones et francophones quittent leurs régions respectives pour s’installer sont multiples et généralement liées à la demande/acquisition des services. Les individus développent des systèmes d’attentes légitimes à travers la mise en œuvre des migrations de types scolaire et professionnel. Trois types de régions provoquent des migrations collectives ou de grande importance : les régions de proximité géographique, les grands pôles économiques et les centres administratifs. C’est autour de ces régions que les taux de scolarisation tendent à s’accroître et que les écoles bilingues prospèrent relativement. Au Cameroun, les mutations professionnelles des fonctionnaires sont la cause péremptoire de migration. Du côté anglophone, la province du Sud-Ouest présente des chances de migrations tangibles du fait de ses ressources considérables (pétrole, villes portuaires : Limbé et Tiko) et de sa proximité avec Douala. Mais c’est surtout au Cameroun francophone que s’opèrent les migrations les plus importantes, qu’elles soient définitives ou temporaires, car la quasi-totalité du capital social y est concentrée. Ainsi la tendance au bilinguisme chez les anglophones est plus grande que chez les francophones, parce que les premiers formulent besoins et demandes puis obtiennent des services dans la langue française. Plus la zone est stratégique (potentiel économique, couverture scolaire et sanitaire, importance des services administratifs), plus denses sont les flux migratoires de la communauté en quête de services. Or, pour les ressortissants du Cameroun anglophone, les villes de Douala (capitale économique) et Yaoundé (capitale administrative) constituent des exemples patents de cet exode unidirectionnel : Douala détient, en effet, le taux le plus élevé des établissements anglophones de l’enseignement secondaire, public et privé inclus, soit 30% des effectifs nationaux. Yaoundé a été, trois décennies durant, la ville la plus pourvue en établissements de l’enseignement supérieur, ayant abrité neuf anglophones universitaires sur dix. Mais depuis la Réforme universitaire de 1993 qui crée et décentralise les Universités d’État, le Cameroun anglophone dispose d’une Université de tradition anglo-saxonne (langue, cursus, diplômes) qui renforce ses acquis culturels.

Les écoles anglophones sont majoritaires dans leur zone linguistique et quasi inexistantes au Cameroun francophone, exception faite des deux villes précitées et de Bafoussam, une ville économique, de proximité géographique. Il en est de même des écoles francophones de la zone anglophone, le phénomène étant plus sensible à Limbé que dans le reste de la région. En dépit des slogans politiques et discours officiels, le Cameroun compte à peine 10% d’écoles bilingues et moins de 5% dans le secondaire. Cette réalité ne pose-t-elle pas problème pour un État qui a construit sa légitimité, puis son rayonnement, sur le bilinguisme et le biculturalisme officiels ?  

Les conséquences d’une telle situation sont à rechercher dans une dynamique interculturelle quasi insignifiante du point de vue de la question scolaire. Mais cette dualité du social ne devrait pas masquer une autre réalité propre aux pays en développement : les disparités régionales éducatives, auxquelles viennent se superposer, dans le contexte camerounais, les exigences du bilinguisme d’enseignement.

Les disparités régionales éducatives et la question du développement

Pour étudier les disparités régionales éducatives, on peut privilégier la perspective diachronique et une argumentation récurrente, lesquelles mettent en relation l’histoire, les rapports sociaux et les offres/acquisitions d’éducation. En Afrique en général et au Cameroun en particulier, il y a un lien étroit entre les grandes régions d’exploitation économique, le développement des réseaux urbains et l’expansion scolaire des populations locales. Dès l’introduction de l’appareil colonial européen en Afrique, le concept de zone utile du colonialisme prend de l’ampleur (Martin 1977). Les acteurs s’appuient sur une rationalité économique pour minimiser les coûts et maximiser les gains d’investissement : la colonie ne doit pas coûter cher à la métropole dans l’effort de développement endogène. Il convient, pour cela, de s’intéresser aux zones économiques prospères pour l’exploitation et y développer les infrastructures sociales. Sont concernées par les zones utiles les régions côtières, les régions riches en ressources végétales (bois, plantations de type capitaliste) ou minières (pétrole, or, diamant, etc.). Les “zones moins utiles” englobent les régions pauvres, désertiques ou enclavées, ne présentant aucun intérêt stratégique.

Les inégalités sociales interrégionales

Pendant l’époque coloniale, au Cameroun français, trois grandes régions considérées comme zones utiles du colonialisme car propices à l’exploitation capitaliste (le Centre-Sud, le Littoral et l’Ouest) sont valorisées par l’appareil colonial qui y développe — entre autres— le capital scolaire (infrastructures, personnel qualifié, projets éducatifs). A contrario, les régions septentrionale et orientale sont considérées comme des zones moins utiles alors qu’elles concentrent des ressources non négligeables : production cotonnière et arachidière dans le premier cas, ressources minières (l’or de Bétaré Oya) et végétale (billes de bois) dans le second. Dans les régions septentrionales où les lamidats (chefferies traditionnelles chez les Peuls islamisés du Cameroun) imposaient le système religieux islamique, l’école coranique était un obstacle à l’expansion de l’école européenne plutôt réservée aux “païens” des populations vassalisées. L’État colonial maintenait ces inégalités endogènes en échange de l’exploitation des systèmes marchands de l’arachide et du coton. Dans la région de l’Est, les effets d’enclavement d’une part, la faible densité des populations, l’ancrage de celles-ci dans la vie forestière, d’autre part, expliquent l’insuffisance du capital social, dont l’État colonial ne voyait guère la nécessité. Le Cameroun britannique est caractérisé par un attentisme des sujets de Sa Majesté dont la stratégie a été de minimiser les coûts de la métropole dans l’effort de développement endogène, y compris la question scolaire (Ewané 1980). En inféodant leur morceau du Cameroun dans la colonie du Nigeria voisin, les Britanniques espéraient rationaliser la division du travail, du fait que les auxiliaires d’administration d’origine nigériane servaient de personnel d’appui à l’œuvre coloniale. Les “zones utiles” du Cameroun britannique se réduisaient, grosso modo, aux régions côtières de Tiko et Victoria (Limbé aujourd’hui) dans la province du Sud-Ouest, qui présentaient déjà de meilleurs scores de progrès social, par rapport à l’actuelle province anglophone du Nord-Ouest.

Au moment de l’accession à l’indépendance, l’État postcolonial récu-père le concept de “zone utile”pour l’orienter vers d’autres problématiques de développement, sans toutefois en préciser les contours. Les inégalités entretenues dans et par l’État colonial subsistent tant à l’échelle des régions que des populations. l’État postcolonial est partagé entre une politique de nivellement (équilibre entre les régions) et une politique de développement endogène (chaque région prend en main son destin), c’est-à-dire entre un Étatentrepreneur et un État-arbitre. Lorsqu’il construit sa légitimité sur un projet social qu’il veut consensuel, tel que le bilinguisme, l’État se fait à la fois “entrepreneur, opérateur et noyau du système social” (Naïr 1990, p237). Il intervient dans l’espace par l’organisation de la carte scolaire et universitaire, puis dans le temps par la répartition des moments consacrés à l’éducation au cours de l’existence humaine et des périodes qui la rythment (Fournier 1971). D’une part, il joue le rôle d’État-entrepreneur en revendiquant une place de choix dans l’édification de la Nation par une implication manifeste dans les systèmes productifs et une prise en charge effective des projets de développement aux niveaux économique, culturel et social. Face aux contraintes du développement, l’État se heurte à un triple travail d’éradication des disparités “inter et intra” régionales, en matière d’éducation, notamment. L’un des aspects consiste, pour les pouvoirs publics, à développer le système d’enseignement classique, monolingue français et anglais concomitamment, de manière à couvrir l’ensemble des besoins dans les deux zones linguistiques. Le deuxième aspect concerne la réduction des différenciations entre les zones urbaines et rurales. Le troisième aspect réside dans le projet de l’État camerounais d’inclure dans l’expansion scolaire un enseignement généralisé, susceptible de devenir, à long terme, la plate-forme de l’éducation nationale dans le pays. D’autre part, il agit en État-arbitre par son souci de développer la régulation des rapports sociaux dans sa recherche d’une position de neutralité dans l’articulation des échanges entre les communautés anglophone et francophone en l’occurrence mais aussi entre les opérateurs économiques quant à leur part d’investissement en faveur des populations. Il suscite la mise en place de rapports horizontaux, de type coopératif, à un triple niveau : 1- harmoniser les règles du jeu entre le national et l’international (interactions entre promoteurs nationaux et étrangers) d’une part, le national et le local (public et privé) d’autre part; 2- canaliser la tension, née de la vive rivalité dans le secteur privé national, entre le laïc et le confessionnel; 3- surveiller l’équilibre des rapports entre les segments d’élites francophones et anglophones tout en privilégiant l’essor du bilinguisme d’État.

Dès lors, la politique de nivellement est encouragée par l’Étatentrepreneur : d’un côté, le développement des régions relativement riches est freiné pour que soit enclenché celui des régions les moins avancées socialement et économiquement; de l’autre, une ponction systématique des richesses des régions riches est faite au profit des régions en retard. À titre d’exemple, les pouvoirs publics au Cameroun ont pratiqué et pratiquent la “politique d’équilibre régional”: privilégier le principe des réseaux de formation et de circulation des élites nationales; celles-ci doivent être représentatives de chaque région à travers les quotas. Cette pratique développe une culture de la médiocrité, notamment dans les régions en retard, au détriment du mérite et du goût de l’effort dans les régions socialement et économiquement avancées. Les recrutements dans les Grandes Écoles, les moyennes fixées aux examens, la répartition nationale des infrastructures scolaires — entre autres— participent de cette logique du pouvoir d’État. Cependant apparaît subrepticement le concept de zones utiles de développement qui conjugue l’exploitation économique des régions et la distribution du capital social, autrement dit les “bonnes raisons” du développement, en faveur des régions de grandes potentialités économiques. L’État postcolonial reprend à son propre compte l’exploitation des zones utiles de la colonisation, tout en s’efforçant d’intégrer les zones naguère marginalisées et considérées comme “zones d’éducation prioritaires”. Depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours, ces régions ont toujours affiché les taux de scolarisation les plus faibles du Cameroun d’expression française, restant ainsi en bas du tableau, avec la province anglophone du Nord-Ouest. Les déperditions scolaires dans ces zones induisent un effet de tassement de la pyramide scolaire vers la base. Elles s’accroissent au fur et à mesure qu’on monte la pyramide et génèrent pour l’enseignement secondaire de la même année une moyenne annuelle sensiblement nulle, soit 2,78% (Ekomo 1994). Le taux de croissance est de 32,69%. Dans le même ordre d’idées, le taux net de scolarisation s’élève à 67,5% en 1976, puis à 73,1% en 1987 et 76,3% en 1998. Le taux de croissance est alors de 13,03%.  

Les régions les moins touchées par la pauvreté relevaient de la “zone utile” de la colonisation et continuent de profiter des effets de structures des régions portuaires, respectivement Douala (Littoral), Kribi (Sud), Limbé (Sud-Ouest) et la capitale politique, Yaoundé (Centre). Ainsi, à mesure qu’on s’éloigne des régions côtières et du plus grand centre administratif du pays pour aller vers le “Grand Nord” (Adamaoua, Extrême Nord et Nord), la pauvreté s’accroît (PNUD 1998, p30). Les disparités interrégionales éducatives sont nettement plus explicites : les dix provinces camerounaises sont inégalement insérées dans l’appareil scolaire car les régions qui développent de forts indices de pauvreté sont également les plus touchées par l’analphabétisme; a contrario, les régions les plus exposées à la pauvreté conjuguent également les indices d’analphabétisme les moins significatifs.

Au Cameroun anglophone, l’inégalité scolaire entre le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, issue de l’époque coloniale, subsiste au détriment du premier. L’indice d’analphabétisme est plus significatif dans le Nord-Ouest que dans le Sud-Ouest. Ces deux provinces présentent des indices intermédiaires tant de pauvreté que d’analphabétisme, parce que le Nord-Ouest connaît des retards importants sur le plan social depuis la période coloniale. Pour l’enseignement primaire, le Sud-Ouest présente un taux de scolarisation de 21,6% contre 18% pour le Nord-Ouest. Dans le secondaire, le premier détient 2,44% contre 1,93% pour le second.

Au Cameroun francophone, la région septentrionale (trois provinces dont l’Adamaoua, l’Extrême-Nord et le Nord) demeure une zone de préoccupation scolaire constante. En dépit des offres d’éducation considérables octroyées par les pouvoirs publics, les disparités régionales éducatives jouent au détriment de cette région qui constitue un bastion d’analphabétisme quasi chronique, depuis l’époque coloniale allemande jusqu’à nos jours. L’indice d’analphabétisme du “Grand Nord” est le plus significatif de l’ensemble du pays, quelle que soit la province considérée. En conséquence, ses taux de scolarisation sont également les moins élevés dans l’enseignement primaire, de l’Adamaoua ( 9,6%) à la province de l’Extrême-Nord ( 9,0%) en passant par le Nord ( 9,1%). Le taux de scolarisation du secondaire est, lui aussi, à la traîne, soit 1,05% dans l’Adamaoua, 0,71% dans le Nord et 0,65% dans l’Extrême-Nord. La province de l’Est, naguère sous-scolarisée sous les différents régimes coloniaux allemand et français, affiche des indices de pauvreté et d’analphabétisme intermédiaires, elle améliore même ses performances dans l’enseignement primaire postcolonial ( 16,8%) et le secondaire ( 2,25%). Parmi les facteurs perturbateurs de l’expansion scolaire dans les régions septentrionale et orientale, outre la religion (Islam dans le Nord) et la faible densité des populations (dans l’Est), il convient de mentionner les mariages précoces, la soustraction des filles des réseaux scolaires, la forte implication des enfants dans la production de l’économie domestique (élevage des bovins et ovins dans le Nord, activités champêtres et chasse à l’Est). Enfin, dans les zones qui apparaissent comme économiquement utiles, la question scolaire est un facteur de compétition entre les groupes sociaux d’une part, et les régions, d’autre part dans le processus de scolarisation, les régions prisées sous le colonialisme (le Littoral en l’occurrence, suivi du Centre) cèdent la place aujourd’hui respectivement aux provinces de l’Ouest et du Sud. Dans l’enseignement primaire, l’Ouest vient en tête ( 25,7%), suivi du Sud ( 20,5%). Les provinces du Centre ( 20,5%) et du Littoral ( 19,4%) jouent les seconds rôles. S’agissant du secondaire, l’Ouest occupe le haut du pavé ( 4,95%) devant le Sud ( 4,9%). Le Centre ( 4,78%) et le Littoral ( 4,0%) confirment leurs positions de seconds. L’indice d’analphabétisme et le taux net de scolarisation permettent de soutenir la comparaison entre les sous-systèmes éducatifs anglophone et francophone, puis de rendre compte de leur niveau de productivité. Le sous-système anglophone se présente comme le plus à même de faire face aux contraintes de développement, eu égard à ses bons scores, bien qu’il soit difficile d’évaluer uniquement à partir de deux provinces face à un sous-système qui en compte quatre fois plus. Le sous-système éducatif anglophone subit moins de déperditions scolaires dans l’enseignement primaire ( 20,6%), puis dans le secondaire ( 4,3%) que le sous-système francophone, avec respectivement 33,4% et 6,0%. Un élément d’explication se rapporte au modèle structurant anglophone qui privilégie une socialisation d’option religieuse, maintenant en particulier (malgré la récession économique) des internats et des demi-pensions (cantines, foyers). Dans l’état des connaissances objectives actuelles, il est difficile de comparer les écoles proprement bilingues et les écoles monolingues quant aux taux de redoublement et d’abandon du fait de la non-fiabilité de la production statistique dans ce domaine. Mais les disparités entre les régions ne constituent qu’un aspect du problème de l’appareil scolaire dans les pays en développement. Il convient également de saisir ces inégalités à l’intérieur des régions en centrant l’analyse sur les lieux de résidence que sont les milieux rural et urbain.

Les inégalités sociales intrarégionales

Le système éducatif se heurte aux contraintes du sous-développement aux niveaux urbain et rural mais avec des écarts d’ancrage significatifs. Au Cameroun, la répartition de la population par lieu de résidence est de 55% de ruraux contre 45% de citadins. L’indice de pauvreté est plus élevé dans le monde rural que dans les zones urbaines mais ces dernières concentrent paradoxalement les trois quarts des équipements sociaux. En matière d’éducation, l’indice d’analphabétisme montre des écarts significatifs entre le rural et l’urbain, quelle que soit la région considérée. Mais il faut aller plus loin dans l’analyse pour appréhender les types et niveaux de problèmes qui entravent l’expansion du système éducatif dans un contexte de sous-développement et, partant, les écueils qui guettent l’essor du bilinguisme d’État. Trois types de problèmes en rapport avec l’appareil scolaire peuvent être pris en compte dans cette étude, notamment dans les contextes rural et urbain : les problèmes de logistique, les problèmes de personnel enseignant et la gestion différenciée des effectifs d’élèves. Ces problèmes sont imbriqués les uns dans les autres, de sorte qu’il est risqué de les isoler, même théoriquement dans le cadre d’une étude.

Les problèmes de logistique se posent eu égard aux locaux qui ne répondent plus aux normes actuelles de développement. Ne serait-il pas approprié de poser le problème en termes de besoins sociaux plus que de demande sociale de la part des populations locales ? Ces besoins constituent des attentes légitimes plus ou moins urgentes selon le milieu (rural ou urbain) et le groupe social. Dans les zones rurales, les locaux sont construits la plupart du temps en matériau précaire, au point que les paysans ne parviennent guère à les entretenir au-delà d’un nombre limité d’années. Moins d’une école sur cent est en matériau durable, souvent à la suite d’actions isolées de segments d’élites jouissant de positions de pouvoir au sein de l’appareil administratif. En milieu urbain, les problèmes de maintenance se posent également tant pour les bâtiments que pour les tables-bancs; par ailleurs, les systèmes d’électrification et d’adduction d’eau sont presque inexistants; cependant, pour survivre, certaines écoles primaires jouent sur le système de location et abritent, lorsqu’elles le peuvent, un enseignement secondaire en cours du soir. C’est dans ces conditions que les locaux peuvent être électrifiés. Mais les actes de vandalisme isolés ou organisés contribuent au délabrement de nombreux établissements scolaires de l’enseignement élémentaire (maternel et primaire) et secondaire, non protégés par des enclos bétonnés. Une des solutions envisagées par les pouvoirs publics et les autres promoteurs de l’éducation collective est l’habitat de proximité du personnel enseignant.

Les problèmes relatifs au plan de carrière des enseignants constituent un autre volet de la question scolaire dans les pays en développement. Ils peuvent être saisis dans trois dimensions : 1- qualification/formation; 2- prestations salariales; 3- redistribution équitable d’enseignants en fonction des besoins d’éducation. S’agissant de la première dimension, il convient de mentionner qu’elle se fait de manière anarchique : seuls les enseignants du secteur public de l’enseignement élémentaire évoluent en milieu organisé, bénéficiant des offres de formation des Écoles Normales. Pendant ce temps, le secteur privé offre, lorsque cela est nécessaire, une formation, rapide, non diplômante et au rabais. Or, l’enseignement privé au Cameroun est un secteur décisif de l’appareil scolaire et nous montrerons son poids déterminant sur le système éducatif. Les journées pédagogiques nationales de courte durée — quelques jours par an— organisées par le ministère de l’Éducation nationale et concernant à la fois les secteurs public et privé de l’enseignement élémentaire sont dérisoires devant l’ampleur des besoins de formation du corps enseignant. De la sorte, l’enseignement privé, laïc en l’occurrence, se caractérise dans l’ensemble par l’amateurisme et l’improvisation, tandis que les enseignants du secteur public, en raison de la modicité des prestations salariales, orientent efforts et compétences vers des investissements extraprofessionnels dans des activités lucratives.  

La deuxième dimension, relative aux prestations salariales, est une préoccupation majeure de la vie professionnelle dans le système d’enseignement. Certains effets de ciseaux (ponction sèche allant jusqu’à 60% du salaire due à la récession économique et aux mesures drastiques du Fonds Monétaire International) entraînent le maintien de salaires bas, en dépit de la stabilité des paiements dans la Fonction publique. D’autres effets de ciseaux (réduction des subventions publiques) concernent également l’enseignement privé qui offre des salaires dérisoires générant des abandons de postes considérables. La troisième dimension, portant sur la redistribution des enseignants en fonction des besoins d’éducation, pose un problème de justice sociale entre les régions sollicitées et les régions marginalisées des zones urbaine et rurale. Le problème se pose moins dans l’enseignement privé-laïc que dans le privé confessionnel et le secteur public. Certaines catégories d’enseignants évoluent de manière durable dans les zones rurales tandis que d’autres se stabilisent en milieu urbain, sans que soient correctement définies les normes de mobilité professionnelle. D’autres catégories d’enseignants, à l’intérieur d’un milieu rural ou urbain donné, favorisent une forte concentration du capital humain au détriment d’autres milieux. L’égalité des chances pour tous est par conséquent aléatoire, eu égard à l’incohérence de gestion du personnel enseignant. Reste alors le dernier type de problèmes, inhérent à la gestion différenciée du capital humain des effectifs d’élèves.

Les problèmes de gestion différenciée d’effectifs d’élèves se posent singulièrement, selon qu’on évolue en milieu urbain ou en milieu rural. En milieu urbain, l’accent est mis sur l’insuffisance du capital social (infrastructures) tandis qu’en milieu rural, le problème soulevé est celui de l’insuffisance du capital humain (faibles effectifs d’élèves et d’enseignants). En milieu urbain, la gestion scolaire s’appuie sur la pratique du temps partiel ou mitemps : dans un seul espace physique, deux écoles partageant des locaux communs évoluent séparément, l’une dans la matinée, l’autre l’après-midi. Cette gestion de l’enseignement primaire est le fait du secteur public, fort impliqué dans la résorption des besoins d’éducation au niveau élémentaire. Le phénomène de temps partiel en milieu scolaire, vieux d’une trentaine d’années, manifeste les déficiences du système éducatif, une gageure pour les pouvoirs publics qui se heurtent, dans les zones rurales, à un autre problème non moins important mais posé à l’envers : pour rationaliser l’offre d’éducation, l’État affecte un enseignant à deux niveaux de classe. Une école primaire publique fonctionne en conséquence avec trois instituteurs dont le Directeur. Ces effectifs peuvent être revus à la baisse dans les régions enclavées ou faiblement dotées en ressources. Les populations locales les mieux organisées recourent alors au système de bénévolat pour pallier les insuffisances dues aux abandons de poste. Le bilinguisme d’État devient, dans ces conditions, une utopie et sa réalisation n’est possible que par la volonté politique de l’élite modernisatrice.

Offres d’éducation et niveaux de problématique du bilinguisme d’État

Dans les pays en développement, l’appareil scolaire évolue avec d’énormes contraintes à la fois budgétaires, organisationnelles et techniques, auxquelles s’ajoutent les contraintes linguistiques. L’unité nationale se construit autour de la langue de l’école classique, si bien que le sociolinguiste et le politique se disputent la responsabilité du choix relatif aux langues des systèmes d’enseignement. En Afrique, certains États ont imposé des langues d’enseignement non européennes (arabe au Maghreb, Somali en Somalie, Éthiopie, etc.), d’autres ont essayé puis ont renoncé (Guinée, Ghana, Madagascar… ). Le Cameroun a fait le choix des langues européennes héritées de la double colonisation pour construire son identité nationale et son système éducatif. Cependant, les promoteurs de ce système éducatif développent des lectures divergentes de la question scolaire qui impliquent des manières singulières de produire les rapports sociaux. De manière générale, quatre acteurs sociaux interviennent dans les offres de formation et d’éducation au Cameroun : trois nationaux (l’État, le système confessionnel et le système laïc) et un étranger (le collectif britannique et français, par la coopération sans pour autant que soient exclus d’autres pays). Chacun des acteurs intervient avec une acception particulière du système éducatif et du bilinguisme d’État, produisant par conséquent une multiplicité de “logiques de sens”qui affaiblit plutôt le projet d’éducation nationale. Trois points vont être développés en rapport avec l’intervention des acteurs collectifs impliqués dans la question scolaire au Cameroun : 1- les contraintes de l’État dans les offres d’éducation; 2- la logique compétitive de la coopération franco-britannique; 3- le dualisme dans les offres d’éducation des missionnaires et des laïcs.

L’État camerounais et la coopération franco-britannique dans la construction du bilinguisme : somme nulle ?

La somme nulle est le résultat du jeu non coopératif, des divergences d’options du fait des intérêts de groupe. Dans la problématique du bilinguisme d’État au Cameroun, la formulation des besoins publics et offres de formation, la fixation des objectifs communs et l’harmonisation des champs de qualification professionnelle français et britannique ne s’intègrent guère dans les programmes officiels du bilinguisme. L’État camerounais se place moins dans un système d’attentes légitimes vis-à-vis de ces formes de coopération, souvent plus politiques que techniques. Les coopérants britanniques, quant à eux, construisent, à d’autres niveaux de relations sociales, des projets extraprofessionnels, loin des problématiques de l’appareil scolaire au Cameroun.

Les contraintes de l’État camerounais dans les offres d’éducation

L’État doit conjuguer simultanément deux priorités en matière d’éducation. D’abord, il intervient dans les systèmes monolingues anglophone et francophone; ensuite, il se réserve le choix de promouvoir le bilinguisme dans le système éducatif en renforçant la présence francophone au Cameroun anglophone et la présence anglophone dans le reste du pays à travers la création des lycées bilingues. Dès lors, il agit concomitamment aux niveaux de la Maternelle ( 68,7% d’établissements), du Primaire ( 56,4%), du Secondaire général ( 51,0%) et du Secondaire technique ( 20%). Il intervient simultanément aussi bien dans les écoles monolingues que dans les écoles bilingues. L’enseignement maternel est l’affaire des zones urbaines, des couches sociales moyennes et supérieures, du secteur public et du secteur privé. Mais l’enseignement maternel n’est pas encore perçu dans le corps social comme un enseignement normal, les enfants étant à un âge où l’acquisition de la langue maternelle (langue locale) est nécessaire avant les langues européennes. L’acception bilingue de ce niveau d’enseignement est encore non perçue par bon nombre de parents d’élèves. La place du bilinguisme y est donc restreinte, du fait de son élitisme dans les représentations sociales pour lesquelles l’enseignement “normal” commence au niveau du Primaire. Pour l’enseignement primaire, trois axes sont à prendre en considération. Le premier montre une démarcation explicite des écoles anglophones du secteur public vers le secteur privé, cependant que les francophones renforcent leur présence dans les écoles publiques. Dans la psychologie collective britannique ayant caractérisé l’identité sociale anglophone, socialisation scolaire et socialisation religieuse vont ensemble et les écoles confessionnelles se présentent comme garantes de cette articulation. A contrario, l’identité collective francophone, appréhendée de manière récurrente à travers les traits de psychologie coloniale français, est cimentée par le modèle républicain de l’école laïque. Le deuxième axe dévoile l’ampleur des responsabilités de l’État-entrepreneur dans la création et le fonctionnement des écoles en situation de minorité : les écoles anglophones au Cameroun francophone et les écoles francophones d’Outre-Moungo. Cet axe est significatif pour la dynamique interculturelle issue des flux migratoires et favorable à un “bilinguisme horizontal” qui génère un processus d’assimilation réciproque. Le troisième axe confirme le bilinguisme d’État comme un produit spécifiquement urbain des couches sociales moyenne et supérieure, les zones rurales étant vouées, de fait, au système de monolinguisme officiel.

S’agissant du secondaire, l’enseignement général et l’enseignement technique bénéficient inégalement des investissements publics. Comme pour le primaire, les promoteurs de l’enseignement privé se chargent de l’enseignement technique professionnel, laissant à l’État le soin de développer l’enseignement général et le volet bilinguisme qui est son cheval de bataille, à travers les lycées et collèges d’enseignement secondaire. Des établissementspilotes, à l’image du lycée bilingue de Buéa, ont inspiré les pouvoirs publics qui voulaient développer et vulgariser le paradigme du “bilinguisme parfait”. Les politiques de l’éducation étaient inspirées par la thèse suivante : les structures scolaires telles qu’elles existent favorisent un enseignement parallèle et donc une distanciation sociale entre anglophones et francophones. En changeant les structures scolaires par le renforcement du processus de bilinguisation, on aboutirait à l’émergence d’une nouvelle identité sociale. La création des classes bilingues dans le premier cycle de l’enseignement secondaire implique la conjugaison de deux programmes scolaires, anglophone et francophone, l’objectif étant la production d’une personnalité bilingue et biculturelle. La généralisation de ce modèle sur l’ensemble du territoire a été un échec pour de multiples raisons : une démographie galopante avec des effectifs pléthoriques par salles de cours, l’insuffisance des ressources budgétaires et humaines en termes de formation/qualification, une absence de volonté politique des pouvoirs publics camerounais qui ne parviennent guère à tirer profit de la double coopération franco-britannique (Courade 1978, p759).

Pour l’enseignement supérieur, l’État camerounais a permis une décentralisation des structures : six universités publiques, à Yaoundé (Yaoundé I et Yaoundé II), Douala, Dschang, Ngaoundéré et Buéa. Cette dernière est de tradition anglo-saxonne (langue, diplômes, cursus) et les études y sont dispensées exclusivement en anglais. Ce cas peut-il être considéré comme une remise en cause du principe de personnalité au détriment de la communauté francophone ? Les anglophones désireux de poursuivre les études ailleurs dans le pays ne sont soumis à aucune restriction. Les formes de régulation des rapports sociaux par l’État pour ménager le statut de la minorité anglophone peuvent-elles déboucher plus tard sur une reformulation des droits linguistiques — principe de territorialité— au sein de l’État bilingue ? Comment ce dernier exploite-t-il l’apport des protocoles d’accords franco-britanniques ? Intègre-t-il les partenaires britanniques et français dans une plate-forme de négociations communes pour un jeu à somme positive (gain collectif) ou cherche-t-il à individualiser les rapports de coopération et risquer un jeu à somme négative (perte collective)?

La logique compétitive du couple franco-britannique

Les Assistances techniques française et britannique sont les deux sources de coopération bilatérale les plus systématisées et les plus politisées parce que caractérisées par des protocoles d’accords complexes et opaques. Le système éducatif national au Cameroun étant constitué de deux composantes, française et britannique, les ex-métropoles demeurent les références ultimes en matière de changements, d’innovations, d’interrogations portant sur les conditions de fonctionnement du système éducatif. La première remarque à faire est que les stratégies française et britannique dans le cadre du système éducatif en général et du bilinguisme en particulier, sont individualisantes, tandis que la logique d’action est concurrentielle. Trois axes d’actions sont retenus : les champs d’investissement, le mode de formation des formateurs et les sources de financement La France adopte une démarche offensive. Dès le milieu des années 1980, les coopérants français créent une structure de formation et d’évaluation des qualifications professionnelles appelée “Opération bilinguisme” (OB). Celle-ci fonctionne comme une boîte noire qui génère des transactions et une logique de mobilité professionnelle que seule l’Assistance technique française contrôle.

D’abord, un investissement ciblé vers les établissements anglophones du pays mais surtout les provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Sont concernés par cette mesure environ 80% d’écoles primaires et enseignants anglophones. L’action la plus significative de la coopération française est la valorisation professionnelle des instituteurs des écoles primaires anglophones. Celles-ci sont dénommées “écoles bilingues” du fait d’un investissement accentué en français langue étrangère (FLE) et français langue officielle (FLO).

Ensuite, l’Opération Bilinguisme (OB) se charge de la formation locale (séminaires, journées pédagogiques) et de la formation en France (Besançon) des enseignants camerounais. L’analyse de contenu des correspondances échangées ( 830 exactement) entre la Direction de l’Opération Bilinguisme et les enseignants relevant de ce programme, permet de construire une typologie du monde vécu du travail, des trajectoires professionnelles et de la perception de l’avenir, dans la perspective de Sainsaulieu ( 1985). Trois types d’identités professionnelles sont générés par cette formation et traités inégalement par les initiateurs français du projet. Au bas de l’échelle, les “maîtres bilingues”, tous d’origine anglophone, assurent, en plus de leur charge horaire journalière, les enseignements de FLE. Partagés entre les hommes et les femmes, ils constituent les 90% des effectifs d’enseignants inscrits au programme de l’OB, évoluent davantage dans les zones rurales, sans une prime quelconque. Au milieu de l’échelle, les “maîtres déchargés”, d’origine francophone, exercent une heure journalière seulement et exclusivement dans les zones urbaines, les femmes constituant les 95% de cette catégorie d’instituteurs aux allures de professeurs. Au sommet de l’échelle, se trouvent les “animateurs pédagogiques”, exclusivement des hommes, très impliqués dans les stages de formation en France. Ils interviennent simultanément dans les villes et les zones rurales, assurent le suivi pédagogique des deux premières catégories et encadrent chacun une vingtaine d’écoles primaires environ. Ces enseignants, relevant tous du secteur public, assument différemment leurs identités procurées. La frustration habite les maîtres bilingues qui affichent une “identité de retrait”, constituée à la fois d’implication au travail et de désengagement. C’est pourquoi ils privilégient habituellement les ultimatums (l’enseignement du FLE contre les primes), puis sont carrément portésà la défection (refus d’enseigner le FLE) en dépit des mesures de suspension des salaires par l’administration centrale. La gratitude caractérise les maîtres déchargés qui présentent une “identité affinitaire” de solidarité conformiste, à travers des actes d’allégeance en faveur des chefs de l’OB et des positions de privilège auprès de l’Assistance technique française, par lesquels ils sollicitent — entre autres— le statu quo à leur grade actuel. Certes, le mode de recrutement des agents de l’Opération Bilinguisme est laissé à la discrétion de l’Assistance technique française, mais la recherche du statu quo par les bénéficiaires peut s’expliquer par le lieu de résidence (zone urbaine) et le sexe-ratio de dominante féminine. Et pour cause, le poste est gratifiant car il procure un budget-temps considérable permettant aux enseignants concernés de s’investir dans d’autres champs sociaux dont le domestique, le commerce ou les études. L’ambition, au-delà de la gratitude, est le propre des animateurs pédagogiques qui véhiculent une “identité denégociation”ou, plus précisément, de promotion, qui les pousse à surestimer leurs compétences respectives dans la structure française et par rapport à leurs rêves de mobilité socioprofessionnelle.

Enfin, les sources de financement du projet étant françaises, la gestion de la structure est, par là-même, rendue opaque et incontrôlable. Les dons en matériel didactique s’accompagnent de la prise en charge matérielle des problèmes d’enseignants, des mesures très offensives qui ne rencontrent pas toujours l’écho favorable des populations locales concernées ni celui des coopérants britanniques.

A contrario, la stratégie britannique est défensive (repli dans la zone linguistique initiale; investissement dans les formations classiques mathématiques, physique dans la langue anglaise et les établissements anglophones) et traduit une lecture divergente de la construction du système éducatif à travers des relations de coopération (Ekomo 1994, p436-439).  

Le champ d’investissement britannique se réduit au sous-système anglophone des classes secondaires et davantage dans les deux provinces qui constituent le Cameroun anglophone. Les protocoles d’accord ont été signés dans ce sens entre le ministère camerounais de l’Éducation nationale et le British Council dès 1984-1985, à peu près à l’époque où l’Opération Bilinguisme voyait le jour au Cameroun. Les corrections du GCE camerounais ont lieu, non plus à Londres, mais bien à Yaoundé, depuis 1988. Le caractère tatillon des examens et des corrections (cinq semaines environ) est perçu par les pouvoirs publics comme un facteur de dépenses inutiles : de nombreux impayés de prestations d’examens ont conduit le collectif d’enseignants anglophones à des grèves professionnelles d’une rare violence depuis 1991. Le British Council intervient par son arbitrage et une aide substantielle pour une meilleure production du GCE au Cameroun. L’objectif du British Council est moins la valorisation du bilinguisme scolaire que le renforcement du système anglophone de formation classique, anglais, physique et mathématiques, et la crédibilité du diplôme de référence, le GCE, lequel devrait être compétitif à l’image du GCE zimbabwéen. Le mandat qui est actuellement confié aux coopérants britanniques est d’étendre la couverture des services à l’ensemble des dix provinces du pays, notamment dans les classes anglophones des collèges et lycées bilingues.

La structure de formation des enseignants du Secondaire est l’INSET Project, soit “Integrated in Service Training Project”, une création du gouvernement britannique, plus précisément l’Overseas Development Administration. Les stages sont locaux, quelques-uns ont lieu en Grande Bretagne, les candidats bénéficiant alors des bourses du Commonwealth. Le processus de socialisation professionnelle n’est pas hiérarchisé comme dans le cas français, mais il échappe également au contrôle du pays d’accueil.

En somme, il convient de souligner le pouvoir différentiel des bailleurs de fonds occidentaux, notamment la France et la Grande-Bretagne, dans le jeu d’équilibre du système éducatif au Cameroun. Cependant, l’action collective pour la construction du bilinguisme d’État au Cameroun ne bénéficie pas de toutes les potentialités escomptées et aucun des trois acteurs sociaux susmentionnés ne peut se targuer de jouer un jeu gagnant. Bien au contraire, dans des allocutions officielles, le bilinguisme coûte cher et les regards des promoteurs publics de l’enseignement formel se tournent avec insistance sur les offres de formation des promoteurs privés, confessionnels et laïcs.

La dualité du système d’enseignement privé dans la construction sociale des identités

Missionnaires et laïcs sont des promoteurs de l’enseignement privé au Cameroun et des partenaires sociaux stratégiques du système éducatif national. Leur contribution aux offres de formation est inestimable mais les efforts des uns et des autres s’insèrent dans des projets esseulés par rapport à l’ensemble des réflexions critiques et propositions relatives à l’enseignement en général, et au bilinguisme officiel en particulier. Cette démarcation produit des “logiques de sens”, par une acception nouvelle du projet d’éducation. Il s’opère ainsi comme une division du travail social ancrée dans une dualité de l’enseignement privé par des acteurs collectifs qui construisent socialement des identités. C’est ainsi que l’enseignement confessionnel fonctionne comme un système éducatif à part, avec des normes de comportement préétablies.

La construction sociale de l’enseignement professionnel

La construction sociale de l’enseignement confessionnel peut être appréhendée de manière judicieuse par une approche à la fois récurrente et sociohistorique qui prend en compte trois facteurs : 1-la place de l’Église dans l’idéologie colonialiste; 2- l’école et la langue de l’enseignement dans l’imaginaire religieux occidental; 3-le prestige social et la remise en cause de l’enseignement confessionnel dans l’État postcolonial.

L’Église dans l’idéologie coloniale tient une place prépondérante. Selon Althusser, la religion est l’appareil idéologique d’État et l’Église a joué, à juste titre, ce rôle dans l’ouverture coloniale européenne à travers l’Afrique en général et le Cameroun en particulier. Une division du travail colonial prend place dans les différents empires coloniaux, centrée sur les missions dévolues à l’Église et à ses promoteurs : sous les régimes allemand et britannique successifs qui constituent le couple anglo-saxon, l’activité de l’église s’accompagne du progrès social qui articule la trilogie chapelle, dispensaire, école. Cette trilogie, qui signifie évangélisation, santé, enseignement, constitue un capital social inégalement réparti à travers les régions et à travers les groupes ethniques. Les “zones utiles” du colonialisme ont été la plate-forme sur laquelle se générait le capital social et à partir duquel il se diffusait dans les autres régions moins prospères. Les groupes ethniques profondément évangélisés (Bassa, Douala, Boulou, Ewondo, Bakweri, Bali, Moundang… ) ont bénéficié de solides structures de santé, mais surtout ont vu leurs langues “normalisées” en tant qu’outils d’évangélisation dans les régions moins touchées par l’action missionnaire. Ces langues normalisées par l’évangélisation ont eu un statut particulier dans l’administration coloniale en raison de leur fonction pratique, notamment dans l’armée et la police. Le pouvoir colonial français dès 1916 vient tout simplement renforcer les acquis de la division coloniale du travail au Cameroun. Au Cameroun anglophone, a contrario, une autonomie réelle permet aux missionnaires de prendre en charge les instances de socialisation que sont l’Église, l’enseignement et la question linguistique.

L’enjeu colonial des langues d’enseignement est à rechercher dans les missions assignées aux missionnaires. En Afrique, l’enseignement confessionnel date de l’époque des premières conquêtes coloniales, bien avant Berlin 1884 qui consacre la charte du colonialisme occidental dans le monde. Les premières écoles ont été en conséquence confessionnelles. L’approche anglosaxonne a permis l’insertion des langues locales dans le processus de scolarisation, notamment dans les premières années de l’enseignement élémentaire et dans certaines activités de la vie publique. L’Église protestante a été plus souple avec les langues locales que l’Église catholique, mais l’Église en général a investi le rural et l’urbain pour le développement de cette trilogie : évangélisation, santé, enseignement. Le statut de salarié des missionnaires français a réduit leur volonté de développer les langues locales dans le système d’enseignement aux colonies du fait des réticences de la métropole. L’État post-colonial hésite à nationaliser l’enseignement, d’autant que le système confessionnel est alors valorisant, prestigieux et sérieux. Le maintien de la présence occidentale dans le volet catholique (Canadiens, Belges, Français, Espagnols) et dans le volet protestant (Américains, Hollandais, Britanniques, Scandinaves) garantit la pertinence des ressources mobilisables en budget, logistique et personnel enseignant. Jusqu’au milieu des années 1970, l’enseignement confessionnel produit la meilleure forme de coopération avec l’Occident, notamment dans le cycle d’études secondaires. Mais, paradoxalement, le bilinguisme d’État anglais/français n’est pas à l’ordre du jour, ni aux séminaires destinés à former les prélats, ni dans les collèges classiques pourtant de grande renommée : Bonneau (Ebolowa), Vogt (Yaoundé), Foulassi (Sangmélima), Libamba et Makak (région Bassa), Libermann (Douala). D’autres langues européennes y sont prioritaires (allemand, grec, latin, espagnol) auxquelles s’ajoutent, dans la mesure du possible, les langues locales : l’ewondo à Vogt et le douala à Libermann. S’instaure alors une logique de compétition qui s’étend sur l’enseignement et contraint les missionnaires à recentrer leurs objectifs.

Leprestige social de l’enseignement confessionnel, longtemps entretenu dans les consciences collectives, s’harmonise désormais avec sa remise en cause, depuis le début des années 1980. L’africanisation de l’enseignement confessionnel affaiblit les rapports de coopération avec l’Occident dont les missionnaires interviennent par endroits et en nombre fort limité. Trois facteurs caractérisent désormais l’enseignement confessionnel au Cameroun. En premier lieu, les offres de formation de ce type d’enseignement couvrent simultanément les zones rurale et urbaine, complétant en cela celles de l’État et confirmant ses ambitions de demeurer sur l’ensemble du territoire national. L’enseignement primaire, son domaine de préférence, concentre environ 73% des écoles du secteur privé et son action est prépondérante au Cameroun anglophone, alors que sa crédibilité a été construite dans le cycle d’études secondaires. En deuxième lieu, il y a une dichotomie de normes de comportements, et de stratégies d’enseignement, entre catholiques et protestants. Ils évoluent en obéissant à des directions étanches, à des destins singuliers et à une différenciation à plusieurs niveaux, dans le mode de gestion du capital humain, des programmes scolaires et des modes de socialisation. Enfin, les rapports entre l’enseignement confessionnel et le bilinguisme d’État au Cameroun demeurent complexes, équivoques. Le français et l’anglais occupent une place importante dans les programmes scolaires, notamment ceux qui concernent les classes d’examen. Mais c’est l’exploitation politique du bilinguisme d’État que réprouvent les promoteurs de ce volet de l’enseignement, en dépit des subventions que l’État lui alloue annuellement. L’enseignement supérieur confessionnel génère des ressources financières importantes du fait des frais de scolarité. Mais le sérieux avec lequel les études y sont dispensées, à l’image de l’Université catholique d’Afrique Centrale à Yaoundé, renforce la logique de compétition avec l’État et le privé-laïc, à défaut de la recherche de nouvelles formes de coopération endogène.

La construction sociale de l’enseignement laïc

La construction sociale de l’enseignement privé-laïc peut s’articuler autour de quatre points saillants : 1- un accent poussé pour la vie urbaine; 2- un engouement pour les cycles d’études secondaires et supérieures; 3- un rapprochement sensible vers le bilinguisme d’État; 4- des effets d’amateurisme réguliers.

La vie urbaine caractérise ce type d’enseignement. L’enseignement privé-laïc repose moins sur des projets collectifs, à l’image de l’enseignement confessionnel, que sur des ambitions individuelles d’hommes d’affaires plus ou moins connus ou d’enseignants reconvertis aux affaires. Ce qui le caractérise, c’est son insertion dans la vie urbaine exclusive. Il se développe dans les centres urbains assez importants par la démographie et les activités économiques, ayant une tradition scolaire relativement ancienne. Son essor se situe au début des années 1970, dans les régions prospères et de bon niveau scolaire (l’Ouest, le Littoral et le Centre-Sud). Les années 1970 correspondent à un accroissement démographique important et une croissance économique non négligeable au Cameroun. Les coûts de scolarisation y sont élevés dans les collèges laïcs, notamment dans le cycle d’études secondaires, mais les couches sociales moyennes des zones urbaines disposent de ressources assez importantes.

Les cycles d’études secondaires et supérieures (BTS) deviennent l’affaire des promoteurs laïcs, qui valorisent les filières techniques et professionnelles. Près de 70% d’établissements secondaires en 1994 appartiennent à l’enseignement privé-laïc tout court. À l’intérieur de ce secteur, 80% de ces établissements relèvent de l’enseignement technique et professionnel laïc. Cet engouement pour les domaines technique et professionnel coïncide avec la méfiance pour les études longues, la peur du chômage et le caractère abstrait et non opérant de l’enseignement général (Martin 1975, p183) Mais l’enseignement technique et professionnel reste exclu du bilinguisme officiel anglais/français.

Les rapports entre le privé-laïc et le bilinguisme d’État sont réels et ambigus, exception faite des filières technique et professionnelle. Paradoxalement, le caractère bilingue des écoles privées laïques est perceptible, davantage dans les niveaux de la Maternelle et du Primaire des villes. Les raisons peuvent être commerciales (le label bilinguisme se vend bien) ou liées à un besoin réel d’innovation (promoteurs visionnaires) qui n’exclut guère les dérapages et l’amateurisme.

L’amateurisme est aussi un facteur caractéristique de l’Enseignement privé-laïc, à plusieurs niveaux d’activités. L’instabilité du personnel enseignant (absence de formation adéquate, recrutements aléatoires, irrégularité des salaires, abandons de poste) côtoie des conditions d’hygiène et d’insécurité insoutenables et des activités très souvent clandestines (autorisation absente ou périmée, programmes scolaires non homologués). Les effets de ciseaux (décisions de suspension, de fermeture) n’atténuent guère l’ardeur des promoteurs habitués à mettre les pouvoirs publics “devant le fait accompli”, tout en brandissant l’argument d’une demande sociale criante, au regard de l’ampleur des effectifs en quête de scolarisation.

Conclusion  

Au terme de cette étude, il convient de dégager quelques éléments d’analyse à un double niveau, à la fois théorique et empirique.

1- L’analyse sociologique du bilinguisme articule l’enseignement, les cultures, les identités collectives, les représentations sociales et les stratégies différenciées d’acteurs à travers les concepts de reproduction et de transformation sociales. Ils demeurent des centres d’intérêt assez pertinents dès lors que sont pris en compte les processus d’élaboration en cours dans le temps et l’espace, des ressources et des modalités de l’échange.

L’État revendique une politique bilingue partout, sur l’ensemble des deux zones linguistiques anglophone et francophone. L’analyse des champs d’éducation formelle peut-elle faire l’économie du rôle de l’État et de celui de la société civile, inscrits dans des rapports d’interactions ? Au moment où la fabrique sociale prend place à travers des enjeux, tantôt sociétaux, tantôt communautaires, relatifs aux langues et aux cultures, la tentation est grande pour l’État-entrepreneur d’instrumentaliser l’école classique pour la transformation sociale : quête de culture nationale, tentatives d’uniformisation des identités communautaires entre collectifs anglophone et francophone, en l’occurrence, contrôle de la production et la circulation des élites, avec l’aide des coopérants français et britanniques.

2- Les Français soutiennent la langue française dans les écoles publiques dans les régions francophones et le bilinguisme dans les régions anglophones, même dans les écoles rurales enclavées.

3- Cependant, les Anglais privilégient la langue anglaise dans les écoles publiques et privées des régions anglophones.

4- En fonction des enjeux locaux et nationaux, les protestants, d’origine anglaise, hollandaise, américaine, scandinave, etc., développent l’enseignement des langues coloniales, anglais, français, allemand et des langues locales désignées comme langues véhiculaires, le douala, l’éwondo, le foufouldé, indifféremment dans les zones urbaines et rurales des régions anglophones et francophones. Les catholiques, d’origine italienne, espagnole, canadienne et française s’inscrivent dans l’enseignement formel des langues latines (français, espagnol, latin) et du grec tout en montrant des réserves pour les langues locales. Ils sont actifs dans les régions francophones, nonobstant la montée significative de catholiques d’expression anglaise. Le point de convergence réside dans l’engouement des catholiques et protestants tant pour les zones rurales que pour les villes. Enfin, les promoteurs d’écoles privées laïques soutiennent le bilinguisme officiel anglais et français, moins dans les écoles secondaires techniques que générales mais l’enseignement maternel et primaire de type urbain demeure leur terrain de prédilection.

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Analyse sociologique du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Camille Ekomo Engolo
Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université de Douala, Cameroun


RESUME — Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

ABSTRACT — This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably inuenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.

This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably in
uenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.


Cette étude veut rendre compte des rapports dialectiques et complexes qui se nouent entre l’État et la société. Les enjeux linguistiques et culturels qui en résultent finissent par révéler des positions de pouvoir centrées sur une instance de socialisation pertinente : l’école classique. Le niveau empirique de la problématique permet d’appréhender le Cameroun comme un cadre d’observation idéal, l’État étant bilingue et biculturel tandis que la société civile est caractérisée par une multiplicité ethnique et linguistique. L’évolution de l’État-Nation dans le contexte de l’Afrique noire pose les problèmes relatifs au développement économique et réitère l’urgence d’une articulation harmonieuse du politique et du social, de l’État et de la société civile en termes de construction et d’intégration nationales. Pendant les trente années qui ont succédé aux indépendances, le paradigme dominant a été l’intégration verticale, soit la dimension politique et institutionnelle du pacte social dans un territoire aux frontières artificielles (Sylla 1979).

Le niveau théorique de la problématique peut se formuler de la manière suivante : la société n’est plus réductible à un système intégré, un mode de production unique de l’État-nation. Un courant de pensée appelé “la politique éclatée” montre que les dimensions institutionnelle et politique ne suffisent plus à rendre intelligibles les difficultés d’existence et d’évolution de l’État-Nation. Nous formulons l’hypothèse suivante : la politique ne se conçoit et ne se comprend plus uniquement à partir d’un centre, le champ politique exclusivement. Il y a une multiplicité de rationalités et de logiques d’acteurs qui produisent du sens dans un monde social éclaté en appartenances communautaires, en calculs du marché, en divergences d’intérêts de groupe. Elles reproduisent des micropouvoirs ou pouvoirs périphériques dans différents champs sociaux que de nouvelles grilles d’analyses se doivent d’appréhender. Dans l’optique de Sfez ( 1982), une dispersion du sens des conduites collectives dans tout le corps social, il importe d’appréhender le phénomène politique à travers l’éparpillement de ses ramifications. Au Cameroun, l’État bilingue et biculturel articule un double système éducatif calqué sur les références culturelles de la France et du Royaume-Uni, en espérant homogénéiser sa base sociologique par trop hétéroclite. Nous appelons sous-systèmes intégrés, les systèmes éducatifs anglophone et francophone composant le système éducatif national au Cameroun.

Cet article propose le cadre théorique et la méthodologie avant de traiter des contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun dans une perspective diachronique, puis de montrer les disparités régionales éducatives face au développement et d’articuler les offres de formation et la problématique du bilinguisme d’État.

Repenser le cadre théorique et la méthodologie

Une instance de socialisation comme l’école classique mérite d’être analysée comme une chaîne “nationalitaire”, c’est-à-dire un phénomène sociologique qui entre dans les ressources de construction de l’État-Nation à partir d’un contrat social. Ce dernier articule le consensus, la coopération et l’échange. C’est pourquoi, pour le rendre opératoire, nous avons trouvé au concept de contrat social une batterie d’indicateurs théoriques.

Quelques indicateurs du contrat social  

Six variables ont été retenues :

·        1 : existence de membres d’une communauté ou d’une société évoluant sur un espace commun, physique ou mental;

·        2 : établissement d’interrelations entre ces membres produisant les formes d’interdépendance, ce que Bayart ( 1979) appelle processus d’assimilation réciproque qui suppose l’acceptation d’un idéal égalitaire dans les rapports sociaux;

·        3 : définition intelligible des positions et des rôles sociaux d’acteurs induisant une perception claire des enjeux vertical et horizontal de l’intégration, perception inscrite dans une multiplicité de perspectives de l’action collective : politique, économique, idéologique, culturelle;

·        4 : mise en œuvre des processus permettant l’actualisation de ces enjeux par l’institutionnalisation des conflits et la quête d’un impératif consensuel articulant les règles du jeu et posant en conséquence les fondements d’un pacte social;

·        5 : identification d’instances de socialisation dégageant des ressources pertinentes, susceptibles d’activer les formes d’interdépendance dans le monde concret : dans la fabrique sociale, l’école classique remplit parfaitement ce rôle, conformément aux thèses des approches structurofonctionnalistes;

·        6 : actualisation d’une analyse qui valorise des rapports de dépendance dans la perspective “centre-périphérie”, confirmant ainsi l’hypothèse néo-marxiste de l’État-Nation sans pour autant négliger l’analyse dynamique centrée sur la compétition, le conflit et le consensus.

L’approche holiste et structuro-fonctionnaliste qui donne une place de choix aux structures sociales par rapport à l’acteur, a longtemps privilégié la problématique d’un “Nous-national”déterministe et statique. Cette approche est plus institutionnelle alors que la théorie sociologique se présente aujourd’hui comme un champ dispersé par l’éclatement et la multiplicité des paradigmes liés à l’école classique. Notre étude se situe dans une perspective à la fois dynamique et constructiviste ancrée dans une valorisation de l’historicité. Au plan méthodologique, l’unité de l’analyse a privilégié, à travers l’approche qualitative, la recherche documentaire et les monographies.

Représentations sociales dynamiques de la cohabitation interculturelle

L’État bilingue se donne — entre autres— pour objectifs de favoriser la cohabitation entre deux communautés différentes par la langue et la culture, de réguler les rapports sociaux qui en découlent, de fixer les normes de comportements collectifs pour une vision du monde commune. L’idée force que nous retenons est que le pacte social dans un État bilingue dépasse le simple cadre de l’État-arbitre. Il faut tenir compte des ressources propres aux communautés ethniques en présence, au contexte sociohistorique qui a produit leurs identités collectives et les stratégies divergentes que les segments d’élites de chaque communauté affûtent pour occuper des positions de pouvoir dans l’espace commun en construction. Le lien social ne se construit donc pas nécessairement dans la dimension qui valorise le paradigme de l’intégration; dans des conditions historiquement déterminées, d’autres formes de rapports sociaux voient le jour, notamment l’inégalité, la domination et le conflit. Ces figures du lien social ne s’actualisent pas uniquement dans les pratiques collectives des acteurs : elles sont également présentes dans leurs représentations et leurs discours sur le social, lequel révèle des intérêts de groupes antagonistes.

Pour bien analyser l’évolution des rapports entre la société civile et l’État bilingue en formation dans un pays en développement tel que le Cameroun, nous nous inspirons du paradigme de Lapierre ( 1988). Celui-ci estime que deux communautés différentes par la langue, la culture et appelées à vivre ensemble, peuvent construire soit une relation de communication réciproque, soit une relation de domination relative, soit une relation de domination absolue.

Ce dispositif théorique décrit, dans le premier cas, un contexte de coopération et d’intégration : la réciprocité conduit à l’égalité le processus d’assimilation réciproque, soit une interpénétration sociale et culturelle des [deux] communautés en présence. Le troisième cas de figure, propre aux vieilles nations occidentales, confirme une double situation de suprématie de la langue de la communauté dominante et de déclin de la langue issue de la communauté dominée. C’est le deuxième cas, celui de la domination relative qui produit l’interaction, voire les conflits sociaux. Ce cas intéresse notre étude, du fait qu’il développe des situations de conflits latents ou ouverts, fondées sur des malentendus et des frustrations. Comment ce paradigme fait-il sens au Cameroun où l’État bilingue et la société civile construisent des rapports complexes ayant pour enjeu les positions de pouvoir et comme prétexte le bilinguisme officiel ? Comment l’historicité est-elle gérée dans la construction des rapports sociaux : est-elle orientée vers l’instauration d’un “bilinguisme vertical”, action du pouvoir politique ? Ou vers l’affermissement d’un “bilinguisme horizontal”, interactions entre acteurs sociaux ? Un des éléments de réponse est sans aucun doute l’ambiguïté du contexte géopolitique et la dualité de la vision de l’histoire.

Les contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Aucun système social ne saurait évoluer indépendamment de son environnement et du contexte sociohistorique qui le produit. Trois caractéristiques de la construction d’un système éducatif à vocation nationale dans un État bilingue sont développées ici : les formes de dépendance endogènes et les représentations sociales de la domination; les flux migratoires quasi unidimensionnels entraînant un faible processus d’assimilation réciproque entre les collectifs anglophone et francophone; les conséquences sociologiques des disparités éducatives tendant à s’installer de manière durable, tant à l’intérieur qu’entre les lieux de résidence que sont les zones urbaines et rurales.

Contexte géopolitique et gestion différenciée de l’historicité

Trois facteurs sont à prendre en considération dans l’émergence de l’État bilingue et biculturel au Cameroun le 1er octobre 1961 : 1- le géopolitique (en rapport avec l’étendue du territoire national), 2- le démographique (relatif à la répartition de la population entre anglophones et francophones), 3- le sociologique, notamment l’acquisition du progrès social, dans la distribution du capital social (Boudon & Bourricaud, 1986). Le tableau ci-après montre une situation de domination relative centrée sur des données naturelles.

GRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE

DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE EN FONCTION DES CRITÈRES LINGUISTIQUES ANGLOPHONES ET FRANCOPHONES Données géographiques Évolution de la population et démographiques en milliers d’habitants Régions Superficies 1960 1976 1987 1998 En km2 En pourcentage V.A V.A V.A V.A % % % Anglophone 42120 km2 800 1601 2100 3102 9.9% 20 20.9 19.51 22 Francophone 423090 km2 3 200 6062 8659 10998 90.1% 80 79.1 80.49 78 Total 465210 km2 4 000 7643 10759 14100 100 100 100 100 100 (Source PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé)

PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé

Le partage du Cameroun allemand en deux morceaux inégaux, l’un britannique, l’autre français a posé les bases d’un processus de décolonisation hégémonique fondé sur l’exploitation idéologique des inégalités naturelles. Le Cameroun anglophone, plus petit en territoire et en hommes, compte environ 10% de l’ensemble du territoire national et un quart des effectifs démographiques (compte non tenu des effets référendaires de 1961 par lesquels une partie du Cameroun britannique préfère le rattachement plutôt au Nigeria qu’au Cameroun francophone), le reste au profit de la communauté francophone. Les Camerounais anglophones connaissent ainsi un statut de minorité et les proportions démographiques des deux entités se sont confirmées aux différents recensements. Le rapport inégalitaire est-il préjudiciable au processus d’assimilation réciproque dans ces conditions ? Une théorie ethnolinguistique relative à la dynamique de l’État bilingue précise : “Plus la différence en nombre est grande entre les (deux) communautés appelées à vivre ensemble, plus le pourcentage de bilingues dans la communauté minoritaire est élevé, si toutefois d’autres facteurs n’interviennent pas”(Mackey 1979,29-30).

L’inégalité dans la distribution du capital social dans les zones linguistiques officielles au Cameroun est manifeste, le non-développement de la partie anglophone ayant eu un impact sur la construction du contrat social et constitué un handicap sérieux en matière de progrès social. La stratégie de l’appareil colonial britannique a consisté en un attentisme manifeste. L’administration coloniale britannique s’est contentée, pour des raisons d’efficacité de gestion, d’inféoder son morceau du Cameroun à la colonie voisine du Nigeria, avec toutes les formes de dépendance : au moins deux générations de Camerounais anglophones ont étudié au Nigeria; c’est pourquoi le Cameroun britannique avait été considéré comme “la colonie d’une colonie” (Gaillard 1989). La métropole, qui veut minimiser les coûts d’investissements envers les colonies, ralentit le développement endogène du Cameroun britannique. La faiblesse actuelle du capital social (voies de communication, hôpitaux, écoles et autres infrastructures à usage collectif) de cette région trouve ses origines dans cette politique de calcul. De la sorte, sept ans avant l’autonomie et la fédération des deux Cameroun, les Britanniques se servaient encore, dans leur zone d’influence, des infrastructures héritées de l’époque du colonialisme allemand. Lors de la formation de l’État bilingue le 1er octobre 1961, les Camerounais anglophones accusaient un retard considérable au plan du développement social au regard de la situation qui prévalait dans la zone francophone. Dans la communauté francophone, les segments d’élites produisent représentations collectives et discours normés sur le social pour asseoir les bases d’une domination structurelle et progressive. Un texte historique est explicite à ce sujet : “Le Cameroun français, quatre fois plus grand et trois fois plus peuplé que le Cameroun britannique, doit naturellement absorber les éléments de culture britannique qui ne sauraient s’opposer à la réunification de notre pays. Nous, francophones, avons l’avantage de l’étendue de notre portion de territoire et la majorité des populations (...). Nous avons une avance indiscutable en matière de progrès social et constituons sans doute le pôle attractif et le pivot de toute unification” (Eyinga 1984).

Pour atténuer les ardeurs des “assimilationnistes”, les élites de la communauté minoritaire se cristallisent sur la valorisation des particularismes culturels, la culture du colonisateur et les cultures africaines. Un porte-parole de l’exception culturelle anglophone évoque la thèse de l’acculturation et déclare : “Dès lors, à moins que les leaders et les intellectuels du Cameroun oriental (francophone) de qui relève l’initiative culturelle soient prêts à partager cette autorité avec leurs frères d’Outre-Moungo (anglophones), à moins qu’ils soient prêts à faire l’effort gigantesque nécessaire pour se libérer de la camisole de force des préjugés français, à moins qu’ils fassent preuve de probité intellectuelle pour admettre l’existence dans le système anglo-saxon d’éléments salutaires à ce pays, il y a peu de chance que survive l’influence anglaise, pas plus du reste que les valeurs africaines, dans la République du Cameroun” (Fonlon 1965).

Les différents acteurs présentent un social bigarré en quête de sens et sur lequel ils veulent imprimer les normes, les valeurs et les statuts, soit en termes de positions de pouvoir, soit en termes d’idéal égalitaire. Certes, la suprématie francophone a permis une “francisation” de certains secteurs de la vie nationale : monnaie, code de la route, armée, enseignement supérieur. L’État postcolonial s’emploie à construire sa légitimité et son rayonnement sur les fondements d’un contrat social qui rapproche, dans un impératif consensuel, les composantes nationales anglophone et francophone.

Le contexte de l’échange social à travers les migrations interrégionales

Le degré de mobilité des individus hors de leurs frontières linguistiques initiales peut-il favoriser un bilinguisme horizontal centré sur le développement des instances de socialisation dont les écoles ? L’hypothèse théorique retenue est la suivante : l’inégalité dans la distribution des équipements sociaux et des richesses économiques instaure un déséquilibre de fait dans la communication sociale, les flux migratoires et les projets de partenariat entre les communautés appelées à vivre ensemble; plus une zone linguistique concentre des biens et des services, plus elle attire des migrations vers elle et prive ses membres de l’effort d’apprendre la langue des arrivants, donc d’être bilingues.

Les raisons pour lesquelles anglophones et francophones quittent leurs régions respectives pour s’installer sont multiples et généralement liées à la demande/acquisition des services. Les individus développent des systèmes d’attentes légitimes à travers la mise en œuvre des migrations de types scolaire et professionnel. Trois types de régions provoquent des migrations collectives ou de grande importance : les régions de proximité géographique, les grands pôles économiques et les centres administratifs. C’est autour de ces régions que les taux de scolarisation tendent à s’accroître et que les écoles bilingues prospèrent relativement. Au Cameroun, les mutations professionnelles des fonctionnaires sont la cause péremptoire de migration. Du côté anglophone, la province du Sud-Ouest présente des chances de migrations tangibles du fait de ses ressources considérables (pétrole, villes portuaires : Limbé et Tiko) et de sa proximité avec Douala. Mais c’est surtout au Cameroun francophone que s’opèrent les migrations les plus importantes, qu’elles soient définitives ou temporaires, car la quasi-totalité du capital social y est concentrée. Ainsi la tendance au bilinguisme chez les anglophones est plus grande que chez les francophones, parce que les premiers formulent besoins et demandes puis obtiennent des services dans la langue française. Plus la zone est stratégique (potentiel économique, couverture scolaire et sanitaire, importance des services administratifs), plus denses sont les flux migratoires de la communauté en quête de services. Or, pour les ressortissants du Cameroun anglophone, les villes de Douala (capitale économique) et Yaoundé (capitale administrative) constituent des exemples patents de cet exode unidirectionnel : Douala détient, en effet, le taux le plus élevé des établissements anglophones de l’enseignement secondaire, public et privé inclus, soit 30% des effectifs nationaux. Yaoundé a été, trois décennies durant, la ville la plus pourvue en établissements de l’enseignement supérieur, ayant abrité neuf anglophones universitaires sur dix. Mais depuis la Réforme universitaire de 1993 qui crée et décentralise les Universités d’État, le Cameroun anglophone dispose d’une Université de tradition anglo-saxonne (langue, cursus, diplômes) qui renforce ses acquis culturels.

Les écoles anglophones sont majoritaires dans leur zone linguistique et quasi inexistantes au Cameroun francophone, exception faite des deux villes précitées et de Bafoussam, une ville économique, de proximité géographique. Il en est de même des écoles francophones de la zone anglophone, le phénomène étant plus sensible à Limbé que dans le reste de la région. En dépit des slogans politiques et discours officiels, le Cameroun compte à peine 10% d’écoles bilingues et moins de 5% dans le secondaire. Cette réalité ne pose-t-elle pas problème pour un État qui a construit sa légitimité, puis son rayonnement, sur le bilinguisme et le biculturalisme officiels ?  

Les conséquences d’une telle situation sont à rechercher dans une dynamique interculturelle quasi insignifiante du point de vue de la question scolaire. Mais cette dualité du social ne devrait pas masquer une autre réalité propre aux pays en développement : les disparités régionales éducatives, auxquelles viennent se superposer, dans le contexte camerounais, les exigences du bilinguisme d’enseignement.

Les disparités régionales éducatives et la question du développement

Pour étudier les disparités régionales éducatives, on peut privilégier la perspective diachronique et une argumentation récurrente, lesquelles mettent en relation l’histoire, les rapports sociaux et les offres/acquisitions d’éducation. En Afrique en général et au Cameroun en particulier, il y a un lien étroit entre les grandes régions d’exploitation économique, le développement des réseaux urbains et l’expansion scolaire des populations locales. Dès l’introduction de l’appareil colonial européen en Afrique, le concept de zone utile du colonialisme prend de l’ampleur (Martin 1977). Les acteurs s’appuient sur une rationalité économique pour minimiser les coûts et maximiser les gains d’investissement : la colonie ne doit pas coûter cher à la métropole dans l’effort de développement endogène. Il convient, pour cela, de s’intéresser aux zones économiques prospères pour l’exploitation et y développer les infrastructures sociales. Sont concernées par les zones utiles les régions côtières, les régions riches en ressources végétales (bois, plantations de type capitaliste) ou minières (pétrole, or, diamant, etc.). Les “zones moins utiles” englobent les régions pauvres, désertiques ou enclavées, ne présentant aucun intérêt stratégique.

Les inégalités sociales interrégionales

Pendant l’époque coloniale, au Cameroun français, trois grandes régions considérées comme zones utiles du colonialisme car propices à l’exploitation capitaliste (le Centre-Sud, le Littoral et l’Ouest) sont valorisées par l’appareil colonial qui y développe — entre autres— le capital scolaire (infrastructures, personnel qualifié, projets éducatifs). A contrario, les régions septentrionale et orientale sont considérées comme des zones moins utiles alors qu’elles concentrent des ressources non négligeables : production cotonnière et arachidière dans le premier cas, ressources minières (l’or de Bétaré Oya) et végétale (billes de bois) dans le second. Dans les régions septentrionales où les lamidats (chefferies traditionnelles chez les Peuls islamisés du Cameroun) imposaient le système religieux islamique, l’école coranique était un obstacle à l’expansion de l’école européenne plutôt réservée aux “païens” des populations vassalisées. L’État colonial maintenait ces inégalités endogènes en échange de l’exploitation des systèmes marchands de l’arachide et du coton. Dans la région de l’Est, les effets d’enclavement d’une part, la faible densité des populations, l’ancrage de celles-ci dans la vie forestière, d’autre part, expliquent l’insuffisance du capital social, dont l’État colonial ne voyait guère la nécessité. Le Cameroun britannique est caractérisé par un attentisme des sujets de Sa Majesté dont la stratégie a été de minimiser les coûts de la métropole dans l’effort de développement endogène, y compris la question scolaire (Ewané 1980). En inféodant leur morceau du Cameroun dans la colonie du Nigeria voisin, les Britanniques espéraient rationaliser la division du travail, du fait que les auxiliaires d’administration d’origine nigériane servaient de personnel d’appui à l’œuvre coloniale. Les “zones utiles” du Cameroun britannique se réduisaient, grosso modo, aux régions côtières de Tiko et Victoria (Limbé aujourd’hui) dans la province du Sud-Ouest, qui présentaient déjà de meilleurs scores de progrès social, par rapport à l’actuelle province anglophone du Nord-Ouest.

Au moment de l’accession à l’indépendance, l’État postcolonial récu-père le concept de “zone utile”pour l’orienter vers d’autres problématiques de développement, sans toutefois en préciser les contours. Les inégalités entretenues dans et par l’État colonial subsistent tant à l’échelle des régions que des populations. l’État postcolonial est partagé entre une politique de nivellement (équilibre entre les régions) et une politique de développement endogène (chaque région prend en main son destin), c’est-à-dire entre un Étatentrepreneur et un État-arbitre. Lorsqu’il construit sa légitimité sur un projet social qu’il veut consensuel, tel que le bilinguisme, l’État se fait à la fois “entrepreneur, opérateur et noyau du système social” (Naïr 1990, p237). Il intervient dans l’espace par l’organisation de la carte scolaire et universitaire, puis dans le temps par la répartition des moments consacrés à l’éducation au cours de l’existence humaine et des périodes qui la rythment (Fournier 1971). D’une part, il joue le rôle d’État-entrepreneur en revendiquant une place de choix dans l’édification de la Nation par une implication manifeste dans les systèmes productifs et une prise en charge effective des projets de développement aux niveaux économique, culturel et social. Face aux contraintes du développement, l’État se heurte à un triple travail d’éradication des disparités “inter et intra” régionales, en matière d’éducation, notamment. L’un des aspects consiste, pour les pouvoirs publics, à développer le système d’enseignement classique, monolingue français et anglais concomitamment, de manière à couvrir l’ensemble des besoins dans les deux zones linguistiques. Le deuxième aspect concerne la réduction des différenciations entre les zones urbaines et rurales. Le troisième aspect réside dans le projet de l’État camerounais d’inclure dans l’expansion scolaire un enseignement généralisé, susceptible de devenir, à long terme, la plate-forme de l’éducation nationale dans le pays. D’autre part, il agit en État-arbitre par son souci de développer la régulation des rapports sociaux dans sa recherche d’une position de neutralité dans l’articulation des échanges entre les communautés anglophone et francophone en l’occurrence mais aussi entre les opérateurs économiques quant à leur part d’investissement en faveur des populations. Il suscite la mise en place de rapports horizontaux, de type coopératif, à un triple niveau : 1- harmoniser les règles du jeu entre le national et l’international (interactions entre promoteurs nationaux et étrangers) d’une part, le national et le local (public et privé) d’autre part; 2- canaliser la tension, née de la vive rivalité dans le secteur privé national, entre le laïc et le confessionnel; 3- surveiller l’équilibre des rapports entre les segments d’élites francophones et anglophones tout en privilégiant l’essor du bilinguisme d’État.

Dès lors, la politique de nivellement est encouragée par l’Étatentrepreneur : d’un côté, le développement des régions relativement riches est freiné pour que soit enclenché celui des régions les moins avancées socialement et économiquement; de l’autre, une ponction systématique des richesses des régions riches est faite au profit des régions en retard. À titre d’exemple, les pouvoirs publics au Cameroun ont pratiqué et pratiquent la “politique d’équilibre régional”: privilégier le principe des réseaux de formation et de circulation des élites nationales; celles-ci doivent être représentatives de chaque région à travers les quotas. Cette pratique développe une culture de la médiocrité, notamment dans les régions en retard, au détriment du mérite et du goût de l’effort dans les régions socialement et économiquement avancées. Les recrutements dans les Grandes Écoles, les moyennes fixées aux examens, la répartition nationale des infrastructures scolaires — entre autres— participent de cette logique du pouvoir d’État. Cependant apparaît subrepticement le concept de zones utiles de développement qui conjugue l’exploitation économique des régions et la distribution du capital social, autrement dit les “bonnes raisons” du développement, en faveur des régions de grandes potentialités économiques. L’État postcolonial reprend à son propre compte l’exploitation des zones utiles de la colonisation, tout en s’efforçant d’intégrer les zones naguère marginalisées et considérées comme “zones d’éducation prioritaires”. Depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours, ces régions ont toujours affiché les taux de scolarisation les plus faibles du Cameroun d’expression française, restant ainsi en bas du tableau, avec la province anglophone du Nord-Ouest. Les déperditions scolaires dans ces zones induisent un effet de tassement de la pyramide scolaire vers la base. Elles s’accroissent au fur et à mesure qu’on monte la pyramide et génèrent pour l’enseignement secondaire de la même année une moyenne annuelle sensiblement nulle, soit 2,78% (Ekomo 1994). Le taux de croissance est de 32,69%. Dans le même ordre d’idées, le taux net de scolarisation s’élève à 67,5% en 1976, puis à 73,1% en 1987 et 76,3% en 1998. Le taux de croissance est alors de 13,03%.  

Les régions les moins touchées par la pauvreté relevaient de la “zone utile” de la colonisation et continuent de profiter des effets de structures des régions portuaires, respectivement Douala (Littoral), Kribi (Sud), Limbé (Sud-Ouest) et la capitale politique, Yaoundé (Centre). Ainsi, à mesure qu’on s’éloigne des régions côtières et du plus grand centre administratif du pays pour aller vers le “Grand Nord” (Adamaoua, Extrême Nord et Nord), la pauvreté s’accroît (PNUD 1998, p30). Les disparités interrégionales éducatives sont nettement plus explicites : les dix provinces camerounaises sont inégalement insérées dans l’appareil scolaire car les régions qui développent de forts indices de pauvreté sont également les plus touchées par l’analphabétisme; a contrario, les régions les plus exposées à la pauvreté conjuguent également les indices d’analphabétisme les moins significatifs.

Au Cameroun anglophone, l’inégalité scolaire entre le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, issue de l’époque coloniale, subsiste au détriment du premier. L’indice d’analphabétisme est plus significatif dans le Nord-Ouest que dans le Sud-Ouest. Ces deux provinces présentent des indices intermédiaires tant de pauvreté que d’analphabétisme, parce que le Nord-Ouest connaît des retards importants sur le plan social depuis la période coloniale. Pour l’enseignement primaire, le Sud-Ouest présente un taux de scolarisation de 21,6% contre 18% pour le Nord-Ouest. Dans le secondaire, le premier détient 2,44% contre 1,93% pour le second.

Au Cameroun francophone, la région septentrionale (trois provinces dont l’Adamaoua, l’Extrême-Nord et le Nord) demeure une zone de préoccupation scolaire constante. En dépit des offres d’éducation considérables octroyées par les pouvoirs publics, les disparités régionales éducatives jouent au détriment de cette région qui constitue un bastion d’analphabétisme quasi chronique, depuis l’époque coloniale allemande jusqu’à nos jours. L’indice d’analphabétisme du “Grand Nord” est le plus significatif de l’ensemble du pays, quelle que soit la province considérée. En conséquence, ses taux de scolarisation sont également les moins élevés dans l’enseignement primaire, de l’Adamaoua ( 9,6%) à la province de l’Extrême-Nord ( 9,0%) en passant par le Nord ( 9,1%). Le taux de scolarisation du secondaire est, lui aussi, à la traîne, soit 1,05% dans l’Adamaoua, 0,71% dans le Nord et 0,65% dans l’Extrême-Nord. La province de l’Est, naguère sous-scolarisée sous les différents régimes coloniaux allemand et français, affiche des indices de pauvreté et d’analphabétisme intermédiaires, elle améliore même ses performances dans l’enseignement primaire postcolonial ( 16,8%) et le secondaire ( 2,25%). Parmi les facteurs perturbateurs de l’expansion scolaire dans les régions septentrionale et orientale, outre la religion (Islam dans le Nord) et la faible densité des populations (dans l’Est), il convient de mentionner les mariages précoces, la soustraction des filles des réseaux scolaires, la forte implication des enfants dans la production de l’économie domestique (élevage des bovins et ovins dans le Nord, activités champêtres et chasse à l’Est). Enfin, dans les zones qui apparaissent comme économiquement utiles, la question scolaire est un facteur de compétition entre les groupes sociaux d’une part, et les régions, d’autre part dans le processus de scolarisation, les régions prisées sous le colonialisme (le Littoral en l’occurrence, suivi du Centre) cèdent la place aujourd’hui respectivement aux provinces de l’Ouest et du Sud. Dans l’enseignement primaire, l’Ouest vient en tête ( 25,7%), suivi du Sud ( 20,5%). Les provinces du Centre ( 20,5%) et du Littoral ( 19,4%) jouent les seconds rôles. S’agissant du secondaire, l’Ouest occupe le haut du pavé ( 4,95%) devant le Sud ( 4,9%). Le Centre ( 4,78%) et le Littoral ( 4,0%) confirment leurs positions de seconds. L’indice d’analphabétisme et le taux net de scolarisation permettent de soutenir la comparaison entre les sous-systèmes éducatifs anglophone et francophone, puis de rendre compte de leur niveau de productivité. Le sous-système anglophone se présente comme le plus à même de faire face aux contraintes de développement, eu égard à ses bons scores, bien qu’il soit difficile d’évaluer uniquement à partir de deux provinces face à un sous-système qui en compte quatre fois plus. Le sous-système éducatif anglophone subit moins de déperditions scolaires dans l’enseignement primaire ( 20,6%), puis dans le secondaire ( 4,3%) que le sous-système francophone, avec respectivement 33,4% et 6,0%. Un élément d’explication se rapporte au modèle structurant anglophone qui privilégie une socialisation d’option religieuse, maintenant en particulier (malgré la récession économique) des internats et des demi-pensions (cantines, foyers). Dans l’état des connaissances objectives actuelles, il est difficile de comparer les écoles proprement bilingues et les écoles monolingues quant aux taux de redoublement et d’abandon du fait de la non-fiabilité de la production statistique dans ce domaine. Mais les disparités entre les régions ne constituent qu’un aspect du problème de l’appareil scolaire dans les pays en développement. Il convient également de saisir ces inégalités à l’intérieur des régions en centrant l’analyse sur les lieux de résidence que sont les milieux rural et urbain.

Les inégalités sociales intrarégionales

Le système éducatif se heurte aux contraintes du sous-développement aux niveaux urbain et rural mais avec des écarts d’ancrage significatifs. Au Cameroun, la répartition de la population par lieu de résidence est de 55% de ruraux contre 45% de citadins. L’indice de pauvreté est plus élevé dans le monde rural que dans les zones urbaines mais ces dernières concentrent paradoxalement les trois quarts des équipements sociaux. En matière d’éducation, l’indice d’analphabétisme montre des écarts significatifs entre le rural et l’urbain, quelle que soit la région considérée. Mais il faut aller plus loin dans l’analyse pour appréhender les types et niveaux de problèmes qui entravent l’expansion du système éducatif dans un contexte de sous-développement et, partant, les écueils qui guettent l’essor du bilinguisme d’État. Trois types de problèmes en rapport avec l’appareil scolaire peuvent être pris en compte dans cette étude, notamment dans les contextes rural et urbain : les problèmes de logistique, les problèmes de personnel enseignant et la gestion différenciée des effectifs d’élèves. Ces problèmes sont imbriqués les uns dans les autres, de sorte qu’il est risqué de les isoler, même théoriquement dans le cadre d’une étude.

Les problèmes de logistique se posent eu égard aux locaux qui ne répondent plus aux normes actuelles de développement. Ne serait-il pas approprié de poser le problème en termes de besoins sociaux plus que de demande sociale de la part des populations locales ? Ces besoins constituent des attentes légitimes plus ou moins urgentes selon le milieu (rural ou urbain) et le groupe social. Dans les zones rurales, les locaux sont construits la plupart du temps en matériau précaire, au point que les paysans ne parviennent guère à les entretenir au-delà d’un nombre limité d’années. Moins d’une école sur cent est en matériau durable, souvent à la suite d’actions isolées de segments d’élites jouissant de positions de pouvoir au sein de l’appareil administratif. En milieu urbain, les problèmes de maintenance se posent également tant pour les bâtiments que pour les tables-bancs; par ailleurs, les systèmes d’électrification et d’adduction d’eau sont presque inexistants; cependant, pour survivre, certaines écoles primaires jouent sur le système de location et abritent, lorsqu’elles le peuvent, un enseignement secondaire en cours du soir. C’est dans ces conditions que les locaux peuvent être électrifiés. Mais les actes de vandalisme isolés ou organisés contribuent au délabrement de nombreux établissements scolaires de l’enseignement élémentaire (maternel et primaire) et secondaire, non protégés par des enclos bétonnés. Une des solutions envisagées par les pouvoirs publics et les autres promoteurs de l’éducation collective est l’habitat de proximité du personnel enseignant.

Les problèmes relatifs au plan de carrière des enseignants constituent un autre volet de la question scolaire dans les pays en développement. Ils peuvent être saisis dans trois dimensions : 1- qualification/formation; 2- prestations salariales; 3- redistribution équitable d’enseignants en fonction des besoins d’éducation. S’agissant de la première dimension, il convient de mentionner qu’elle se fait de manière anarchique : seuls les enseignants du secteur public de l’enseignement élémentaire évoluent en milieu organisé, bénéficiant des offres de formation des Écoles Normales. Pendant ce temps, le secteur privé offre, lorsque cela est nécessaire, une formation, rapide, non diplômante et au rabais. Or, l’enseignement privé au Cameroun est un secteur décisif de l’appareil scolaire et nous montrerons son poids déterminant sur le système éducatif. Les journées pédagogiques nationales de courte durée — quelques jours par an— organisées par le ministère de l’Éducation nationale et concernant à la fois les secteurs public et privé de l’enseignement élémentaire sont dérisoires devant l’ampleur des besoins de formation du corps enseignant. De la sorte, l’enseignement privé, laïc en l’occurrence, se caractérise dans l’ensemble par l’amateurisme et l’improvisation, tandis que les enseignants du secteur public, en raison de la modicité des prestations salariales, orientent efforts et compétences vers des investissements extraprofessionnels dans des activités lucratives.  

La deuxième dimension, relative aux prestations salariales, est une préoccupation majeure de la vie professionnelle dans le système d’enseignement. Certains effets de ciseaux (ponction sèche allant jusqu’à 60% du salaire due à la récession économique et aux mesures drastiques du Fonds Monétaire International) entraînent le maintien de salaires bas, en dépit de la stabilité des paiements dans la Fonction publique. D’autres effets de ciseaux (réduction des subventions publiques) concernent également l’enseignement privé qui offre des salaires dérisoires générant des abandons de postes considérables. La troisième dimension, portant sur la redistribution des enseignants en fonction des besoins d’éducation, pose un problème de justice sociale entre les régions sollicitées et les régions marginalisées des zones urbaine et rurale. Le problème se pose moins dans l’enseignement privé-laïc que dans le privé confessionnel et le secteur public. Certaines catégories d’enseignants évoluent de manière durable dans les zones rurales tandis que d’autres se stabilisent en milieu urbain, sans que soient correctement définies les normes de mobilité professionnelle. D’autres catégories d’enseignants, à l’intérieur d’un milieu rural ou urbain donné, favorisent une forte concentration du capital humain au détriment d’autres milieux. L’égalité des chances pour tous est par conséquent aléatoire, eu égard à l’incohérence de gestion du personnel enseignant. Reste alors le dernier type de problèmes, inhérent à la gestion différenciée du capital humain des effectifs d’élèves.

Les problèmes de gestion différenciée d’effectifs d’élèves se posent singulièrement, selon qu’on évolue en milieu urbain ou en milieu rural. En milieu urbain, l’accent est mis sur l’insuffisance du capital social (infrastructures) tandis qu’en milieu rural, le problème soulevé est celui de l’insuffisance du capital humain (faibles effectifs d’élèves et d’enseignants). En milieu urbain, la gestion scolaire s’appuie sur la pratique du temps partiel ou mitemps : dans un seul espace physique, deux écoles partageant des locaux communs évoluent séparément, l’une dans la matinée, l’autre l’après-midi. Cette gestion de l’enseignement primaire est le fait du secteur public, fort impliqué dans la résorption des besoins d’éducation au niveau élémentaire. Le phénomène de temps partiel en milieu scolaire, vieux d’une trentaine d’années, manifeste les déficiences du système éducatif, une gageure pour les pouvoirs publics qui se heurtent, dans les zones rurales, à un autre problème non moins important mais posé à l’envers : pour rationaliser l’offre d’éducation, l’État affecte un enseignant à deux niveaux de classe. Une école primaire publique fonctionne en conséquence avec trois instituteurs dont le Directeur. Ces effectifs peuvent être revus à la baisse dans les régions enclavées ou faiblement dotées en ressources. Les populations locales les mieux organisées recourent alors au système de bénévolat pour pallier les insuffisances dues aux abandons de poste. Le bilinguisme d’État devient, dans ces conditions, une utopie et sa réalisation n’est possible que par la volonté politique de l’élite modernisatrice.

Offres d’éducation et niveaux de problématique du bilinguisme d’État

Dans les pays en développement, l’appareil scolaire évolue avec d’énormes contraintes à la fois budgétaires, organisationnelles et techniques, auxquelles s’ajoutent les contraintes linguistiques. L’unité nationale se construit autour de la langue de l’école classique, si bien que le sociolinguiste et le politique se disputent la responsabilité du choix relatif aux langues des systèmes d’enseignement. En Afrique, certains États ont imposé des langues d’enseignement non européennes (arabe au Maghreb, Somali en Somalie, Éthiopie, etc.), d’autres ont essayé puis ont renoncé (Guinée, Ghana, Madagascar… ). Le Cameroun a fait le choix des langues européennes héritées de la double colonisation pour construire son identité nationale et son système éducatif. Cependant, les promoteurs de ce système éducatif développent des lectures divergentes de la question scolaire qui impliquent des manières singulières de produire les rapports sociaux. De manière générale, quatre acteurs sociaux interviennent dans les offres de formation et d’éducation au Cameroun : trois nationaux (l’État, le système confessionnel et le système laïc) et un étranger (le collectif britannique et français, par la coopération sans pour autant que soient exclus d’autres pays). Chacun des acteurs intervient avec une acception particulière du système éducatif et du bilinguisme d’État, produisant par conséquent une multiplicité de “logiques de sens”qui affaiblit plutôt le projet d’éducation nationale. Trois points vont être développés en rapport avec l’intervention des acteurs collectifs impliqués dans la question scolaire au Cameroun : 1- les contraintes de l’État dans les offres d’éducation; 2- la logique compétitive de la coopération franco-britannique; 3- le dualisme dans les offres d’éducation des missionnaires et des laïcs.

L’État camerounais et la coopération franco-britannique dans la construction du bilinguisme : somme nulle ?

La somme nulle est le résultat du jeu non coopératif, des divergences d’options du fait des intérêts de groupe. Dans la problématique du bilinguisme d’État au Cameroun, la formulation des besoins publics et offres de formation, la fixation des objectifs communs et l’harmonisation des champs de qualification professionnelle français et britannique ne s’intègrent guère dans les programmes officiels du bilinguisme. L’État camerounais se place moins dans un système d’attentes légitimes vis-à-vis de ces formes de coopération, souvent plus politiques que techniques. Les coopérants britanniques, quant à eux, construisent, à d’autres niveaux de relations sociales, des projets extraprofessionnels, loin des problématiques de l’appareil scolaire au Cameroun.

Les contraintes de l’État camerounais dans les offres d’éducation

L’État doit conjuguer simultanément deux priorités en matière d’éducation. D’abord, il intervient dans les systèmes monolingues anglophone et francophone; ensuite, il se réserve le choix de promouvoir le bilinguisme dans le système éducatif en renforçant la présence francophone au Cameroun anglophone et la présence anglophone dans le reste du pays à travers la création des lycées bilingues. Dès lors, il agit concomitamment aux niveaux de la Maternelle ( 68,7% d’établissements), du Primaire ( 56,4%), du Secondaire général ( 51,0%) et du Secondaire technique ( 20%). Il intervient simultanément aussi bien dans les écoles monolingues que dans les écoles bilingues. L’enseignement maternel est l’affaire des zones urbaines, des couches sociales moyennes et supérieures, du secteur public et du secteur privé. Mais l’enseignement maternel n’est pas encore perçu dans le corps social comme un enseignement normal, les enfants étant à un âge où l’acquisition de la langue maternelle (langue locale) est nécessaire avant les langues européennes. L’acception bilingue de ce niveau d’enseignement est encore non perçue par bon nombre de parents d’élèves. La place du bilinguisme y est donc restreinte, du fait de son élitisme dans les représentations sociales pour lesquelles l’enseignement “normal” commence au niveau du Primaire. Pour l’enseignement primaire, trois axes sont à prendre en considération. Le premier montre une démarcation explicite des écoles anglophones du secteur public vers le secteur privé, cependant que les francophones renforcent leur présence dans les écoles publiques. Dans la psychologie collective britannique ayant caractérisé l’identité sociale anglophone, socialisation scolaire et socialisation religieuse vont ensemble et les écoles confessionnelles se présentent comme garantes de cette articulation. A contrario, l’identité collective francophone, appréhendée de manière récurrente à travers les traits de psychologie coloniale français, est cimentée par le modèle républicain de l’école laïque. Le deuxième axe dévoile l’ampleur des responsabilités de l’État-entrepreneur dans la création et le fonctionnement des écoles en situation de minorité : les écoles anglophones au Cameroun francophone et les écoles francophones d’Outre-Moungo. Cet axe est significatif pour la dynamique interculturelle issue des flux migratoires et favorable à un “bilinguisme horizontal” qui génère un processus d’assimilation réciproque. Le troisième axe confirme le bilinguisme d’État comme un produit spécifiquement urbain des couches sociales moyenne et supérieure, les zones rurales étant vouées, de fait, au système de monolinguisme officiel.

S’agissant du secondaire, l’enseignement général et l’enseignement technique bénéficient inégalement des investissements publics. Comme pour le primaire, les promoteurs de l’enseignement privé se chargent de l’enseignement technique professionnel, laissant à l’État le soin de développer l’enseignement général et le volet bilinguisme qui est son cheval de bataille, à travers les lycées et collèges d’enseignement secondaire. Des établissementspilotes, à l’image du lycée bilingue de Buéa, ont inspiré les pouvoirs publics qui voulaient développer et vulgariser le paradigme du “bilinguisme parfait”. Les politiques de l’éducation étaient inspirées par la thèse suivante : les structures scolaires telles qu’elles existent favorisent un enseignement parallèle et donc une distanciation sociale entre anglophones et francophones. En changeant les structures scolaires par le renforcement du processus de bilinguisation, on aboutirait à l’émergence d’une nouvelle identité sociale. La création des classes bilingues dans le premier cycle de l’enseignement secondaire implique la conjugaison de deux programmes scolaires, anglophone et francophone, l’objectif étant la production d’une personnalité bilingue et biculturelle. La généralisation de ce modèle sur l’ensemble du territoire a été un échec pour de multiples raisons : une démographie galopante avec des effectifs pléthoriques par salles de cours, l’insuffisance des ressources budgétaires et humaines en termes de formation/qualification, une absence de volonté politique des pouvoirs publics camerounais qui ne parviennent guère à tirer profit de la double coopération franco-britannique (Courade 1978, p759).

Pour l’enseignement supérieur, l’État camerounais a permis une décentralisation des structures : six universités publiques, à Yaoundé (Yaoundé I et Yaoundé II), Douala, Dschang, Ngaoundéré et Buéa. Cette dernière est de tradition anglo-saxonne (langue, diplômes, cursus) et les études y sont dispensées exclusivement en anglais. Ce cas peut-il être considéré comme une remise en cause du principe de personnalité au détriment de la communauté francophone ? Les anglophones désireux de poursuivre les études ailleurs dans le pays ne sont soumis à aucune restriction. Les formes de régulation des rapports sociaux par l’État pour ménager le statut de la minorité anglophone peuvent-elles déboucher plus tard sur une reformulation des droits linguistiques — principe de territorialité— au sein de l’État bilingue ? Comment ce dernier exploite-t-il l’apport des protocoles d’accords franco-britanniques ? Intègre-t-il les partenaires britanniques et français dans une plate-forme de négociations communes pour un jeu à somme positive (gain collectif) ou cherche-t-il à individualiser les rapports de coopération et risquer un jeu à somme négative (perte collective)?

La logique compétitive du couple franco-britannique

Les Assistances techniques française et britannique sont les deux sources de coopération bilatérale les plus systématisées et les plus politisées parce que caractérisées par des protocoles d’accords complexes et opaques. Le système éducatif national au Cameroun étant constitué de deux composantes, française et britannique, les ex-métropoles demeurent les références ultimes en matière de changements, d’innovations, d’interrogations portant sur les conditions de fonctionnement du système éducatif. La première remarque à faire est que les stratégies française et britannique dans le cadre du système éducatif en général et du bilinguisme en particulier, sont individualisantes, tandis que la logique d’action est concurrentielle. Trois axes d’actions sont retenus : les champs d’investissement, le mode de formation des formateurs et les sources de financement La France adopte une démarche offensive. Dès le milieu des années 1980, les coopérants français créent une structure de formation et d’évaluation des qualifications professionnelles appelée “Opération bilinguisme” (OB). Celle-ci fonctionne comme une boîte noire qui génère des transactions et une logique de mobilité professionnelle que seule l’Assistance technique française contrôle.

D’abord, un investissement ciblé vers les établissements anglophones du pays mais surtout les provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Sont concernés par cette mesure environ 80% d’écoles primaires et enseignants anglophones. L’action la plus significative de la coopération française est la valorisation professionnelle des instituteurs des écoles primaires anglophones. Celles-ci sont dénommées “écoles bilingues” du fait d’un investissement accentué en français langue étrangère (FLE) et français langue officielle (FLO).

Ensuite, l’Opération Bilinguisme (OB) se charge de la formation locale (séminaires, journées pédagogiques) et de la formation en France (Besançon) des enseignants camerounais. L’analyse de contenu des correspondances échangées ( 830 exactement) entre la Direction de l’Opération Bilinguisme et les enseignants relevant de ce programme, permet de construire une typologie du monde vécu du travail, des trajectoires professionnelles et de la perception de l’avenir, dans la perspective de Sainsaulieu ( 1985). Trois types d’identités professionnelles sont générés par cette formation et traités inégalement par les initiateurs français du projet. Au bas de l’échelle, les “maîtres bilingues”, tous d’origine anglophone, assurent, en plus de leur charge horaire journalière, les enseignements de FLE. Partagés entre les hommes et les femmes, ils constituent les 90% des effectifs d’enseignants inscrits au programme de l’OB, évoluent davantage dans les zones rurales, sans une prime quelconque. Au milieu de l’échelle, les “maîtres déchargés”, d’origine francophone, exercent une heure journalière seulement et exclusivement dans les zones urbaines, les femmes constituant les 95% de cette catégorie d’instituteurs aux allures de professeurs. Au sommet de l’échelle, se trouvent les “animateurs pédagogiques”, exclusivement des hommes, très impliqués dans les stages de formation en France. Ils interviennent simultanément dans les villes et les zones rurales, assurent le suivi pédagogique des deux premières catégories et encadrent chacun une vingtaine d’écoles primaires environ. Ces enseignants, relevant tous du secteur public, assument différemment leurs identités procurées. La frustration habite les maîtres bilingues qui affichent une “identité de retrait”, constituée à la fois d’implication au travail et de désengagement. C’est pourquoi ils privilégient habituellement les ultimatums (l’enseignement du FLE contre les primes), puis sont carrément portésà la défection (refus d’enseigner le FLE) en dépit des mesures de suspension des salaires par l’administration centrale. La gratitude caractérise les maîtres déchargés qui présentent une “identité affinitaire” de solidarité conformiste, à travers des actes d’allégeance en faveur des chefs de l’OB et des positions de privilège auprès de l’Assistance technique française, par lesquels ils sollicitent — entre autres— le statu quo à leur grade actuel. Certes, le mode de recrutement des agents de l’Opération Bilinguisme est laissé à la discrétion de l’Assistance technique française, mais la recherche du statu quo par les bénéficiaires peut s’expliquer par le lieu de résidence (zone urbaine) et le sexe-ratio de dominante féminine. Et pour cause, le poste est gratifiant car il procure un budget-temps considérable permettant aux enseignants concernés de s’investir dans d’autres champs sociaux dont le domestique, le commerce ou les études. L’ambition, au-delà de la gratitude, est le propre des animateurs pédagogiques qui véhiculent une “identité denégociation”ou, plus précisément, de promotion, qui les pousse à surestimer leurs compétences respectives dans la structure française et par rapport à leurs rêves de mobilité socioprofessionnelle.

Enfin, les sources de financement du projet étant françaises, la gestion de la structure est, par là-même, rendue opaque et incontrôlable. Les dons en matériel didactique s’accompagnent de la prise en charge matérielle des problèmes d’enseignants, des mesures très offensives qui ne rencontrent pas toujours l’écho favorable des populations locales concernées ni celui des coopérants britanniques.

A contrario, la stratégie britannique est défensive (repli dans la zone linguistique initiale; investissement dans les formations classiques mathématiques, physique dans la langue anglaise et les établissements anglophones) et traduit une lecture divergente de la construction du système éducatif à travers des relations de coopération (Ekomo 1994, p436-439).  

Le champ d’investissement britannique se réduit au sous-système anglophone des classes secondaires et davantage dans les deux provinces qui constituent le Cameroun anglophone. Les protocoles d’accord ont été signés dans ce sens entre le ministère camerounais de l’Éducation nationale et le British Council dès 1984-1985, à peu près à l’époque où l’Opération Bilinguisme voyait le jour au Cameroun. Les corrections du GCE camerounais ont lieu, non plus à Londres, mais bien à Yaoundé, depuis 1988. Le caractère tatillon des examens et des corrections (cinq semaines environ) est perçu par les pouvoirs publics comme un facteur de dépenses inutiles : de nombreux impayés de prestations d’examens ont conduit le collectif d’enseignants anglophones à des grèves professionnelles d’une rare violence depuis 1991. Le British Council intervient par son arbitrage et une aide substantielle pour une meilleure production du GCE au Cameroun. L’objectif du British Council est moins la valorisation du bilinguisme scolaire que le renforcement du système anglophone de formation classique, anglais, physique et mathématiques, et la crédibilité du diplôme de référence, le GCE, lequel devrait être compétitif à l’image du GCE zimbabwéen. Le mandat qui est actuellement confié aux coopérants britanniques est d’étendre la couverture des services à l’ensemble des dix provinces du pays, notamment dans les classes anglophones des collèges et lycées bilingues.

La structure de formation des enseignants du Secondaire est l’INSET Project, soit “Integrated in Service Training Project”, une création du gouvernement britannique, plus précisément l’Overseas Development Administration. Les stages sont locaux, quelques-uns ont lieu en Grande Bretagne, les candidats bénéficiant alors des bourses du Commonwealth. Le processus de socialisation professionnelle n’est pas hiérarchisé comme dans le cas français, mais il échappe également au contrôle du pays d’accueil.

En somme, il convient de souligner le pouvoir différentiel des bailleurs de fonds occidentaux, notamment la France et la Grande-Bretagne, dans le jeu d’équilibre du système éducatif au Cameroun. Cependant, l’action collective pour la construction du bilinguisme d’État au Cameroun ne bénéficie pas de toutes les potentialités escomptées et aucun des trois acteurs sociaux susmentionnés ne peut se targuer de jouer un jeu gagnant. Bien au contraire, dans des allocutions officielles, le bilinguisme coûte cher et les regards des promoteurs publics de l’enseignement formel se tournent avec insistance sur les offres de formation des promoteurs privés, confessionnels et laïcs.

La dualité du système d’enseignement privé dans la construction sociale des identités

Missionnaires et laïcs sont des promoteurs de l’enseignement privé au Cameroun et des partenaires sociaux stratégiques du système éducatif national. Leur contribution aux offres de formation est inestimable mais les efforts des uns et des autres s’insèrent dans des projets esseulés par rapport à l’ensemble des réflexions critiques et propositions relatives à l’enseignement en général, et au bilinguisme officiel en particulier. Cette démarcation produit des “logiques de sens”, par une acception nouvelle du projet d’éducation. Il s’opère ainsi comme une division du travail social ancrée dans une dualité de l’enseignement privé par des acteurs collectifs qui construisent socialement des identités. C’est ainsi que l’enseignement confessionnel fonctionne comme un système éducatif à part, avec des normes de comportement préétablies.

La construction sociale de l’enseignement professionnel

La construction sociale de l’enseignement confessionnel peut être appréhendée de manière judicieuse par une approche à la fois récurrente et sociohistorique qui prend en compte trois facteurs : 1-la place de l’Église dans l’idéologie colonialiste; 2- l’école et la langue de l’enseignement dans l’imaginaire religieux occidental; 3-le prestige social et la remise en cause de l’enseignement confessionnel dans l’État postcolonial.

L’Église dans l’idéologie coloniale tient une place prépondérante. Selon Althusser, la religion est l’appareil idéologique d’État et l’Église a joué, à juste titre, ce rôle dans l’ouverture coloniale européenne à travers l’Afrique en général et le Cameroun en particulier. Une division du travail colonial prend place dans les différents empires coloniaux, centrée sur les missions dévolues à l’Église et à ses promoteurs : sous les régimes allemand et britannique successifs qui constituent le couple anglo-saxon, l’activité de l’église s’accompagne du progrès social qui articule la trilogie chapelle, dispensaire, école. Cette trilogie, qui signifie évangélisation, santé, enseignement, constitue un capital social inégalement réparti à travers les régions et à travers les groupes ethniques. Les “zones utiles” du colonialisme ont été la plate-forme sur laquelle se générait le capital social et à partir duquel il se diffusait dans les autres régions moins prospères. Les groupes ethniques profondément évangélisés (Bassa, Douala, Boulou, Ewondo, Bakweri, Bali, Moundang… ) ont bénéficié de solides structures de santé, mais surtout ont vu leurs langues “normalisées” en tant qu’outils d’évangélisation dans les régions moins touchées par l’action missionnaire. Ces langues normalisées par l’évangélisation ont eu un statut particulier dans l’administration coloniale en raison de leur fonction pratique, notamment dans l’armée et la police. Le pouvoir colonial français dès 1916 vient tout simplement renforcer les acquis de la division coloniale du travail au Cameroun. Au Cameroun anglophone, a contrario, une autonomie réelle permet aux missionnaires de prendre en charge les instances de socialisation que sont l’Église, l’enseignement et la question linguistique.

L’enjeu colonial des langues d’enseignement est à rechercher dans les missions assignées aux missionnaires. En Afrique, l’enseignement confessionnel date de l’époque des premières conquêtes coloniales, bien avant Berlin 1884 qui consacre la charte du colonialisme occidental dans le monde. Les premières écoles ont été en conséquence confessionnelles. L’approche anglosaxonne a permis l’insertion des langues locales dans le processus de scolarisation, notamment dans les premières années de l’enseignement élémentaire et dans certaines activités de la vie publique. L’Église protestante a été plus souple avec les langues locales que l’Église catholique, mais l’Église en général a investi le rural et l’urbain pour le développement de cette trilogie : évangélisation, santé, enseignement. Le statut de salarié des missionnaires français a réduit leur volonté de développer les langues locales dans le système d’enseignement aux colonies du fait des réticences de la métropole. L’État post-colonial hésite à nationaliser l’enseignement, d’autant que le système confessionnel est alors valorisant, prestigieux et sérieux. Le maintien de la présence occidentale dans le volet catholique (Canadiens, Belges, Français, Espagnols) et dans le volet protestant (Américains, Hollandais, Britanniques, Scandinaves) garantit la pertinence des ressources mobilisables en budget, logistique et personnel enseignant. Jusqu’au milieu des années 1970, l’enseignement confessionnel produit la meilleure forme de coopération avec l’Occident, notamment dans le cycle d’études secondaires. Mais, paradoxalement, le bilinguisme d’État anglais/français n’est pas à l’ordre du jour, ni aux séminaires destinés à former les prélats, ni dans les collèges classiques pourtant de grande renommée : Bonneau (Ebolowa), Vogt (Yaoundé), Foulassi (Sangmélima), Libamba et Makak (région Bassa), Libermann (Douala). D’autres langues européennes y sont prioritaires (allemand, grec, latin, espagnol) auxquelles s’ajoutent, dans la mesure du possible, les langues locales : l’ewondo à Vogt et le douala à Libermann. S’instaure alors une logique de compétition qui s’étend sur l’enseignement et contraint les missionnaires à recentrer leurs objectifs.

Leprestige social de l’enseignement confessionnel, longtemps entretenu dans les consciences collectives, s’harmonise désormais avec sa remise en cause, depuis le début des années 1980. L’africanisation de l’enseignement confessionnel affaiblit les rapports de coopération avec l’Occident dont les missionnaires interviennent par endroits et en nombre fort limité. Trois facteurs caractérisent désormais l’enseignement confessionnel au Cameroun. En premier lieu, les offres de formation de ce type d’enseignement couvrent simultanément les zones rurale et urbaine, complétant en cela celles de l’État et confirmant ses ambitions de demeurer sur l’ensemble du territoire national. L’enseignement primaire, son domaine de préférence, concentre environ 73% des écoles du secteur privé et son action est prépondérante au Cameroun anglophone, alors que sa crédibilité a été construite dans le cycle d’études secondaires. En deuxième lieu, il y a une dichotomie de normes de comportements, et de stratégies d’enseignement, entre catholiques et protestants. Ils évoluent en obéissant à des directions étanches, à des destins singuliers et à une différenciation à plusieurs niveaux, dans le mode de gestion du capital humain, des programmes scolaires et des modes de socialisation. Enfin, les rapports entre l’enseignement confessionnel et le bilinguisme d’État au Cameroun demeurent complexes, équivoques. Le français et l’anglais occupent une place importante dans les programmes scolaires, notamment ceux qui concernent les classes d’examen. Mais c’est l’exploitation politique du bilinguisme d’État que réprouvent les promoteurs de ce volet de l’enseignement, en dépit des subventions que l’État lui alloue annuellement. L’enseignement supérieur confessionnel génère des ressources financières importantes du fait des frais de scolarité. Mais le sérieux avec lequel les études y sont dispensées, à l’image de l’Université catholique d’Afrique Centrale à Yaoundé, renforce la logique de compétition avec l’État et le privé-laïc, à défaut de la recherche de nouvelles formes de coopération endogène.

La construction sociale de l’enseignement laïc

La construction sociale de l’enseignement privé-laïc peut s’articuler autour de quatre points saillants : 1- un accent poussé pour la vie urbaine; 2- un engouement pour les cycles d’études secondaires et supérieures; 3- un rapprochement sensible vers le bilinguisme d’État; 4- des effets d’amateurisme réguliers.

La vie urbaine caractérise ce type d’enseignement. L’enseignement privé-laïc repose moins sur des projets collectifs, à l’image de l’enseignement confessionnel, que sur des ambitions individuelles d’hommes d’affaires plus ou moins connus ou d’enseignants reconvertis aux affaires. Ce qui le caractérise, c’est son insertion dans la vie urbaine exclusive. Il se développe dans les centres urbains assez importants par la démographie et les activités économiques, ayant une tradition scolaire relativement ancienne. Son essor se situe au début des années 1970, dans les régions prospères et de bon niveau scolaire (l’Ouest, le Littoral et le Centre-Sud). Les années 1970 correspondent à un accroissement démographique important et une croissance économique non négligeable au Cameroun. Les coûts de scolarisation y sont élevés dans les collèges laïcs, notamment dans le cycle d’études secondaires, mais les couches sociales moyennes des zones urbaines disposent de ressources assez importantes.

Les cycles d’études secondaires et supérieures (BTS) deviennent l’affaire des promoteurs laïcs, qui valorisent les filières techniques et professionnelles. Près de 70% d’établissements secondaires en 1994 appartiennent à l’enseignement privé-laïc tout court. À l’intérieur de ce secteur, 80% de ces établissements relèvent de l’enseignement technique et professionnel laïc. Cet engouement pour les domaines technique et professionnel coïncide avec la méfiance pour les études longues, la peur du chômage et le caractère abstrait et non opérant de l’enseignement général (Martin 1975, p183) Mais l’enseignement technique et professionnel reste exclu du bilinguisme officiel anglais/français.

Les rapports entre le privé-laïc et le bilinguisme d’État sont réels et ambigus, exception faite des filières technique et professionnelle. Paradoxalement, le caractère bilingue des écoles privées laïques est perceptible, davantage dans les niveaux de la Maternelle et du Primaire des villes. Les raisons peuvent être commerciales (le label bilinguisme se vend bien) ou liées à un besoin réel d’innovation (promoteurs visionnaires) qui n’exclut guère les dérapages et l’amateurisme.

L’amateurisme est aussi un facteur caractéristique de l’Enseignement privé-laïc, à plusieurs niveaux d’activités. L’instabilité du personnel enseignant (absence de formation adéquate, recrutements aléatoires, irrégularité des salaires, abandons de poste) côtoie des conditions d’hygiène et d’insécurité insoutenables et des activités très souvent clandestines (autorisation absente ou périmée, programmes scolaires non homologués). Les effets de ciseaux (décisions de suspension, de fermeture) n’atténuent guère l’ardeur des promoteurs habitués à mettre les pouvoirs publics “devant le fait accompli”, tout en brandissant l’argument d’une demande sociale criante, au regard de l’ampleur des effectifs en quête de scolarisation.

Conclusion  

Au terme de cette étude, il convient de dégager quelques éléments d’analyse à un double niveau, à la fois théorique et empirique.

1- L’analyse sociologique du bilinguisme articule l’enseignement, les cultures, les identités collectives, les représentations sociales et les stratégies différenciées d’acteurs à travers les concepts de reproduction et de transformation sociales. Ils demeurent des centres d’intérêt assez pertinents dès lors que sont pris en compte les processus d’élaboration en cours dans le temps et l’espace, des ressources et des modalités de l’échange.

L’État revendique une politique bilingue partout, sur l’ensemble des deux zones linguistiques anglophone et francophone. L’analyse des champs d’éducation formelle peut-elle faire l’économie du rôle de l’État et de celui de la société civile, inscrits dans des rapports d’interactions ? Au moment où la fabrique sociale prend place à travers des enjeux, tantôt sociétaux, tantôt communautaires, relatifs aux langues et aux cultures, la tentation est grande pour l’État-entrepreneur d’instrumentaliser l’école classique pour la transformation sociale : quête de culture nationale, tentatives d’uniformisation des identités communautaires entre collectifs anglophone et francophone, en l’occurrence, contrôle de la production et la circulation des élites, avec l’aide des coopérants français et britanniques.

2- Les Français soutiennent la langue française dans les écoles publiques dans les régions francophones et le bilinguisme dans les régions anglophones, même dans les écoles rurales enclavées.

3- Cependant, les Anglais privilégient la langue anglaise dans les écoles publiques et privées des régions anglophones.

4- En fonction des enjeux locaux et nationaux, les protestants, d’origine anglaise, hollandaise, américaine, scandinave, etc., développent l’enseignement des langues coloniales, anglais, français, allemand et des langues locales désignées comme langues véhiculaires, le douala, l’éwondo, le foufouldé, indifféremment dans les zones urbaines et rurales des régions anglophones et francophones. Les catholiques, d’origine italienne, espagnole, canadienne et française s’inscrivent dans l’enseignement formel des langues latines (français, espagnol, latin) et du grec tout en montrant des réserves pour les langues locales. Ils sont actifs dans les régions francophones, nonobstant la montée significative de catholiques d’expression anglaise. Le point de convergence réside dans l’engouement des catholiques et protestants tant pour les zones rurales que pour les villes. Enfin, les promoteurs d’écoles privées laïques soutiennent le bilinguisme officiel anglais et français, moins dans les écoles secondaires techniques que générales mais l’enseignement maternel et primaire de type urbain demeure leur terrain de prédilection.

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Analyse sociologique du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Camille Ekomo Engolo
Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université de Douala, Cameroun


RESUME — Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

Cet article montre les conditions sociohistoriques par lesquelles se construisent des identités collectives dans un État postcolonial au système d’enseignement hérité du colonialisme européen. Deux communautés cohabitent au Cameroun, les anglophones et les francophones dans une société caractérisée par le plurilinguisme. Des acteurs historiquement situés: État, coopérants français et britanniques, promoteurs laïcs et confessionnels, s’engagent à développer le système d’enseignement et à influer sur le modèle culturel en formation. Le cadre conceptuel retenu dans cette étude récuse le paradigme de l’intégration verticale présentant l’État comme seul organisateur du jeu social et des rôles symboliques pour valoriser la “politique éclatée”, un courant de pensée développé par Sfez et Lapierre qui articule des appartenances de réseaux et des logiques d’actions à partir desquels s’établissent des rapports de sens et de force.

ABSTRACT — This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably inuenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.

This article examines the sociological and historical conditions which determine community identities in a post-colonial state with an educational system inherited from European colonization. Two communities live side by side in Cameroon: the English language speakers and the French-speaking community in a multilingual society. All parties involved: the State, French and British collaborators, pro-religious and non-sectarian supporters, all of whom have been considerably in
uenced by the country’s past history, all have undertaken to develop the educational system and to leave their mark on the cultural model in the process of being formed. This study has adopted a conceptual approach which challenges the paradigm of vertical integration which conceives the State as the sole organizer of social relations and their symbolic roles, and prefers to give more credence to a more ‘disparate political model’founded on a current of thought developed by Sfez and Lapierre which tries to join up the various bonds linking those who belong to different networks and their different ways of reasoning which in turn creates the relations determining the differing strengths of each party and how they are perceived.


Cette étude veut rendre compte des rapports dialectiques et complexes qui se nouent entre l’État et la société. Les enjeux linguistiques et culturels qui en résultent finissent par révéler des positions de pouvoir centrées sur une instance de socialisation pertinente : l’école classique. Le niveau empirique de la problématique permet d’appréhender le Cameroun comme un cadre d’observation idéal, l’État étant bilingue et biculturel tandis que la société civile est caractérisée par une multiplicité ethnique et linguistique. L’évolution de l’État-Nation dans le contexte de l’Afrique noire pose les problèmes relatifs au développement économique et réitère l’urgence d’une articulation harmonieuse du politique et du social, de l’État et de la société civile en termes de construction et d’intégration nationales. Pendant les trente années qui ont succédé aux indépendances, le paradigme dominant a été l’intégration verticale, soit la dimension politique et institutionnelle du pacte social dans un territoire aux frontières artificielles (Sylla 1979).

Le niveau théorique de la problématique peut se formuler de la manière suivante : la société n’est plus réductible à un système intégré, un mode de production unique de l’État-nation. Un courant de pensée appelé “la politique éclatée” montre que les dimensions institutionnelle et politique ne suffisent plus à rendre intelligibles les difficultés d’existence et d’évolution de l’État-Nation. Nous formulons l’hypothèse suivante : la politique ne se conçoit et ne se comprend plus uniquement à partir d’un centre, le champ politique exclusivement. Il y a une multiplicité de rationalités et de logiques d’acteurs qui produisent du sens dans un monde social éclaté en appartenances communautaires, en calculs du marché, en divergences d’intérêts de groupe. Elles reproduisent des micropouvoirs ou pouvoirs périphériques dans différents champs sociaux que de nouvelles grilles d’analyses se doivent d’appréhender. Dans l’optique de Sfez ( 1982), une dispersion du sens des conduites collectives dans tout le corps social, il importe d’appréhender le phénomène politique à travers l’éparpillement de ses ramifications. Au Cameroun, l’État bilingue et biculturel articule un double système éducatif calqué sur les références culturelles de la France et du Royaume-Uni, en espérant homogénéiser sa base sociologique par trop hétéroclite. Nous appelons sous-systèmes intégrés, les systèmes éducatifs anglophone et francophone composant le système éducatif national au Cameroun.

Cet article propose le cadre théorique et la méthodologie avant de traiter des contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun dans une perspective diachronique, puis de montrer les disparités régionales éducatives face au développement et d’articuler les offres de formation et la problématique du bilinguisme d’État.

Repenser le cadre théorique et la méthodologie

Une instance de socialisation comme l’école classique mérite d’être analysée comme une chaîne “nationalitaire”, c’est-à-dire un phénomène sociologique qui entre dans les ressources de construction de l’État-Nation à partir d’un contrat social. Ce dernier articule le consensus, la coopération et l’échange. C’est pourquoi, pour le rendre opératoire, nous avons trouvé au concept de contrat social une batterie d’indicateurs théoriques.

Quelques indicateurs du contrat social  

Six variables ont été retenues :

·        1 : existence de membres d’une communauté ou d’une société évoluant sur un espace commun, physique ou mental;

·        2 : établissement d’interrelations entre ces membres produisant les formes d’interdépendance, ce que Bayart ( 1979) appelle processus d’assimilation réciproque qui suppose l’acceptation d’un idéal égalitaire dans les rapports sociaux;

·        3 : définition intelligible des positions et des rôles sociaux d’acteurs induisant une perception claire des enjeux vertical et horizontal de l’intégration, perception inscrite dans une multiplicité de perspectives de l’action collective : politique, économique, idéologique, culturelle;

·        4 : mise en œuvre des processus permettant l’actualisation de ces enjeux par l’institutionnalisation des conflits et la quête d’un impératif consensuel articulant les règles du jeu et posant en conséquence les fondements d’un pacte social;

·        5 : identification d’instances de socialisation dégageant des ressources pertinentes, susceptibles d’activer les formes d’interdépendance dans le monde concret : dans la fabrique sociale, l’école classique remplit parfaitement ce rôle, conformément aux thèses des approches structurofonctionnalistes;

·        6 : actualisation d’une analyse qui valorise des rapports de dépendance dans la perspective “centre-périphérie”, confirmant ainsi l’hypothèse néo-marxiste de l’État-Nation sans pour autant négliger l’analyse dynamique centrée sur la compétition, le conflit et le consensus.

L’approche holiste et structuro-fonctionnaliste qui donne une place de choix aux structures sociales par rapport à l’acteur, a longtemps privilégié la problématique d’un “Nous-national”déterministe et statique. Cette approche est plus institutionnelle alors que la théorie sociologique se présente aujourd’hui comme un champ dispersé par l’éclatement et la multiplicité des paradigmes liés à l’école classique. Notre étude se situe dans une perspective à la fois dynamique et constructiviste ancrée dans une valorisation de l’historicité. Au plan méthodologique, l’unité de l’analyse a privilégié, à travers l’approche qualitative, la recherche documentaire et les monographies.

Représentations sociales dynamiques de la cohabitation interculturelle

L’État bilingue se donne — entre autres— pour objectifs de favoriser la cohabitation entre deux communautés différentes par la langue et la culture, de réguler les rapports sociaux qui en découlent, de fixer les normes de comportements collectifs pour une vision du monde commune. L’idée force que nous retenons est que le pacte social dans un État bilingue dépasse le simple cadre de l’État-arbitre. Il faut tenir compte des ressources propres aux communautés ethniques en présence, au contexte sociohistorique qui a produit leurs identités collectives et les stratégies divergentes que les segments d’élites de chaque communauté affûtent pour occuper des positions de pouvoir dans l’espace commun en construction. Le lien social ne se construit donc pas nécessairement dans la dimension qui valorise le paradigme de l’intégration; dans des conditions historiquement déterminées, d’autres formes de rapports sociaux voient le jour, notamment l’inégalité, la domination et le conflit. Ces figures du lien social ne s’actualisent pas uniquement dans les pratiques collectives des acteurs : elles sont également présentes dans leurs représentations et leurs discours sur le social, lequel révèle des intérêts de groupes antagonistes.

Pour bien analyser l’évolution des rapports entre la société civile et l’État bilingue en formation dans un pays en développement tel que le Cameroun, nous nous inspirons du paradigme de Lapierre ( 1988). Celui-ci estime que deux communautés différentes par la langue, la culture et appelées à vivre ensemble, peuvent construire soit une relation de communication réciproque, soit une relation de domination relative, soit une relation de domination absolue.

Ce dispositif théorique décrit, dans le premier cas, un contexte de coopération et d’intégration : la réciprocité conduit à l’égalité le processus d’assimilation réciproque, soit une interpénétration sociale et culturelle des [deux] communautés en présence. Le troisième cas de figure, propre aux vieilles nations occidentales, confirme une double situation de suprématie de la langue de la communauté dominante et de déclin de la langue issue de la communauté dominée. C’est le deuxième cas, celui de la domination relative qui produit l’interaction, voire les conflits sociaux. Ce cas intéresse notre étude, du fait qu’il développe des situations de conflits latents ou ouverts, fondées sur des malentendus et des frustrations. Comment ce paradigme fait-il sens au Cameroun où l’État bilingue et la société civile construisent des rapports complexes ayant pour enjeu les positions de pouvoir et comme prétexte le bilinguisme officiel ? Comment l’historicité est-elle gérée dans la construction des rapports sociaux : est-elle orientée vers l’instauration d’un “bilinguisme vertical”, action du pouvoir politique ? Ou vers l’affermissement d’un “bilinguisme horizontal”, interactions entre acteurs sociaux ? Un des éléments de réponse est sans aucun doute l’ambiguïté du contexte géopolitique et la dualité de la vision de l’histoire.

Les contextes environnementaux du bilinguisme d’enseignement au Cameroun

Aucun système social ne saurait évoluer indépendamment de son environnement et du contexte sociohistorique qui le produit. Trois caractéristiques de la construction d’un système éducatif à vocation nationale dans un État bilingue sont développées ici : les formes de dépendance endogènes et les représentations sociales de la domination; les flux migratoires quasi unidimensionnels entraînant un faible processus d’assimilation réciproque entre les collectifs anglophone et francophone; les conséquences sociologiques des disparités éducatives tendant à s’installer de manière durable, tant à l’intérieur qu’entre les lieux de résidence que sont les zones urbaines et rurales.

Contexte géopolitique et gestion différenciée de l’historicité

Trois facteurs sont à prendre en considération dans l’émergence de l’État bilingue et biculturel au Cameroun le 1er octobre 1961 : 1- le géopolitique (en rapport avec l’étendue du territoire national), 2- le démographique (relatif à la répartition de la population entre anglophones et francophones), 3- le sociologique, notamment l’acquisition du progrès social, dans la distribution du capital social (Boudon & Bourricaud, 1986). Le tableau ci-après montre une situation de domination relative centrée sur des données naturelles.

GRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE

DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE EN FONCTION DES CRITÈRES LINGUISTIQUES ANGLOPHONES ET FRANCOPHONES Données géographiques Évolution de la population et démographiques en milliers d’habitants Régions Superficies 1960 1976 1987 1998 En km2 En pourcentage V.A V.A V.A V.A % % % Anglophone 42120 km2 800 1601 2100 3102 9.9% 20 20.9 19.51 22 Francophone 423090 km2 3 200 6062 8659 10998 90.1% 80 79.1 80.49 78 Total 465210 km2 4 000 7643 10759 14100 100 100 100 100 100 (Source PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé)

PNUD 1998 “L’éducation au Cameroun”in La pauvreté au Cameroun,Yaoundé

Le partage du Cameroun allemand en deux morceaux inégaux, l’un britannique, l’autre français a posé les bases d’un processus de décolonisation hégémonique fondé sur l’exploitation idéologique des inégalités naturelles. Le Cameroun anglophone, plus petit en territoire et en hommes, compte environ 10% de l’ensemble du territoire national et un quart des effectifs démographiques (compte non tenu des effets référendaires de 1961 par lesquels une partie du Cameroun britannique préfère le rattachement plutôt au Nigeria qu’au Cameroun francophone), le reste au profit de la communauté francophone. Les Camerounais anglophones connaissent ainsi un statut de minorité et les proportions démographiques des deux entités se sont confirmées aux différents recensements. Le rapport inégalitaire est-il préjudiciable au processus d’assimilation réciproque dans ces conditions ? Une théorie ethnolinguistique relative à la dynamique de l’État bilingue précise : “Plus la différence en nombre est grande entre les (deux) communautés appelées à vivre ensemble, plus le pourcentage de bilingues dans la communauté minoritaire est élevé, si toutefois d’autres facteurs n’interviennent pas”(Mackey 1979,29-30).

L’inégalité dans la distribution du capital social dans les zones linguistiques officielles au Cameroun est manifeste, le non-développement de la partie anglophone ayant eu un impact sur la construction du contrat social et constitué un handicap sérieux en matière de progrès social. La stratégie de l’appareil colonial britannique a consisté en un attentisme manifeste. L’administration coloniale britannique s’est contentée, pour des raisons d’efficacité de gestion, d’inféoder son morceau du Cameroun à la colonie voisine du Nigeria, avec toutes les formes de dépendance : au moins deux générations de Camerounais anglophones ont étudié au Nigeria; c’est pourquoi le Cameroun britannique avait été considéré comme “la colonie d’une colonie” (Gaillard 1989). La métropole, qui veut minimiser les coûts d’investissements envers les colonies, ralentit le développement endogène du Cameroun britannique. La faiblesse actuelle du capital social (voies de communication, hôpitaux, écoles et autres infrastructures à usage collectif) de cette région trouve ses origines dans cette politique de calcul. De la sorte, sept ans avant l’autonomie et la fédération des deux Cameroun, les Britanniques se servaient encore, dans leur zone d’influence, des infrastructures héritées de l’époque du colonialisme allemand. Lors de la formation de l’État bilingue le 1er octobre 1961, les Camerounais anglophones accusaient un retard considérable au plan du développement social au regard de la situation qui prévalait dans la zone francophone. Dans la communauté francophone, les segments d’élites produisent représentations collectives et discours normés sur le social pour asseoir les bases d’une domination structurelle et progressive. Un texte historique est explicite à ce sujet : “Le Cameroun français, quatre fois plus grand et trois fois plus peuplé que le Cameroun britannique, doit naturellement absorber les éléments de culture britannique qui ne sauraient s’opposer à la réunification de notre pays. Nous, francophones, avons l’avantage de l’étendue de notre portion de territoire et la majorité des populations (...). Nous avons une avance indiscutable en matière de progrès social et constituons sans doute le pôle attractif et le pivot de toute unification” (Eyinga 1984).

Pour atténuer les ardeurs des “assimilationnistes”, les élites de la communauté minoritaire se cristallisent sur la valorisation des particularismes culturels, la culture du colonisateur et les cultures africaines. Un porte-parole de l’exception culturelle anglophone évoque la thèse de l’acculturation et déclare : “Dès lors, à moins que les leaders et les intellectuels du Cameroun oriental (francophone) de qui relève l’initiative culturelle soient prêts à partager cette autorité avec leurs frères d’Outre-Moungo (anglophones), à moins qu’ils soient prêts à faire l’effort gigantesque nécessaire pour se libérer de la camisole de force des préjugés français, à moins qu’ils fassent preuve de probité intellectuelle pour admettre l’existence dans le système anglo-saxon d’éléments salutaires à ce pays, il y a peu de chance que survive l’influence anglaise, pas plus du reste que les valeurs africaines, dans la République du Cameroun” (Fonlon 1965).

Les différents acteurs présentent un social bigarré en quête de sens et sur lequel ils veulent imprimer les normes, les valeurs et les statuts, soit en termes de positions de pouvoir, soit en termes d’idéal égalitaire. Certes, la suprématie francophone a permis une “francisation” de certains secteurs de la vie nationale : monnaie, code de la route, armée, enseignement supérieur. L’État postcolonial s’emploie à construire sa légitimité et son rayonnement sur les fondements d’un contrat social qui rapproche, dans un impératif consensuel, les composantes nationales anglophone et francophone.

Le contexte de l’échange social à travers les migrations interrégionales

Le degré de mobilité des individus hors de leurs frontières linguistiques initiales peut-il favoriser un bilinguisme horizontal centré sur le développement des instances de socialisation dont les écoles ? L’hypothèse théorique retenue est la suivante : l’inégalité dans la distribution des équipements sociaux et des richesses économiques instaure un déséquilibre de fait dans la communication sociale, les flux migratoires et les projets de partenariat entre les communautés appelées à vivre ensemble; plus une zone linguistique concentre des biens et des services, plus elle attire des migrations vers elle et prive ses membres de l’effort d’apprendre la langue des arrivants, donc d’être bilingues.

Les raisons pour lesquelles anglophones et francophones quittent leurs régions respectives pour s’installer sont multiples et généralement liées à la demande/acquisition des services. Les individus développent des systèmes d’attentes légitimes à travers la mise en œuvre des migrations de types scolaire et professionnel. Trois types de régions provoquent des migrations collectives ou de grande importance : les régions de proximité géographique, les grands pôles économiques et les centres administratifs. C’est autour de ces régions que les taux de scolarisation tendent à s’accroître et que les écoles bilingues prospèrent relativement. Au Cameroun, les mutations professionnelles des fonctionnaires sont la cause péremptoire de migration. Du côté anglophone, la province du Sud-Ouest présente des chances de migrations tangibles du fait de ses ressources considérables (pétrole, villes portuaires : Limbé et Tiko) et de sa proximité avec Douala. Mais c’est surtout au Cameroun francophone que s’opèrent les migrations les plus importantes, qu’elles soient définitives ou temporaires, car la quasi-totalité du capital social y est concentrée. Ainsi la tendance au bilinguisme chez les anglophones est plus grande que chez les francophones, parce que les premiers formulent besoins et demandes puis obtiennent des services dans la langue française. Plus la zone est stratégique (potentiel économique, couverture scolaire et sanitaire, importance des services administratifs), plus denses sont les flux migratoires de la communauté en quête de services. Or, pour les ressortissants du Cameroun anglophone, les villes de Douala (capitale économique) et Yaoundé (capitale administrative) constituent des exemples patents de cet exode unidirectionnel : Douala détient, en effet, le taux le plus élevé des établissements anglophones de l’enseignement secondaire, public et privé inclus, soit 30% des effectifs nationaux. Yaoundé a été, trois décennies durant, la ville la plus pourvue en établissements de l’enseignement supérieur, ayant abrité neuf anglophones universitaires sur dix. Mais depuis la Réforme universitaire de 1993 qui crée et décentralise les Universités d’État, le Cameroun anglophone dispose d’une Université de tradition anglo-saxonne (langue, cursus, diplômes) qui renforce ses acquis culturels.

Les écoles anglophones sont majoritaires dans leur zone linguistique et quasi inexistantes au Cameroun francophone, exception faite des deux villes précitées et de Bafoussam, une ville économique, de proximité géographique. Il en est de même des écoles francophones de la zone anglophone, le phénomène étant plus sensible à Limbé que dans le reste de la région. En dépit des slogans politiques et discours officiels, le Cameroun compte à peine 10% d’écoles bilingues et moins de 5% dans le secondaire. Cette réalité ne pose-t-elle pas problème pour un État qui a construit sa légitimité, puis son rayonnement, sur le bilinguisme et le biculturalisme officiels ?  

Les conséquences d’une telle situation sont à rechercher dans une dynamique interculturelle quasi insignifiante du point de vue de la question scolaire. Mais cette dualité du social ne devrait pas masquer une autre réalité propre aux pays en développement : les disparités régionales éducatives, auxquelles viennent se superposer, dans le contexte camerounais, les exigences du bilinguisme d’enseignement.

Les disparités régionales éducatives et la question du développement

Pour étudier les disparités régionales éducatives, on peut privilégier la perspective diachronique et une argumentation récurrente, lesquelles mettent en relation l’histoire, les rapports sociaux et les offres/acquisitions d’éducation. En Afrique en général et au Cameroun en particulier, il y a un lien étroit entre les grandes régions d’exploitation économique, le développement des réseaux urbains et l’expansion scolaire des populations locales. Dès l’introduction de l’appareil colonial européen en Afrique, le concept de zone utile du colonialisme prend de l’ampleur (Martin 1977). Les acteurs s’appuient sur une rationalité économique pour minimiser les coûts et maximiser les gains d’investissement : la colonie ne doit pas coûter cher à la métropole dans l’effort de développement endogène. Il convient, pour cela, de s’intéresser aux zones économiques prospères pour l’exploitation et y développer les infrastructures sociales. Sont concernées par les zones utiles les régions côtières, les régions riches en ressources végétales (bois, plantations de type capitaliste) ou minières (pétrole, or, diamant, etc.). Les “zones moins utiles” englobent les régions pauvres, désertiques ou enclavées, ne présentant aucun intérêt stratégique.

Les inégalités sociales interrégionales

Pendant l’époque coloniale, au Cameroun français, trois grandes régions considérées comme zones utiles du colonialisme car propices à l’exploitation capitaliste (le Centre-Sud, le Littoral et l’Ouest) sont valorisées par l’appareil colonial qui y développe — entre autres— le capital scolaire (infrastructures, personnel qualifié, projets éducatifs). A contrario, les régions septentrionale et orientale sont considérées comme des zones moins utiles alors qu’elles concentrent des ressources non négligeables : production cotonnière et arachidière dans le premier cas, ressources minières (l’or de Bétaré Oya) et végétale (billes de bois) dans le second. Dans les régions septentrionales où les lamidats (chefferies traditionnelles chez les Peuls islamisés du Cameroun) imposaient le système religieux islamique, l’école coranique était un obstacle à l’expansion de l’école européenne plutôt réservée aux “païens” des populations vassalisées. L’État colonial maintenait ces inégalités endogènes en échange de l’exploitation des systèmes marchands de l’arachide et du coton. Dans la région de l’Est, les effets d’enclavement d’une part, la faible densité des populations, l’ancrage de celles-ci dans la vie forestière, d’autre part, expliquent l’insuffisance du capital social, dont l’État colonial ne voyait guère la nécessité. Le Cameroun britannique est caractérisé par un attentisme des sujets de Sa Majesté dont la stratégie a été de minimiser les coûts de la métropole dans l’effort de développement endogène, y compris la question scolaire (Ewané 1980). En inféodant leur morceau du Cameroun dans la colonie du Nigeria voisin, les Britanniques espéraient rationaliser la division du travail, du fait que les auxiliaires d’administration d’origine nigériane servaient de personnel d’appui à l’œuvre coloniale. Les “zones utiles” du Cameroun britannique se réduisaient, grosso modo, aux régions côtières de Tiko et Victoria (Limbé aujourd’hui) dans la province du Sud-Ouest, qui présentaient déjà de meilleurs scores de progrès social, par rapport à l’actuelle province anglophone du Nord-Ouest.

Au moment de l’accession à l’indépendance, l’État postcolonial récu-père le concept de “zone utile”pour l’orienter vers d’autres problématiques de développement, sans toutefois en préciser les contours. Les inégalités entretenues dans et par l’État colonial subsistent tant à l’échelle des régions que des populations. l’État postcolonial est partagé entre une politique de nivellement (équilibre entre les régions) et une politique de développement endogène (chaque région prend en main son destin), c’est-à-dire entre un Étatentrepreneur et un État-arbitre. Lorsqu’il construit sa légitimité sur un projet social qu’il veut consensuel, tel que le bilinguisme, l’État se fait à la fois “entrepreneur, opérateur et noyau du système social” (Naïr 1990, p237). Il intervient dans l’espace par l’organisation de la carte scolaire et universitaire, puis dans le temps par la répartition des moments consacrés à l’éducation au cours de l’existence humaine et des périodes qui la rythment (Fournier 1971). D’une part, il joue le rôle d’État-entrepreneur en revendiquant une place de choix dans l’édification de la Nation par une implication manifeste dans les systèmes productifs et une prise en charge effective des projets de développement aux niveaux économique, culturel et social. Face aux contraintes du développement, l’État se heurte à un triple travail d’éradication des disparités “inter et intra” régionales, en matière d’éducation, notamment. L’un des aspects consiste, pour les pouvoirs publics, à développer le système d’enseignement classique, monolingue français et anglais concomitamment, de manière à couvrir l’ensemble des besoins dans les deux zones linguistiques. Le deuxième aspect concerne la réduction des différenciations entre les zones urbaines et rurales. Le troisième aspect réside dans le projet de l’État camerounais d’inclure dans l’expansion scolaire un enseignement généralisé, susceptible de devenir, à long terme, la plate-forme de l’éducation nationale dans le pays. D’autre part, il agit en État-arbitre par son souci de développer la régulation des rapports sociaux dans sa recherche d’une position de neutralité dans l’articulation des échanges entre les communautés anglophone et francophone en l’occurrence mais aussi entre les opérateurs économiques quant à leur part d’investissement en faveur des populations. Il suscite la mise en place de rapports horizontaux, de type coopératif, à un triple niveau : 1- harmoniser les règles du jeu entre le national et l’international (interactions entre promoteurs nationaux et étrangers) d’une part, le national et le local (public et privé) d’autre part; 2- canaliser la tension, née de la vive rivalité dans le secteur privé national, entre le laïc et le confessionnel; 3- surveiller l’équilibre des rapports entre les segments d’élites francophones et anglophones tout en privilégiant l’essor du bilinguisme d’État.

Dès lors, la politique de nivellement est encouragée par l’Étatentrepreneur : d’un côté, le développement des régions relativement riches est freiné pour que soit enclenché celui des régions les moins avancées socialement et économiquement; de l’autre, une ponction systématique des richesses des régions riches est faite au profit des régions en retard. À titre d’exemple, les pouvoirs publics au Cameroun ont pratiqué et pratiquent la “politique d’équilibre régional”: privilégier le principe des réseaux de formation et de circulation des élites nationales; celles-ci doivent être représentatives de chaque région à travers les quotas. Cette pratique développe une culture de la médiocrité, notamment dans les régions en retard, au détriment du mérite et du goût de l’effort dans les régions socialement et économiquement avancées. Les recrutements dans les Grandes Écoles, les moyennes fixées aux examens, la répartition nationale des infrastructures scolaires — entre autres— participent de cette logique du pouvoir d’État. Cependant apparaît subrepticement le concept de zones utiles de développement qui conjugue l’exploitation économique des régions et la distribution du capital social, autrement dit les “bonnes raisons” du développement, en faveur des régions de grandes potentialités économiques. L’État postcolonial reprend à son propre compte l’exploitation des zones utiles de la colonisation, tout en s’efforçant d’intégrer les zones naguère marginalisées et considérées comme “zones d’éducation prioritaires”. Depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours, ces régions ont toujours affiché les taux de scolarisation les plus faibles du Cameroun d’expression française, restant ainsi en bas du tableau, avec la province anglophone du Nord-Ouest. Les déperditions scolaires dans ces zones induisent un effet de tassement de la pyramide scolaire vers la base. Elles s’accroissent au fur et à mesure qu’on monte la pyramide et génèrent pour l’enseignement secondaire de la même année une moyenne annuelle sensiblement nulle, soit 2,78% (Ekomo 1994). Le taux de croissance est de 32,69%. Dans le même ordre d’idées, le taux net de scolarisation s’élève à 67,5% en 1976, puis à 73,1% en 1987 et 76,3% en 1998. Le taux de croissance est alors de 13,03%.  

Les régions les moins touchées par la pauvreté relevaient de la “zone utile” de la colonisation et continuent de profiter des effets de structures des régions portuaires, respectivement Douala (Littoral), Kribi (Sud), Limbé (Sud-Ouest) et la capitale politique, Yaoundé (Centre). Ainsi, à mesure qu’on s’éloigne des régions côtières et du plus grand centre administratif du pays pour aller vers le “Grand Nord” (Adamaoua, Extrême Nord et Nord), la pauvreté s’accroît (PNUD 1998, p30). Les disparités interrégionales éducatives sont nettement plus explicites : les dix provinces camerounaises sont inégalement insérées dans l’appareil scolaire car les régions qui développent de forts indices de pauvreté sont également les plus touchées par l’analphabétisme; a contrario, les régions les plus exposées à la pauvreté conjuguent également les indices d’analphabétisme les moins significatifs.

Au Cameroun anglophone, l’inégalité scolaire entre le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, issue de l’époque coloniale, subsiste au détriment du premier. L’indice d’analphabétisme est plus significatif dans le Nord-Ouest que dans le Sud-Ouest. Ces deux provinces présentent des indices intermédiaires tant de pauvreté que d’analphabétisme, parce que le Nord-Ouest connaît des retards importants sur le plan social depuis la période coloniale. Pour l’enseignement primaire, le Sud-Ouest présente un taux de scolarisation de 21,6% contre 18% pour le Nord-Ouest. Dans le secondaire, le premier détient 2,44% contre 1,93% pour le second.

Au Cameroun francophone, la région septentrionale (trois provinces dont l’Adamaoua, l’Extrême-Nord et le Nord) demeure une zone de préoccupation scolaire constante. En dépit des offres d’éducation considérables octroyées par les pouvoirs publics, les disparités régionales éducatives jouent au détriment de cette région qui constitue un bastion d’analphabétisme quasi chronique, depuis l’époque coloniale allemande jusqu’à nos jours. L’indice d’analphabétisme du “Grand Nord” est le plus significatif de l’ensemble du pays, quelle que soit la province considérée. En conséquence, ses taux de scolarisation sont également les moins élevés dans l’enseignement primaire, de l’Adamaoua ( 9,6%) à la province de l’Extrême-Nord ( 9,0%) en passant par le Nord ( 9,1%). Le taux de scolarisation du secondaire est, lui aussi, à la traîne, soit 1,05% dans l’Adamaoua, 0,71% dans le Nord et 0,65% dans l’Extrême-Nord. La province de l’Est, naguère sous-scolarisée sous les différents régimes coloniaux allemand et français, affiche des indices de pauvreté et d’analphabétisme intermédiaires, elle améliore même ses performances dans l’enseignement primaire postcolonial ( 16,8%) et le secondaire ( 2,25%). Parmi les facteurs perturbateurs de l’expansion scolaire dans les régions septentrionale et orientale, outre la religion (Islam dans le Nord) et la faible densité des populations (dans l’Est), il convient de mentionner les mariages précoces, la soustraction des filles des réseaux scolaires, la forte implication des enfants dans la production de l’économie domestique (élevage des bovins et ovins dans le Nord, activités champêtres et chasse à l’Est). Enfin, dans les zones qui apparaissent comme économiquement utiles, la question scolaire est un facteur de compétition entre les groupes sociaux d’une part, et les régions, d’autre part dans le processus de scolarisation, les régions prisées sous le colonialisme (le Littoral en l’occurrence, suivi du Centre) cèdent la place aujourd’hui respectivement aux provinces de l’Ouest et du Sud. Dans l’enseignement primaire, l’Ouest vient en tête ( 25,7%), suivi du Sud ( 20,5%). Les provinces du Centre ( 20,5%) et du Littoral ( 19,4%) jouent les seconds rôles. S’agissant du secondaire, l’Ouest occupe le haut du pavé ( 4,95%) devant le Sud ( 4,9%). Le Centre ( 4,78%) et le Littoral ( 4,0%) confirment leurs positions de seconds. L’indice d’analphabétisme et le taux net de scolarisation permettent de soutenir la comparaison entre les sous-systèmes éducatifs anglophone et francophone, puis de rendre compte de leur niveau de productivité. Le sous-système anglophone se présente comme le plus à même de faire face aux contraintes de développement, eu égard à ses bons scores, bien qu’il soit difficile d’évaluer uniquement à partir de deux provinces face à un sous-système qui en compte quatre fois plus. Le sous-système éducatif anglophone subit moins de déperditions scolaires dans l’enseignement primaire ( 20,6%), puis dans le secondaire ( 4,3%) que le sous-système francophone, avec respectivement 33,4% et 6,0%. Un élément d’explication se rapporte au modèle structurant anglophone qui privilégie une socialisation d’option religieuse, maintenant en particulier (malgré la récession économique) des internats et des demi-pensions (cantines, foyers). Dans l’état des connaissances objectives actuelles, il est difficile de comparer les écoles proprement bilingues et les écoles monolingues quant aux taux de redoublement et d’abandon du fait de la non-fiabilité de la production statistique dans ce domaine. Mais les disparités entre les régions ne constituent qu’un aspect du problème de l’appareil scolaire dans les pays en développement. Il convient également de saisir ces inégalités à l’intérieur des régions en centrant l’analyse sur les lieux de résidence que sont les milieux rural et urbain.

Les inégalités sociales intrarégionales

Le système éducatif se heurte aux contraintes du sous-développement aux niveaux urbain et rural mais avec des écarts d’ancrage significatifs. Au Cameroun, la répartition de la population par lieu de résidence est de 55% de ruraux contre 45% de citadins. L’indice de pauvreté est plus élevé dans le monde rural que dans les zones urbaines mais ces dernières concentrent paradoxalement les trois quarts des équipements sociaux. En matière d’éducation, l’indice d’analphabétisme montre des écarts significatifs entre le rural et l’urbain, quelle que soit la région considérée. Mais il faut aller plus loin dans l’analyse pour appréhender les types et niveaux de problèmes qui entravent l’expansion du système éducatif dans un contexte de sous-développement et, partant, les écueils qui guettent l’essor du bilinguisme d’État. Trois types de problèmes en rapport avec l’appareil scolaire peuvent être pris en compte dans cette étude, notamment dans les contextes rural et urbain : les problèmes de logistique, les problèmes de personnel enseignant et la gestion différenciée des effectifs d’élèves. Ces problèmes sont imbriqués les uns dans les autres, de sorte qu’il est risqué de les isoler, même théoriquement dans le cadre d’une étude.

Les problèmes de logistique se posent eu égard aux locaux qui ne répondent plus aux normes actuelles de développement. Ne serait-il pas approprié de poser le problème en termes de besoins sociaux plus que de demande sociale de la part des populations locales ? Ces besoins constituent des attentes légitimes plus ou moins urgentes selon le milieu (rural ou urbain) et le groupe social. Dans les zones rurales, les locaux sont construits la plupart du temps en matériau précaire, au point que les paysans ne parviennent guère à les entretenir au-delà d’un nombre limité d’années. Moins d’une école sur cent est en matériau durable, souvent à la suite d’actions isolées de segments d’élites jouissant de positions de pouvoir au sein de l’appareil administratif. En milieu urbain, les problèmes de maintenance se posent également tant pour les bâtiments que pour les tables-bancs; par ailleurs, les systèmes d’électrification et d’adduction d’eau sont presque inexistants; cependant, pour survivre, certaines écoles primaires jouent sur le système de location et abritent, lorsqu’elles le peuvent, un enseignement secondaire en cours du soir. C’est dans ces conditions que les locaux peuvent être électrifiés. Mais les actes de vandalisme isolés ou organisés contribuent au délabrement de nombreux établissements scolaires de l’enseignement élémentaire (maternel et primaire) et secondaire, non protégés par des enclos bétonnés. Une des solutions envisagées par les pouvoirs publics et les autres promoteurs de l’éducation collective est l’habitat de proximité du personnel enseignant.

Les problèmes relatifs au plan de carrière des enseignants constituent un autre volet de la question scolaire dans les pays en développement. Ils peuvent être saisis dans trois dimensions : 1- qualification/formation; 2- prestations salariales; 3- redistribution équitable d’enseignants en fonction des besoins d’éducation. S’agissant de la première dimension, il convient de mentionner qu’elle se fait de manière anarchique : seuls les enseignants du secteur public de l’enseignement élémentaire évoluent en milieu organisé, bénéficiant des offres de formation des Écoles Normales. Pendant ce temps, le secteur privé offre, lorsque cela est nécessaire, une formation, rapide, non diplômante et au rabais. Or, l’enseignement privé au Cameroun est un secteur décisif de l’appareil scolaire et nous montrerons son poids déterminant sur le système éducatif. Les journées pédagogiques nationales de courte durée — quelques jours par an— organisées par le ministère de l’Éducation nationale et concernant à la fois les secteurs public et privé de l’enseignement élémentaire sont dérisoires devant l’ampleur des besoins de formation du corps enseignant. De la sorte, l’enseignement privé, laïc en l’occurrence, se caractérise dans l’ensemble par l’amateurisme et l’improvisation, tandis que les enseignants du secteur public, en raison de la modicité des prestations salariales, orientent efforts et compétences vers des investissements extraprofessionnels dans des activités lucratives.  

La deuxième dimension, relative aux prestations salariales, est une préoccupation majeure de la vie professionnelle dans le système d’enseignement. Certains effets de ciseaux (ponction sèche allant jusqu’à 60% du salaire due à la récession économique et aux mesures drastiques du Fonds Monétaire International) entraînent le maintien de salaires bas, en dépit de la stabilité des paiements dans la Fonction publique. D’autres effets de ciseaux (réduction des subventions publiques) concernent également l’enseignement privé qui offre des salaires dérisoires générant des abandons de postes considérables. La troisième dimension, portant sur la redistribution des enseignants en fonction des besoins d’éducation, pose un problème de justice sociale entre les régions sollicitées et les régions marginalisées des zones urbaine et rurale. Le problème se pose moins dans l’enseignement privé-laïc que dans le privé confessionnel et le secteur public. Certaines catégories d’enseignants évoluent de manière durable dans les zones rurales tandis que d’autres se stabilisent en milieu urbain, sans que soient correctement définies les normes de mobilité professionnelle. D’autres catégories d’enseignants, à l’intérieur d’un milieu rural ou urbain donné, favorisent une forte concentration du capital humain au détriment d’autres milieux. L’égalité des chances pour tous est par conséquent aléatoire, eu égard à l’incohérence de gestion du personnel enseignant. Reste alors le dernier type de problèmes, inhérent à la gestion différenciée du capital humain des effectifs d’élèves.

Les problèmes de gestion différenciée d’effectifs d’élèves se posent singulièrement, selon qu’on évolue en milieu urbain ou en milieu rural. En milieu urbain, l’accent est mis sur l’insuffisance du capital social (infrastructures) tandis qu’en milieu rural, le problème soulevé est celui de l’insuffisance du capital humain (faibles effectifs d’élèves et d’enseignants). En milieu urbain, la gestion scolaire s’appuie sur la pratique du temps partiel ou mitemps : dans un seul espace physique, deux écoles partageant des locaux communs évoluent séparément, l’une dans la matinée, l’autre l’après-midi. Cette gestion de l’enseignement primaire est le fait du secteur public, fort impliqué dans la résorption des besoins d’éducation au niveau élémentaire. Le phénomène de temps partiel en milieu scolaire, vieux d’une trentaine d’années, manifeste les déficiences du système éducatif, une gageure pour les pouvoirs publics qui se heurtent, dans les zones rurales, à un autre problème non moins important mais posé à l’envers : pour rationaliser l’offre d’éducation, l’État affecte un enseignant à deux niveaux de classe. Une école primaire publique fonctionne en conséquence avec trois instituteurs dont le Directeur. Ces effectifs peuvent être revus à la baisse dans les régions enclavées ou faiblement dotées en ressources. Les populations locales les mieux organisées recourent alors au système de bénévolat pour pallier les insuffisances dues aux abandons de poste. Le bilinguisme d’État devient, dans ces conditions, une utopie et sa réalisation n’est possible que par la volonté politique de l’élite modernisatrice.

Offres d’éducation et niveaux de problématique du bilinguisme d’État

Dans les pays en développement, l’appareil scolaire évolue avec d’énormes contraintes à la fois budgétaires, organisationnelles et techniques, auxquelles s’ajoutent les contraintes linguistiques. L’unité nationale se construit autour de la langue de l’école classique, si bien que le sociolinguiste et le politique se disputent la responsabilité du choix relatif aux langues des systèmes d’enseignement. En Afrique, certains États ont imposé des langues d’enseignement non européennes (arabe au Maghreb, Somali en Somalie, Éthiopie, etc.), d’autres ont essayé puis ont renoncé (Guinée, Ghana, Madagascar… ). Le Cameroun a fait le choix des langues européennes héritées de la double colonisation pour construire son identité nationale et son système éducatif. Cependant, les promoteurs de ce système éducatif développent des lectures divergentes de la question scolaire qui impliquent des manières singulières de produire les rapports sociaux. De manière générale, quatre acteurs sociaux interviennent dans les offres de formation et d’éducation au Cameroun : trois nationaux (l’État, le système confessionnel et le système laïc) et un étranger (le collectif britannique et français, par la coopération sans pour autant que soient exclus d’autres pays). Chacun des acteurs intervient avec une acception particulière du système éducatif et du bilinguisme d’État, produisant par conséquent une multiplicité de “logiques de sens”qui affaiblit plutôt le projet d’éducation nationale. Trois points vont être développés en rapport avec l’intervention des acteurs collectifs impliqués dans la question scolaire au Cameroun : 1- les contraintes de l’État dans les offres d’éducation; 2- la logique compétitive de la coopération franco-britannique; 3- le dualisme dans les offres d’éducation des missionnaires et des laïcs.

L’État camerounais et la coopération franco-britannique dans la construction du bilinguisme : somme nulle ?

La somme nulle est le résultat du jeu non coopératif, des divergences d’options du fait des intérêts de groupe. Dans la problématique du bilinguisme d’État au Cameroun, la formulation des besoins publics et offres de formation, la fixation des objectifs communs et l’harmonisation des champs de qualification professionnelle français et britannique ne s’intègrent guère dans les programmes officiels du bilinguisme. L’État camerounais se place moins dans un système d’attentes légitimes vis-à-vis de ces formes de coopération, souvent plus politiques que techniques. Les coopérants britanniques, quant à eux, construisent, à d’autres niveaux de relations sociales, des projets extraprofessionnels, loin des problématiques de l’appareil scolaire au Cameroun.

Les contraintes de l’État camerounais dans les offres d’éducation

L’État doit conjuguer simultanément deux priorités en matière d’éducation. D’abord, il intervient dans les systèmes monolingues anglophone et francophone; ensuite, il se réserve le choix de promouvoir le bilinguisme dans le système éducatif en renforçant la présence francophone au Cameroun anglophone et la présence anglophone dans le reste du pays à travers la création des lycées bilingues. Dès lors, il agit concomitamment aux niveaux de la Maternelle ( 68,7% d’établissements), du Primaire ( 56,4%), du Secondaire général ( 51,0%) et du Secondaire technique ( 20%). Il intervient simultanément aussi bien dans les écoles monolingues que dans les écoles bilingues. L’enseignement maternel est l’affaire des zones urbaines, des couches sociales moyennes et supérieures, du secteur public et du secteur privé. Mais l’enseignement maternel n’est pas encore perçu dans le corps social comme un enseignement normal, les enfants étant à un âge où l’acquisition de la langue maternelle (langue locale) est nécessaire avant les langues européennes. L’acception bilingue de ce niveau d’enseignement est encore non perçue par bon nombre de parents d’élèves. La place du bilinguisme y est donc restreinte, du fait de son élitisme dans les représentations sociales pour lesquelles l’enseignement “normal” commence au niveau du Primaire. Pour l’enseignement primaire, trois axes sont à prendre en considération. Le premier montre une démarcation explicite des écoles anglophones du secteur public vers le secteur privé, cependant que les francophones renforcent leur présence dans les écoles publiques. Dans la psychologie collective britannique ayant caractérisé l’identité sociale anglophone, socialisation scolaire et socialisation religieuse vont ensemble et les écoles confessionnelles se présentent comme garantes de cette articulation. A contrario, l’identité collective francophone, appréhendée de manière récurrente à travers les traits de psychologie coloniale français, est cimentée par le modèle républicain de l’école laïque. Le deuxième axe dévoile l’ampleur des responsabilités de l’État-entrepreneur dans la création et le fonctionnement des écoles en situation de minorité : les écoles anglophones au Cameroun francophone et les écoles francophones d’Outre-Moungo. Cet axe est significatif pour la dynamique interculturelle issue des flux migratoires et favorable à un “bilinguisme horizontal” qui génère un processus d’assimilation réciproque. Le troisième axe confirme le bilinguisme d’État comme un produit spécifiquement urbain des couches sociales moyenne et supérieure, les zones rurales étant vouées, de fait, au système de monolinguisme officiel.

S’agissant du secondaire, l’enseignement général et l’enseignement technique bénéficient inégalement des investissements publics. Comme pour le primaire, les promoteurs de l’enseignement privé se chargent de l’enseignement technique professionnel, laissant à l’État le soin de développer l’enseignement général et le volet bilinguisme qui est son cheval de bataille, à travers les lycées et collèges d’enseignement secondaire. Des établissementspilotes, à l’image du lycée bilingue de Buéa, ont inspiré les pouvoirs publics qui voulaient développer et vulgariser le paradigme du “bilinguisme parfait”. Les politiques de l’éducation étaient inspirées par la thèse suivante : les structures scolaires telles qu’elles existent favorisent un enseignement parallèle et donc une distanciation sociale entre anglophones et francophones. En changeant les structures scolaires par le renforcement du processus de bilinguisation, on aboutirait à l’émergence d’une nouvelle identité sociale. La création des classes bilingues dans le premier cycle de l’enseignement secondaire implique la conjugaison de deux programmes scolaires, anglophone et francophone, l’objectif étant la production d’une personnalité bilingue et biculturelle. La généralisation de ce modèle sur l’ensemble du territoire a été un échec pour de multiples raisons : une démographie galopante avec des effectifs pléthoriques par salles de cours, l’insuffisance des ressources budgétaires et humaines en termes de formation/qualification, une absence de volonté politique des pouvoirs publics camerounais qui ne parviennent guère à tirer profit de la double coopération franco-britannique (Courade 1978, p759).

Pour l’enseignement supérieur, l’État camerounais a permis une décentralisation des structures : six universités publiques, à Yaoundé (Yaoundé I et Yaoundé II), Douala, Dschang, Ngaoundéré et Buéa. Cette dernière est de tradition anglo-saxonne (langue, diplômes, cursus) et les études y sont dispensées exclusivement en anglais. Ce cas peut-il être considéré comme une remise en cause du principe de personnalité au détriment de la communauté francophone ? Les anglophones désireux de poursuivre les études ailleurs dans le pays ne sont soumis à aucune restriction. Les formes de régulation des rapports sociaux par l’État pour ménager le statut de la minorité anglophone peuvent-elles déboucher plus tard sur une reformulation des droits linguistiques — principe de territorialité— au sein de l’État bilingue ? Comment ce dernier exploite-t-il l’apport des protocoles d’accords franco-britanniques ? Intègre-t-il les partenaires britanniques et français dans une plate-forme de négociations communes pour un jeu à somme positive (gain collectif) ou cherche-t-il à individualiser les rapports de coopération et risquer un jeu à somme négative (perte collective)?

La logique compétitive du couple franco-britannique

Les Assistances techniques française et britannique sont les deux sources de coopération bilatérale les plus systématisées et les plus politisées parce que caractérisées par des protocoles d’accords complexes et opaques. Le système éducatif national au Cameroun étant constitué de deux composantes, française et britannique, les ex-métropoles demeurent les références ultimes en matière de changements, d’innovations, d’interrogations portant sur les conditions de fonctionnement du système éducatif. La première remarque à faire est que les stratégies française et britannique dans le cadre du système éducatif en général et du bilinguisme en particulier, sont individualisantes, tandis que la logique d’action est concurrentielle. Trois axes d’actions sont retenus : les champs d’investissement, le mode de formation des formateurs et les sources de financement La France adopte une démarche offensive. Dès le milieu des années 1980, les coopérants français créent une structure de formation et d’évaluation des qualifications professionnelles appelée “Opération bilinguisme” (OB). Celle-ci fonctionne comme une boîte noire qui génère des transactions et une logique de mobilité professionnelle que seule l’Assistance technique française contrôle.

D’abord, un investissement ciblé vers les établissements anglophones du pays mais surtout les provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Sont concernés par cette mesure environ 80% d’écoles primaires et enseignants anglophones. L’action la plus significative de la coopération française est la valorisation professionnelle des instituteurs des écoles primaires anglophones. Celles-ci sont dénommées “écoles bilingues” du fait d’un investissement accentué en français langue étrangère (FLE) et français langue officielle (FLO).

Ensuite, l’Opération Bilinguisme (OB) se charge de la formation locale (séminaires, journées pédagogiques) et de la formation en France (Besançon) des enseignants camerounais. L’analyse de contenu des correspondances échangées ( 830 exactement) entre la Direction de l’Opération Bilinguisme et les enseignants relevant de ce programme, permet de construire une typologie du monde vécu du travail, des trajectoires professionnelles et de la perception de l’avenir, dans la perspective de Sainsaulieu ( 1985). Trois types d’identités professionnelles sont générés par cette formation et traités inégalement par les initiateurs français du projet. Au bas de l’échelle, les “maîtres bilingues”, tous d’origine anglophone, assurent, en plus de leur charge horaire journalière, les enseignements de FLE. Partagés entre les hommes et les femmes, ils constituent les 90% des effectifs d’enseignants inscrits au programme de l’OB, évoluent davantage dans les zones rurales, sans une prime quelconque. Au milieu de l’échelle, les “maîtres déchargés”, d’origine francophone, exercent une heure journalière seulement et exclusivement dans les zones urbaines, les femmes constituant les 95% de cette catégorie d’instituteurs aux allures de professeurs. Au sommet de l’échelle, se trouvent les “animateurs pédagogiques”, exclusivement des hommes, très impliqués dans les stages de formation en France. Ils interviennent simultanément dans les villes et les zones rurales, assurent le suivi pédagogique des deux premières catégories et encadrent chacun une vingtaine d’écoles primaires environ. Ces enseignants, relevant tous du secteur public, assument différemment leurs identités procurées. La frustration habite les maîtres bilingues qui affichent une “identité de retrait”, constituée à la fois d’implication au travail et de désengagement. C’est pourquoi ils privilégient habituellement les ultimatums (l’enseignement du FLE contre les primes), puis sont carrément portésà la défection (refus d’enseigner le FLE) en dépit des mesures de suspension des salaires par l’administration centrale. La gratitude caractérise les maîtres déchargés qui présentent une “identité affinitaire” de solidarité conformiste, à travers des actes d’allégeance en faveur des chefs de l’OB et des positions de privilège auprès de l’Assistance technique française, par lesquels ils sollicitent — entre autres— le statu quo à leur grade actuel. Certes, le mode de recrutement des agents de l’Opération Bilinguisme est laissé à la discrétion de l’Assistance technique française, mais la recherche du statu quo par les bénéficiaires peut s’expliquer par le lieu de résidence (zone urbaine) et le sexe-ratio de dominante féminine. Et pour cause, le poste est gratifiant car il procure un budget-temps considérable permettant aux enseignants concernés de s’investir dans d’autres champs sociaux dont le domestique, le commerce ou les études. L’ambition, au-delà de la gratitude, est le propre des animateurs pédagogiques qui véhiculent une “identité denégociation”ou, plus précisément, de promotion, qui les pousse à surestimer leurs compétences respectives dans la structure française et par rapport à leurs rêves de mobilité socioprofessionnelle.

Enfin, les sources de financement du projet étant françaises, la gestion de la structure est, par là-même, rendue opaque et incontrôlable. Les dons en matériel didactique s’accompagnent de la prise en charge matérielle des problèmes d’enseignants, des mesures très offensives qui ne rencontrent pas toujours l’écho favorable des populations locales concernées ni celui des coopérants britanniques.

A contrario, la stratégie britannique est défensive (repli dans la zone linguistique initiale; investissement dans les formations classiques mathématiques, physique dans la langue anglaise et les établissements anglophones) et traduit une lecture divergente de la construction du système éducatif à travers des relations de coopération (Ekomo 1994, p436-439).  

Le champ d’investissement britannique se réduit au sous-système anglophone des classes secondaires et davantage dans les deux provinces qui constituent le Cameroun anglophone. Les protocoles d’accord ont été signés dans ce sens entre le ministère camerounais de l’Éducation nationale et le British Council dès 1984-1985, à peu près à l’époque où l’Opération Bilinguisme voyait le jour au Cameroun. Les corrections du GCE camerounais ont lieu, non plus à Londres, mais bien à Yaoundé, depuis 1988. Le caractère tatillon des examens et des corrections (cinq semaines environ) est perçu par les pouvoirs publics comme un facteur de dépenses inutiles : de nombreux impayés de prestations d’examens ont conduit le collectif d’enseignants anglophones à des grèves professionnelles d’une rare violence depuis 1991. Le British Council intervient par son arbitrage et une aide substantielle pour une meilleure production du GCE au Cameroun. L’objectif du British Council est moins la valorisation du bilinguisme scolaire que le renforcement du système anglophone de formation classique, anglais, physique et mathématiques, et la crédibilité du diplôme de référence, le GCE, lequel devrait être compétitif à l’image du GCE zimbabwéen. Le mandat qui est actuellement confié aux coopérants britanniques est d’étendre la couverture des services à l’ensemble des dix provinces du pays, notamment dans les classes anglophones des collèges et lycées bilingues.

La structure de formation des enseignants du Secondaire est l’INSET Project, soit “Integrated in Service Training Project”, une création du gouvernement britannique, plus précisément l’Overseas Development Administration. Les stages sont locaux, quelques-uns ont lieu en Grande Bretagne, les candidats bénéficiant alors des bourses du Commonwealth. Le processus de socialisation professionnelle n’est pas hiérarchisé comme dans le cas français, mais il échappe également au contrôle du pays d’accueil.

En somme, il convient de souligner le pouvoir différentiel des bailleurs de fonds occidentaux, notamment la France et la Grande-Bretagne, dans le jeu d’équilibre du système éducatif au Cameroun. Cependant, l’action collective pour la construction du bilinguisme d’État au Cameroun ne bénéficie pas de toutes les potentialités escomptées et aucun des trois acteurs sociaux susmentionnés ne peut se targuer de jouer un jeu gagnant. Bien au contraire, dans des allocutions officielles, le bilinguisme coûte cher et les regards des promoteurs publics de l’enseignement formel se tournent avec insistance sur les offres de formation des promoteurs privés, confessionnels et laïcs.

La dualité du système d’enseignement privé dans la construction sociale des identités

Missionnaires et laïcs sont des promoteurs de l’enseignement privé au Cameroun et des partenaires sociaux stratégiques du système éducatif national. Leur contribution aux offres de formation est inestimable mais les efforts des uns et des autres s’insèrent dans des projets esseulés par rapport à l’ensemble des réflexions critiques et propositions relatives à l’enseignement en général, et au bilinguisme officiel en particulier. Cette démarcation produit des “logiques de sens”, par une acception nouvelle du projet d’éducation. Il s’opère ainsi comme une division du travail social ancrée dans une dualité de l’enseignement privé par des acteurs collectifs qui construisent socialement des identités. C’est ainsi que l’enseignement confessionnel fonctionne comme un système éducatif à part, avec des normes de comportement préétablies.

La construction sociale de l’enseignement professionnel

La construction sociale de l’enseignement confessionnel peut être appréhendée de manière judicieuse par une approche à la fois récurrente et sociohistorique qui prend en compte trois facteurs : 1-la place de l’Église dans l’idéologie colonialiste; 2- l’école et la langue de l’enseignement dans l’imaginaire religieux occidental; 3-le prestige social et la remise en cause de l’enseignement confessionnel dans l’État postcolonial.

L’Église dans l’idéologie coloniale tient une place prépondérante. Selon Althusser, la religion est l’appareil idéologique d’État et l’Église a joué, à juste titre, ce rôle dans l’ouverture coloniale européenne à travers l’Afrique en général et le Cameroun en particulier. Une division du travail colonial prend place dans les différents empires coloniaux, centrée sur les missions dévolues à l’Église et à ses promoteurs : sous les régimes allemand et britannique successifs qui constituent le couple anglo-saxon, l’activité de l’église s’accompagne du progrès social qui articule la trilogie chapelle, dispensaire, école. Cette trilogie, qui signifie évangélisation, santé, enseignement, constitue un capital social inégalement réparti à travers les régions et à travers les groupes ethniques. Les “zones utiles” du colonialisme ont été la plate-forme sur laquelle se générait le capital social et à partir duquel il se diffusait dans les autres régions moins prospères. Les groupes ethniques profondément évangélisés (Bassa, Douala, Boulou, Ewondo, Bakweri, Bali, Moundang… ) ont bénéficié de solides structures de santé, mais surtout ont vu leurs langues “normalisées” en tant qu’outils d’évangélisation dans les régions moins touchées par l’action missionnaire. Ces langues normalisées par l’évangélisation ont eu un statut particulier dans l’administration coloniale en raison de leur fonction pratique, notamment dans l’armée et la police. Le pouvoir colonial français dès 1916 vient tout simplement renforcer les acquis de la division coloniale du travail au Cameroun. Au Cameroun anglophone, a contrario, une autonomie réelle permet aux missionnaires de prendre en charge les instances de socialisation que sont l’Église, l’enseignement et la question linguistique.

L’enjeu colonial des langues d’enseignement est à rechercher dans les missions assignées aux missionnaires. En Afrique, l’enseignement confessionnel date de l’époque des premières conquêtes coloniales, bien avant Berlin 1884 qui consacre la charte du colonialisme occidental dans le monde. Les premières écoles ont été en conséquence confessionnelles. L’approche anglosaxonne a permis l’insertion des langues locales dans le processus de scolarisation, notamment dans les premières années de l’enseignement élémentaire et dans certaines activités de la vie publique. L’Église protestante a été plus souple avec les langues locales que l’Église catholique, mais l’Église en général a investi le rural et l’urbain pour le développement de cette trilogie : évangélisation, santé, enseignement. Le statut de salarié des missionnaires français a réduit leur volonté de développer les langues locales dans le système d’enseignement aux colonies du fait des réticences de la métropole. L’État post-colonial hésite à nationaliser l’enseignement, d’autant que le système confessionnel est alors valorisant, prestigieux et sérieux. Le maintien de la présence occidentale dans le volet catholique (Canadiens, Belges, Français, Espagnols) et dans le volet protestant (Américains, Hollandais, Britanniques, Scandinaves) garantit la pertinence des ressources mobilisables en budget, logistique et personnel enseignant. Jusqu’au milieu des années 1970, l’enseignement confessionnel produit la meilleure forme de coopération avec l’Occident, notamment dans le cycle d’études secondaires. Mais, paradoxalement, le bilinguisme d’État anglais/français n’est pas à l’ordre du jour, ni aux séminaires destinés à former les prélats, ni dans les collèges classiques pourtant de grande renommée : Bonneau (Ebolowa), Vogt (Yaoundé), Foulassi (Sangmélima), Libamba et Makak (région Bassa), Libermann (Douala). D’autres langues européennes y sont prioritaires (allemand, grec, latin, espagnol) auxquelles s’ajoutent, dans la mesure du possible, les langues locales : l’ewondo à Vogt et le douala à Libermann. S’instaure alors une logique de compétition qui s’étend sur l’enseignement et contraint les missionnaires à recentrer leurs objectifs.

Leprestige social de l’enseignement confessionnel, longtemps entretenu dans les consciences collectives, s’harmonise désormais avec sa remise en cause, depuis le début des années 1980. L’africanisation de l’enseignement confessionnel affaiblit les rapports de coopération avec l’Occident dont les missionnaires interviennent par endroits et en nombre fort limité. Trois facteurs caractérisent désormais l’enseignement confessionnel au Cameroun. En premier lieu, les offres de formation de ce type d’enseignement couvrent simultanément les zones rurale et urbaine, complétant en cela celles de l’État et confirmant ses ambitions de demeurer sur l’ensemble du territoire national. L’enseignement primaire, son domaine de préférence, concentre environ 73% des écoles du secteur privé et son action est prépondérante au Cameroun anglophone, alors que sa crédibilité a été construite dans le cycle d’études secondaires. En deuxième lieu, il y a une dichotomie de normes de comportements, et de stratégies d’enseignement, entre catholiques et protestants. Ils évoluent en obéissant à des directions étanches, à des destins singuliers et à une différenciation à plusieurs niveaux, dans le mode de gestion du capital humain, des programmes scolaires et des modes de socialisation. Enfin, les rapports entre l’enseignement confessionnel et le bilinguisme d’État au Cameroun demeurent complexes, équivoques. Le français et l’anglais occupent une place importante dans les programmes scolaires, notamment ceux qui concernent les classes d’examen. Mais c’est l’exploitation politique du bilinguisme d’État que réprouvent les promoteurs de ce volet de l’enseignement, en dépit des subventions que l’État lui alloue annuellement. L’enseignement supérieur confessionnel génère des ressources financières importantes du fait des frais de scolarité. Mais le sérieux avec lequel les études y sont dispensées, à l’image de l’Université catholique d’Afrique Centrale à Yaoundé, renforce la logique de compétition avec l’État et le privé-laïc, à défaut de la recherche de nouvelles formes de coopération endogène.

La construction sociale de l’enseignement laïc

La construction sociale de l’enseignement privé-laïc peut s’articuler autour de quatre points saillants : 1- un accent poussé pour la vie urbaine; 2- un engouement pour les cycles d’études secondaires et supérieures; 3- un rapprochement sensible vers le bilinguisme d’État; 4- des effets d’amateurisme réguliers.

La vie urbaine caractérise ce type d’enseignement. L’enseignement privé-laïc repose moins sur des projets collectifs, à l’image de l’enseignement confessionnel, que sur des ambitions individuelles d’hommes d’affaires plus ou moins connus ou d’enseignants reconvertis aux affaires. Ce qui le caractérise, c’est son insertion dans la vie urbaine exclusive. Il se développe dans les centres urbains assez importants par la démographie et les activités économiques, ayant une tradition scolaire relativement ancienne. Son essor se situe au début des années 1970, dans les régions prospères et de bon niveau scolaire (l’Ouest, le Littoral et le Centre-Sud). Les années 1970 correspondent à un accroissement démographique important et une croissance économique non négligeable au Cameroun. Les coûts de scolarisation y sont élevés dans les collèges laïcs, notamment dans le cycle d’études secondaires, mais les couches sociales moyennes des zones urbaines disposent de ressources assez importantes.

Les cycles d’études secondaires et supérieures (BTS) deviennent l’affaire des promoteurs laïcs, qui valorisent les filières techniques et professionnelles. Près de 70% d’établissements secondaires en 1994 appartiennent à l’enseignement privé-laïc tout court. À l’intérieur de ce secteur, 80% de ces établissements relèvent de l’enseignement technique et professionnel laïc. Cet engouement pour les domaines technique et professionnel coïncide avec la méfiance pour les études longues, la peur du chômage et le caractère abstrait et non opérant de l’enseignement général (Martin 1975, p183) Mais l’enseignement technique et professionnel reste exclu du bilinguisme officiel anglais/français.

Les rapports entre le privé-laïc et le bilinguisme d’État sont réels et ambigus, exception faite des filières technique et professionnelle. Paradoxalement, le caractère bilingue des écoles privées laïques est perceptible, davantage dans les niveaux de la Maternelle et du Primaire des villes. Les raisons peuvent être commerciales (le label bilinguisme se vend bien) ou liées à un besoin réel d’innovation (promoteurs visionnaires) qui n’exclut guère les dérapages et l’amateurisme.

L’amateurisme est aussi un facteur caractéristique de l’Enseignement privé-laïc, à plusieurs niveaux d’activités. L’instabilité du personnel enseignant (absence de formation adéquate, recrutements aléatoires, irrégularité des salaires, abandons de poste) côtoie des conditions d’hygiène et d’insécurité insoutenables et des activités très souvent clandestines (autorisation absente ou périmée, programmes scolaires non homologués). Les effets de ciseaux (décisions de suspension, de fermeture) n’atténuent guère l’ardeur des promoteurs habitués à mettre les pouvoirs publics “devant le fait accompli”, tout en brandissant l’argument d’une demande sociale criante, au regard de l’ampleur des effectifs en quête de scolarisation.

Conclusion  

Au terme de cette étude, il convient de dégager quelques éléments d’analyse à un double niveau, à la fois théorique et empirique.

1- L’analyse sociologique du bilinguisme articule l’enseignement, les cultures, les identités collectives, les représentations sociales et les stratégies différenciées d’acteurs à travers les concepts de reproduction et de transformation sociales. Ils demeurent des centres d’intérêt assez pertinents dès lors que sont pris en compte les processus d’élaboration en cours dans le temps et l’espace, des ressources et des modalités de l’échange.

L’État revendique une politique bilingue partout, sur l’ensemble des deux zones linguistiques anglophone et francophone. L’analyse des champs d’éducation formelle peut-elle faire l’économie du rôle de l’État et de celui de la société civile, inscrits dans des rapports d’interactions ? Au moment où la fabrique sociale prend place à travers des enjeux, tantôt sociétaux, tantôt communautaires, relatifs aux langues et aux cultures, la tentation est grande pour l’État-entrepreneur d’instrumentaliser l’école classique pour la transformation sociale : quête de culture nationale, tentatives d’uniformisation des identités communautaires entre collectifs anglophone et francophone, en l’occurrence, contrôle de la production et la circulation des élites, avec l’aide des coopérants français et britanniques.

2- Les Français soutiennent la langue française dans les écoles publiques dans les régions francophones et le bilinguisme dans les régions anglophones, même dans les écoles rurales enclavées.

3- Cependant, les Anglais privilégient la langue anglaise dans les écoles publiques et privées des régions anglophones.

4- En fonction des enjeux locaux et nationaux, les protestants, d’origine anglaise, hollandaise, américaine, scandinave, etc., développent l’enseignement des langues coloniales, anglais, français, allemand et des langues locales désignées comme langues véhiculaires, le douala, l’éwondo, le foufouldé, indifféremment dans les zones urbaines et rurales des régions anglophones et francophones. Les catholiques, d’origine italienne, espagnole, canadienne et française s’inscrivent dans l’enseignement formel des langues latines (français, espagnol, latin) et du grec tout en montrant des réserves pour les langues locales. Ils sont actifs dans les régions francophones, nonobstant la montée significative de catholiques d’expression anglaise. Le point de convergence réside dans l’engouement des catholiques et protestants tant pour les zones rurales que pour les villes. Enfin, les promoteurs d’écoles privées laïques soutiennent le bilinguisme officiel anglais et français, moins dans les écoles secondaires techniques que générales mais l’enseignement maternel et primaire de type urbain demeure leur terrain de prédilection.

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