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ETUDES CAMEROUNAISES
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14 décembre 2007

CAMEROUN:OPINION PUBLIQUE ET SONDAGES

Opinion publique et sondages au Cameroun

M. Engueleguele
Maurice Engueleguele est enseignant-chercheur en science politique au Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie (umr 6054 du cnrs) et à l’Institut des relations internationales du Cameroun. Il travaille principalement sur l’offre de biens symboliques alternatifs dans les systèmes politiques en « transition » des pays d’Afrique centrale. Email : m_engueleguele@yahoo.fr


RESUME — Ce qui est aujourd’hui qualifié d’« opinion publique » camerounaise correspond en fait au dernier état d’un long processus historique, social et politique ; une reconstitution généalogique de l’irruption de ce vocable dans le discours des acteurs publics permettant d’opérer une mise en perspective. Sont rapidement retracés les « trois états » de l’« opinion publique » camerounaise – c’est-à-dire ses figures de référence au tournant de la décolonisation, pendant la phase monolithique et depuis la relative libéralisation de l’ordre politique ; états qui sont en interaction permanente, entretiennent une étroite relation avec les structurations successives des champs politiques camerounais et définissent des espaces de débat public à géométrie variable permettant de délimiter les participants au jeu politique national et d’envisager sa topographie. Sont également mis en lumière les apports des « sondages » de cette « opinion publique » à l’éclairage de différents pans du débat, de « l’activité » (plutôt que du « métier ») et du jeu politique au Cameroun depuis le début de la « transition » des années quatre-vingt-dix.

Ce qui est aujourd’hui qualifié d’« opinion publique » camerounaise correspond en fait au dernier état d’un long processus historique, social et politique ; une reconstitution généalogique de l’irruption de ce vocable dans le discours des acteurs publics permettant d’opérer une mise en perspective. Sont rapidement retracés les « trois états » de l’« opinion publique » camerounaise – c’est-à-dire ses figures de référence au tournant de la décolonisation, pendant la phase monolithique et depuis la relative libéralisation de l’ordre politique ; états qui sont en interaction permanente, entretiennent une étroite relation avec les structurations successives des champs politiques camerounais et définissent des espaces de débat public à géométrie variable permettant de délimiter les participants au jeu politique national et d’envisager sa topographie. Sont également mis en lumière les apports des « sondages » de cette « opinion publique » à l’éclairage de différents pans du débat, de « l’activité » (plutôt que du « métier ») et du jeu politique au Cameroun depuis le début de la « transition » des années quatre-vingt-dix.


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La réflexion sur l’« opinion publique » camerounaise laisse percevoir un paradoxe déjà souligné (Engueleguele, 2000) : l’existence d’un contraste entre, d’une part, l’occurrence de la notion dans le discours des acteurs du débat public ainsi que la prolifération de « sondages » et « enquêtes » au Cameroun [1] et, d’autre part, l’absence d’objectivation de l’instrument qui n’est pas parvenu, en dépit des efforts des néosondeurs dans ce sens, à s’imposer comme une réalité allant de soi pour les joueurs ainsi que sur les champs et dans les compétitions politiques de ce pays. Il peut en effet sembler, à première vue, que ces « sondages » et « enquêtes », au travers de la fréquence de leur publication et de leur large utilisation par la presse – notamment privée – pour illustrer des commentaires à propos de thèmes en jeu dans le débat public, aient réussi à préempter la notion d’« opinion publique » camerounaise. Triomphe tropical de P. Converse (1987) et G. Gallup (1937, 1953) en quelque sorte, pour qui l’« opinion publique » n’est rien d’autre que ce que mesurent les sondages. À y regarder de plus près cependant, un tel constat appelle de fortes réserves. L’hypothèque constituée par l’absence de définition conventionnelle de la notion (Gunn, 1989 ; Meyer, 1991 ; Blondiaux, 1997) n’est toujours pas levée ; il est de plus surprenant d’observer que les néosondeurs camerounais eux-mêmes s’avèrent relativement incapables de se fixer précisément sur ce qu’ils entendent par « opinion publique » camerounaise – l’assimilation de la figure de cette dernière par plusieurs avec « un sentiment forcément majoritaire [2] », illustrant parfaitement ce malaise souligné, dans d’autres contextes, en son temps par H. Blumer (1948) et, plus récemment, par C. Conaghan (1995).

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Le moment semble être venu de formuler un second paradoxe : affirmer que si les « sondages » et « enquêtes » qui font florès au Cameroun depuis quelques années ne saisissent ni ne mesurent l’« opinion publique » camerounaise et ont un effet marginal quasi nul sur les catégories ordinaires de l’entendement politique dans ce pays, ils ne sont pas pour autant sans intérêt car ils en apprennent beaucoup sur le débat public depuis le début de la « transition » (O’Donnell, Schmitter et Whitehead, 1986 ; Dobry, 2000) [3] des années quatre-vingt-dix. Mieux, on peut faire l’hypothèse que les enseignements que ces « sondages » permettent de dégager n’auraient pu être mis en lumière de manière aussi évidente en leur absence.

3

Avant d’aller plus loin dans l’examen de ce nouveau paradoxe, il importe, dans un souci de vigilance épistémologique, de faire deux précisions afin de clarifier ce dont il est question, dépasser les fausses évidences du sens commun et recadrer la réflexion.

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D’abord, à la question de la définition préalable de ce qu’est un « sondage » politique ou une « enquête d’opinion » au Cameroun, on dira, dans un souci de sortie rapide, que sous ce terme générique sont rassemblés par les néosondeurs et acteurs du débat public camerounais des « enquêtes » très différentes qui n’ont que très peu de choses en commun, excepté qu’elles portent toutes – ou presque – sur des « échantillons » prétendument représentatifs de la population, qu’elles consistent à poser des questions – dont la nature ouverte ou fermée préoccupe fort peu ces néosondeurs, qu’elles sont réalisées (ou plus précisément bricolées) par des néophytes, publiées par la presse et bien souvent destinées à produire des effets politiques, enfin qu’elles sont toutes assimilées par leurs producteurs à un instrument de démocratie directe [4]. On le voit, à ce stade de son expatriation au Cameroun, l’instrument fait problème dans à peu près tous ses aspects. Ces caractéristiques communes, doublées de la nouveauté de sa diffusion, autorisent, dans un premier temps au moins, à tenter de penser ces « sondages » politiques et « enquêtes d’opinion » de manière globale. Du reste, quand bien même on souhaiterait distinguer, dans une perspective délibérément constructiviste, les « sondages préélectoraux » des autres « enquêtes d’opinion », « sondages-lecteurs » et « sondages de conjoncture » réalisés au Cameroun, quelle valeur scientifique pourrait-on leur accorder, ainsi qu’à une telle distinction ?

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Ensuite, si les critiques faites à propos des « sondages » et « enquêtes d’opinion » qui prolifèrent (Engueleguele, 2000) bénéficient d’une si faible audience auprès des néosondeurs et de la presse camerounaise – qui en est la principale consommatrice –, c’est parce que les enjeux symboliques et économiques impliqués dans la véritable compétition commerciale et politique qui s’est instaurée entre les acteurs politiques qui y ont recours, les petites entreprises sondagières et les supports qui les commandent et dont les journalistes les commentent dans leurs éditoriaux et articles tendent à rendre sans intérêt, pour les uns et pour les autres, le discours scientifique, avec ses restrictions, ses précautions et son refus de sensationnalisme ; propriétés qui le situent aux antipodes de la logique simplificatrice qui est très largement à l’œuvre en ce domaine, tant dans ces supports que dans les compétitions politiques elles-mêmes.

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Ces précisions faites, on se propose de retracer sommairement la généalogie de la notion d’« opinion publique » camerounaise avant de formuler quelques pistes quant aux enseignements des « sondages » et « enquêtes d’opinion » qui se multiplient au Cameroun.

La généalogie de la notion d’opinion publique camerounaise

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Il convient d’identifier les règles de formation des énoncés dans le débat public, c’est-à-dire d’isoler ce que M. Foucault (1969) appelle les conditions d’apparition du discours, sa loi élémentaire de formation, afin de le lire et percevoir sa logique sous-jacente, sa « langue » cachée et le situer dans son « idéo-système » (Bon, 1991). Approcher ainsi la structure de l’opinion publique camerounaise permet d’inscrire les discours qui la portent dans des champs politiques et sémantiques spécifiques. Une rapide reconstitution généalogique de la carrière du vocable dans le discours des acteurs publics camerounais depuis la période de rupture coloniale permet en effet de montrer que, apparue dans une perspective pragmatique, cette notion vague n’a jamais été que ce que ces acteurs ont voulu y voir.

De la rupture coloniale à la monopolisation des marchés politiques

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L’« opinion publique » camerounaise n’était guère, au tournant de la décolonisation, que l’avis sur des questions d’importance nationale de ceux qui, appartenant au cercle restreint des élites s’estimant compétentes pour ce faire, intervenaient en politique et qui, conformément à la logique spécifique de ce jeu, visaient à donner un caractère collectif à leur opinion individuelle sur ces enjeux et prétendaient parler au nom de l’opinion générale. Dire, comme A.M. Mbida – dans son discours d’investiture comme Premier ministre prononcé devant l’Assemblée législative [5] –, comme son successeur A. Ahidjo – dans son allocution à l’Assemblé générale des Nations unies le 25 février 1959 [6] – ou encore S. Kame [7] que « l’opinion publique camerounaise pense que… » était une façon de dire « je pense comme le peuple » ou, ce qui revient au même, « le peuple pense comme moi », voire « nous pensons comme le peuple » ou « le peuple pense comme nous ». L’achèvement de l’entreprise de monopolisation des marchés politiques camerounais par l’institution d’un parti unique (l’Union nationale camerounaise, créée en 1966), la réduction de toute « dissidence » (par l’élimination ou le retrait volontaire de ses principaux adversaires) et l’unification du pays (1972) constitueront les manifestations les plus saillantes d’un processus d’accumulation des trophées politiques par le président A. Ahidjo. Les contenus associés à la notion vont alors, sans pour autant exclure le précédent, progressivement renvoyer à l’opinion du « prince » et à celle produite par les institutions publiques (Engueleguele, 2000).

9

Dans ces figures, l’« opinion publique » camerounaise n’est alors pas du tout celle du « peuple camerounais tout entier » (si une telle expression peut avoir un sens autre que celui, métonymique, que les champs politiques ont historiquement construit). La notion circonscrit en réalité un champ de luttes restreint : celui d’une minorité politiquement active dont les membres – ou, mieux, quelques-uns des membres – peuvent prétendre exprimer, au-delà de leurs intérêts individuels, ce qu’ils estiment être l’intérêt général ; celui de ceux qui, pour reprendre les mots de Herman C. Beyle (1935), font alors « […] profession de la soumission passive, de la protestation active ou du consentement manipulé des masses d’individus » ou qui peuvent, au moins institutionnellement, s’autoriser à parler au nom du « peuple » ou de telle ou telle fraction de ce dernier. Dit autrement, l’« opinion publique » camerounaise n’était que le produit incertain des luttes symboliques – mais ayant des effets de réalité – que se livraient, sur différentes arènes, différentes catégories de porte-voix qui avaient autorité pour ou qui s’autorisaient à dire ce qu’elles pensaient, souhaitaient, exigeaient, ressentaient…

La « transition » des années quatre-vingt-dix

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La relative libéralisation du jeu politique, à partir du début de la décennie quatre-vingt-dix, verra apparaître une nouvelle acception de la notion d’« opinion publique » camerounaise : celle d’un peuple convié au spectacle du pouvoir et arbitre des compétitions politiques, que les joueurs continuent de convoquer pour légitimer leurs prétentions rivales et à l’égard duquel ils déploient des stratégies de séduction intéressées bien que ses verdicts ne soient pas ou peu pris en compte. L’invocation de l’« opinion publique » camerounaise dans les affrontements autour des enjeux publics participe ici d’une stratégie visant à construire le regard d’un public sous la contrainte duquel le pouvoir (ou le « régime Biya ») doit délibérer et agir. L’« opinion publique » constitue une unité représentable que les acteurs et commentateurs du débat public invoquent à l’appui de leurs arguments et actions. La convocation du public dans ces affrontements où il peut avoir le statut de tiers arbitrant est un moyen d’ouvrir la controverse sur ces enjeux en l’élargissant à ceux qui, jusqu’alors, étaient exclus des joutes, et de se ménager des soutiens à l’extérieur des arènes politiques. L’« opinion publique » camerounaise est en effet érigée en puissant opérateur narratif, mis au service de la différenciation et de la justification publique d’offres de biens symboliques alternatifs à ceux du pouvoir, mais elle est aussi posée comme actant collectif imposant (ou du moins devant le faire) aux acteurs (institués ou non) du débat public d’agir de manière impérative dans un sens déterminé.

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On doit toutefois noter une assimilation du « public » à la « masse » dans ces acceptions successives et, souvent, entremêlées de la notion. En effet, un continuum sémantique se trouve derrière les propos de Moussa Yaya, A. Ahidjo et Augustin Kontchou Kouomegni quand ils déclarent respectivement que :

·        « Les masses (doivent être éclairées) sur ce qui est important pour elles et sur les objectifs du parti (l’Union camerounaise, ndrl.) » (extrait de

la Conférence

d’explication de la stratégie d’information de l’uc et de la création d’un journal du parti, Ngaoundéré, le 5 juillet 1959, p. 35) ;

·        « L’Union nationale camerounaise et ses organes annexes se donnent pour tâche immédiate et permanente de pourvoir à l’éducation civique des masses, de susciter dans l’opinion nationale, dans le peuple, le sens de la discipline, des responsabilités et des sacrifices […] pour un progrès économique et social rapide » (discours de clôture du 2e congrès ordinaire de l’unc, Douala, 15 février 1975 ; il s’agit, à quelques mots près, d’une reprise des termes de la thèse n° 15 de la charte de l’unc) ;

·        « […] L’opinion nationale, si elle n’est pas entretenue, risque […] d’être abusée » (point de presse du ministre de

la Communication

à propos du rapport critique du National Democratic Institute for International Affairs au lendemain de l’élection présidentielle du 11 octobre 1992).

Les deux concepts connaissent dans le discours des locuteurs un usage indistinct, basé sur une association des signifiants du second au premier d’autant plus aisée que, derrière la convocation du vocable « opinion publique », ne se trouvent ici ni la question de la procédure ni celle du nombre et encore moins celle de l’autonomie ou non des processus de formation de l’opinion ; la compétence étant réservée à un seul ou à quelques-uns. Aucune clarification de la notion à partir d’une opposition entre ces deux concepts ne sera dès lors possible. Une telle tentative avait été entreprise, dans un autre contexte, par la sociologie américaine de l’immédiat après-guerre, articulée autour de la distinction entre les sociétés de publics et les sociétés de masses (Wright Mills, 1967 ; Price, 1992) ou entre les concepts de « public » et de « masse » ; réalités que H. Blumer (1955) différencie également de la « foule » : pour lui, le terme « public » devait être utilisé pour désigner un groupe de gens qui : 1) sont confrontés à un enjeu, 2) sont divisés dans les idées qu’ils possèdent sur la manière de résoudre cet enjeu, et 3) s’engagent dans une discussion sur cet enjeu. La « masse », elle, serait constituée d’individus anonymes, dépourvus d’interactions les uns avec les autres et faiblement organisée.

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Parallèlement à ces répertoires, une figure supplémentaire de l’« opinion publique » camerounaise sera construite à partir d’un recours à des registres de justification du porte-parolat liés à l’état intermédiaire d’autonomisation des champs politiques au Cameroun : la tribu, les religions, groupes ésotériques et sectes… L’« opinion publique » camerounaise est ici pensée comme étant le produit de l’action d’entités multiformes, pour certaines anciennes, mais dont le nombre explose au début de la décennie quatre-vingt-dix à la faveur de l’adoption d’une législation relative aux identités traditionnelles et culturelles (associations traditionnelles – telles « essingan », « laakam », « ngond’a sawa », « mpoo », « ngouon », « medumba », « koupe » ; rose-croix, franc-maçonnerie…). Elles ont pour caractéristique commune de s’interposer dans le jeu politique en remettant en cause les schémas classiques de la représentation. Leur logique d’action est la suivante : les individus ne seraient pas représentés politiquement en tant que tels, sur une base égalitaire et partisane, mais en tant que membres de l’une ou l’autre de ces entités, voire de plusieurs simultanément. L’unité de base en politique ne serait pas l’individu, mais le « groupe » défini comme une somme d’individus liés par une origine tribale, une langue, des croyances ésotériques ou une cause commune, ou unis par des intérêts similaires dans une unité articulée. Il s’agirait en conséquence d’un mode supplémentaire d’expression des opinions « que ne peut ignorer l’opinion publique camerounaise quand elle clarifie le débat lors des élections, car elle est d’abord la somme de ces opinions [8] ». Elle sera par ailleurs la cible de stratégies diverses d’enrôlement déployées par différents entrepreneurs de causes et groupes d’intérêts dans le cadre d’objectifs spécifiques (Engueleguele, 2000).

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L’irruption des « sondages » dans le jeu politique et la prétention des néosondeurs camerounais à saisir et mesurer, grâce à leurs « enquêtes », ce qu’est réellement l’« opinion publique » camerounaise n’ont pas fondamentalement résolu la série d’énigmes relatives à sa définition et à son statut ; elles ont même été l’occasion d’un double ratage – bien que la redéfinition corrélative des contenus associés à la notion soit incontestable et politiquement irrécusable puisque censée être conforme à la logique démocratique (directe) : pour savoir ce que pense le « peuple », ne suffit-il pas en effet d’aller le lui demander directement au lieu de passer par les spéculations intéressées de ceux qui prétendent parler en son nom ? Ici réside sans doute le principe actif de la séduction provoquée par l’instrument auprès de certaines catégories de la population camerounaise : en réalisant ces sortes de mini-référendums qui prétendent saisir et mesurer, de façon précise et « scientifiquement garantie », l’« opinion publique » camerounaise, c’est-à-dire, pour B. Baongla, « la volonté populaire », et en faisant « voter » en permanence des « échantillons » supposés refléter le « vrai » corps électoral, « […] pas celui des listes truquées », les néosondeurs camerounais contribuaient en effet à libérer l’initiative politique individuelle des entraves posées par les pouvoirs publics et participaient simultanément aux « mobilisations multisectorielles » (Dobry, 1986) visant à rompre avec l’ordre monolithique ancien. Ces deux objectifs sont loin d’avoir été totalement atteints ; la « transition » camerounaise n’ayant pas débouché sur une rupture révolutionnaire de type jacobin mais sur un compromis décisif entre les acteurs dominant le nouveau cours du jeu politique, sur la base duquel leurs positions respectives ont été préservées, voire consolidées.

14

En plus de ce premier ratage, les néosondeurs camerounais ont, en toute inconscience, été à l’origine d’un second : ils ont en effet permis aux acteurs institués des champs politiques camerounais de rester en partie « maîtres du jeu » puisqu’ils ont labellisé « opinion » les simples réponses obtenues aux questions d’opinion qu’ils faisaient poser à des enquêtés à la représentativité discutable, et qualifié d’« opinion publique » camerounaise la distribution majoritaire de ces réponses aux significations ambiguës et incertaines, laissant ainsi à ces acteurs une large marge d’interprétation et donc de jeu. On comprend ainsi qu’un ancien ministre ait pu, après avoir questionné en retour son interviewer sur « la valeur réelle des sondages au Cameroun », observer qu’« il s’agit d’une fantaisie nécessaire du jeu démocratique (dont) les Camerounais doivent se féliciter de l’existence dans leur pays sans pour autant lui accorder trop d’attention [9] ». La démarche des néosondeurs camerounais était en fait, sous ce dernier angle, homologue de celle pratiquée ordinairement dans la logique de la « démocratie avancée et apaisée camerounaise » lorsqu’elle additionne quelques bulletins de vote – utilisés par un nombre restreint de citoyens – aux significations multiples et qu’elle en déduit la volonté électorale du peuple camerounais tout entier.

15

Au total, quiconque chercherait une constance dans les différentes figures de référence de l’« opinion publique » camerounaise serait bien en peine de la trouver, sauf à conclure que c’est dans l’ambivalence ou dans le polymorphisme que la vérité de la notion devrait être recherchée ; autant de nœuds problématiques qui la rendent particulièrement instable ou équivoque (Durham Peters, 1995 ; Blondiaux, 1997). Dans ce contexte, parler d’enseignements déductibles des « sondages » et « enquêtes d’opinion » au Cameroun peut paraître tout à fait curieux.

Les enseignements des « sondages » de l’« opinion publique » camerounaise

16

Une reprise exhaustive des caractéristiques fondamentales de « l’opinion publique » sondagière au Cameroun permet de conclure que l’instrument met en œuvre une acception de cette notion qui ne correspond véritablement à aucune de celles qui ont pu prévaloir avant son irruption et, simultanément, qu’il ne permet pas d’en arrêter une autour de laquelle un consensus pourrait se dégager – fût-ce uniquement entre les acteurs du débat public. On peut tout juste dire qu’il « réalise » (au sens premier du terme) l’« opinion publique » camerounaise, c’est-à-dire qu’il amène à l’existence comme réalité concrète ce qui n’existait que dans les esprits, et qu’il la déréalise, substituant à des constructions concurrentes à la solidité variable (opinion des élites, du « prince », des institutions publiques, des porte-parole et représentants…) une entité ou forme sociale artificielle (parce que provoquée, travaillée, simplifiée…) mais, au final, presque éloquente. Cependant, si on décentre un peu le regard et qu’on se pose la question de leurs enseignements, la perspective devient moins négative : les « sondages » et « enquêtes d’opinion » qui se multiplient au Cameroun sont très parlants en ce sens qu’ils en apprennent beaucoup sur le débat public dans ce pays depuis le début de la décennie quatre-vingt-dix. Les quatre leçons qui suivent le montrent, semble-t-il, assez clairement.

Une tentative de renversement de la logique classique du régime représentatif

17

Les « sondages » et « enquêtes » tentent de définir une posture entièrement nouvelle d’intervention de l’« opinion publique » camerounaise dans le débat public sous forme de commentaire permanent de ses enjeux saillants et dont l’auteur anonyme serait un collectif censé être constamment renouvelé et interrogé par voie de questionnaire. Ce collectif est, de plus, sollicité à la manière d’un expert, capable de juger de l’évolution des événements et de les apprécier :

18

« Que pensez vous de la justice populaire ? Qui, selon vous, sera le président du sdf (Social Democratic Front) à l’issue de la convention du sdf ? » (« Sondage » réalisé par Isaha’a Boh le 26 octobre 1999 et reflétant 1 006 votes, sur le site Internet <http://www.boh.org>, le 26 octobre 1999) ;

19

« Pensez-vous que le gouvernement doit libérer les personnes arrêtées (dans le cadre de la campagne de lutte contre la corruption) ? » ;

20

« Selon vous, que doit-on faire face à cette situation (le fait que Transparency International ait une nouvelle fois classé le Cameroun comme pays réputé le plus le corrompu de la planète) ? » (« Sondage sur la campagne anticorruption » publié dans la version électronique du Messager du 10 janvier 2000) ;

21

« Pensez-vous que la suppression des frais de scolarité par son excellence Paul Biya va améliorer la situation de l’école au Cameroun ? » (« Sondage » réalisé par Le Patriote et publié sur le site Internet <http://www.gcnet.cm> le 20 janvier 2000) [10].

22

On lui demande de formuler un pronostic et on requiert son diagnostic. Mais là où de véritables experts ne seraient consultés que dans leurs domaines de compétences respectifs, il n’est rien qui s’oppose à ce que cette « opinion publique » puisse se prononcer sur des questions aussi diverses que la justice, le débat démocratique interne aux partis politiques, la bonne gouvernance, la situation de l’école, le sort de la jeunesse. Tout se passe comme si ces « sondages » et « enquêtes » tentaient d’imposer la fiction de l’égalité des points de vue politiques dans le débat public (Hall et al., 1994) et d’introduire au Cameroun la figure du citoyen « omnicompétent et souverain » dont W. Lippmann (1922, 1925) avait dénoncé, dans des travaux restés célèbres et portant sur un autre cadre, le mythe. L’instrument tend par là même à opérer un renversement par rapport à la logique classique du régime représentatif, qui réserve aux représentants l’expertise du politique : ici, représentants et représentés (les enquêtés en fait) sont supposés posséder les mêmes lumières sur la situation politique, économique, sociale, sécuritaire. Mais l’expertise ainsi brandie est un leurre : il est certain que ce n’est pas l’« opinion publique » camerounaise que le président de

la République

consultera s’il veut réellement savoir s’il faut poursuivre ou non la campagne anticorruption, s’il faut ou non privatiser

la snec

(compagnie nationale des eaux) ou comment lutter contre le grand banditisme. Il sollicitera d’autres éclairages, ceux d’autres « spécialistes ».

23

Le diagnostic fourni est cependant « parlant » dans la mesure, notamment, où il permet de mettre en évidence les écarts de distribution d’avis d’enquêtés, supposés représentatifs des mêmes catégories sociales et interviewés dans des intervalles rapprochés, sur des enjeux identiques. Les résultats du « sondage » réalisé par Le Patriote et publié dans la version électronique de ce journal proche du pouvoir le 20 janvier 2000 – dans lequel « la jeunesse plébiscite le président Biya » – et ceux de l’« enquête » effectuée par le Comité national d’action civique le 31 mars 2000 – qui conclut au fait que « la jeunesse sanctionne M. Biya » – illustrent parfaitement cet état de fait. Pour comprendre cette contradiction, il faut non seulement revenir sur les conditions de production de ces deux sondages – en particulier sur la constitution des échantillons représentatifs, la nature des questions posées par les enquêteurs et les usages anticipés des résultats de ces « sondages » par leurs producteurs (C. Conaghan, 1995) – mais également avoir à l’esprit que « la jeunesse » est un enjeu de luttes entre les acteurs du débat public camerounais. Le fait pour chacun des participants à ce débat d’être ou de se sentir autorisé à parler pour cette catégorie sociale, par commentaire de « sondage » interposé, peut constituer en soi une force, un atout mobilisable dans les luttes internes aux différents champs qui le structurent. Mais c’est évidemment dans les champs politiques que l’usage de la « jeunesse » est directement le plus rentable : il permet à ceux qui peuvent, « sondage » à l’appui, revendiquer une forme de proximité avec cette catégorie sociale numériquement majoritaire et généralement dominée de la population camerounaise de se poser en détenteurs d’une sorte de droit de préemption sur elle et, par là même, d’une mission exclusive de défense de ses intérêts et prendre le pari de l’avenir ; il est aussi ce qui permet à ces pharisiens de la cause de la « jeunesse » d’assumer ou de revendiquer tout ce qui les distancie de leurs concurrents en ce qui la concerne, en même temps que de masquer – et d’abord à eux-mêmes – la coupure avec elle qui est inscrite dans tout accès au rôle de porte-parole.

L’éclairage des coulisses de l’activité politique

24

Les « sondages » et « enquêtes d’opinion » contribuent fortement – souvent indépendamment de la volonté de ceux qui les commandent, les réalisent et qui les commentent – à renseigner sur l’arrière-cour et les coulisses du travail et du jeu politiques au sein des entreprises partisanes camerounaises, avec leurs inévitables manipulations, leurs conflits d’ambitions personnelles, leurs luttes de chefs et leurs calculs, affaiblissant du même coup la vision publique que les acteurs politiques souhaitent offrir d’eux-mêmes et se font (et/ou proposent) de « la politique » ; celle-là étant surtout, ici, affrontement de prétentions individuelles rivales. Une illustration peut en être trouvée à travers la coïncidence entre la publication par la presse privée et sdf-Écho de plusieurs « sondages » et « enquêtes » aux thèmes variés (approbation de la stratégie de boycott des élections tant qu’une commission électorale indépendante ne sera pas créée, approbation de la candidature de J. Fru Ndi aux présidentielles, programme économique et social…) commandés par le Social Democratic Front et l’exclusion ou la suspension de membres – souvent emblématiques – de ce parti (Engueleguele, 2000).

25

Un tel décentrement du regard public vers cette dimension de l’activité politique au Cameroun n’est probablement pas sans conséquences sur la représentation que certaines catégories sociales – principalement dominées – tendent aujourd’hui à se faire du débat public dans ce pays depuis le début de la « transition », et notamment du divorce entre une large frange du « public » – en particulier les jeunes urbains – que ses enjeux (l’alternance, la lutte contre la pauvreté, la lutte contre la corruption, l’amélioration des conditions d’enseignement, la lutte contre le chômage, l’amélioration du système de santé…) mobilisaient et les entreprises politiques de l’opposition. Il participe au renforcement, dans ces catégories sociales, d’une vision désabusée et désenchantée tout en alimentant une représentation de la politique comme un art visant à « piéger le peuple [11] », dont la finalité serait principalement « alimentaire [12] ».

26

Ce sont ici les problèmes des déterminants et rétributions de l’engagement politique (Gaxie, 1993) qui se posent, logiquement, dans un processus d’apprentissage des règles du jeu démocratique, et il importe de se démarquer vigoureusement des thèses des politologues médiatiques nationaux et des « chevaux de retour » du culturalisme, qui les approchent en termes de « crise de la démocratie camerounaise ». [Existe-t-elle vraiment ? Ne retient-elle pas de la « démocratie consensuelle » (Lijphart, 1987) que le label ? N’est-elle pas plutôt justiciable d’une analyse en termes de « démocratie non libérale » ou de « démocratie virtuelle » (Quantin, 2000) ? La « crise » évoquée n’est-elle pas une construction de la réalité que des acteurs sociaux et politiques intéressés anticipent d’instrumentaliser dans le cadre de stratégies spécifiques ? Repoussons ici provisoirement les réponses.]

27

Poser la question des déterminants de l’engagement revient à s’interroger sur le « pourquoi » de l’action politique au Cameroun, et postule l’existence de raisons indépendantes de la volonté de l’acteur. Les déterminants correspondent à l’ensemble des prédispositions qui conduisent un individu à s’engager et ils ne sont que rarement évoqués par ce dernier, qui n’en a pas toujours conscience ou qui préférera justifier son action par des raisons qui lui sont plus favorables :

·        « Je m’engage parce que j’y crois et que j’ai l’expérience de hautes responsabilités » (Maïgari Bello Bouba, président de l’Union nationale pour la démocratie et le progrès, ancien Premier ministre (1982-1983) et actuel ministre d’État, entretien avec Jeune Afrique, n° 1637, 21-27 mai 1992) ;

·        « Je me mets au service des laissés-pour-compte d’hier et d’aujourd’hui » (Daïssala Dakole, coordinateur national du Mouvement pour la défense de

la République

, ancien directeur général de société d’État, ayant passé sept ans en prison après la tentative avortée de coup d’État de 1984, libéré après une amnistie en 1991, ancien ministre d’État, député, interview à Dikalo, n° 10, 20 février 1992) ;

·        « Je me sacrifie pour que le pouvoir revienne au peuple » (Fru Ndi John, président du Social Democratic Front, libraire, ancien membre du parti au pouvoir – le rdpc, principal adversaire politique du président Paul Biya, cité par sdf-Écho, n° 4, 25 février 1992) ;

·        « Je m’engage pour le changement, mais dans la paix civile ; je suis pour une opposition responsable » (Adamou Ndam Njoya, président de l’udc, cousin germain du sultan de Foumban, ancien vice-ministre des relations extérieures puis ministre de l’Éducation nationale sous Ahidjo, député-maire de Foumban, cité par Cameroon Tribune, 22 octobre 1991).

Il convient ici de dépasser la simple production de discours pour tenter, au travers des propos tenus, de déceler ce qui pousse à s’engager, ce qui conduit à militer, indépendamment des justifications avancées dans l’éventuelle description d’un parcours, et même si ces déterminants sont généralement décelables dans les récits anciens (héritage familial, origine sociale, parcours scolaire ou professionnel, rencontres de jeunesse, expérience antérieure de la gestion de la chose publique). Il reste les contextes dans lesquels l’acteur s’engage : contextes professionnels, politiques, économiques et sociaux ; contextes marqués par une « incertitude structurelle » (Dobry, 1986). Dès lors, au-delà de la sincérité de ces justifications de l’action par les valeurs ou l’éthique, existent d’autres raisons qui conduisent un individu à s’engager dans le débat public camerounais et à mener une activité militante, plus délicates à avouer ou à démontrer. Ces raisons, plus cachées parce que moins prestigieuses ou simplement moins évidentes, peuvent intervenir pour une bonne part dans la justification de l’engagement politique et ouvrent à la problématique de ses rétributions. On peut appliquer avec profit à la donne camerounaise la typologie établie par Ph. Braud (1995), qui distingue trois sortes de rétributions : les rétributions matérielles ou matérialisables (accès à des emplois et positions de pouvoir, facilités, réseaux de relations, voyages à l’étranger) ; les rétributions relatives aux plus-values de pouvoir escomptables (promotion sociale ou maintien au sein des catégories sociales dominantes, honneurs, prestige) et celles se situant au niveau psycho-affectif (convivialité, plaisir de l’intrigue, proximité des « grands », quête d’estime de soi). En toute hypothèse, il est possible de rendre compte des rétributions en analysant les propos tenus sur la réalité de son engagement par l’acteur lui-même, qui peut avouer ou avoir conscience de l’intérêt direct pour lequel il s’engage, ou en analysant les descriptions que font certains d’autres engagés et de leurs motivations supposées.

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Sur un autre plan, cette seconde leçon permet d’appliquer aux entreprises politiques camerounaises – et au sdf dans le cas des « enquêtes » précitées – la théorie schumpeterienne du « commandement concurrentiel de l’activité gouvernementale » (Schumpeter, 1972), dans laquelle chaque lieutenant suit, pour le chef du gouvernement ou du parti – sans qu’il y ait une équivalence automatique entre les deux sphères, un rival potentiel, chaque ministre ou responsable –, une ligne intermédiaire entre fidélité absolue à son chef, commandée par la nécessité de sacrifier aux intérêts collectifs de l’entreprise, et l’attitude consistant à « brandir son propre étendard » (Schumpeter, 1972) pour la promotion de ses intérêts (expressifs ou de carrière) individuels. Le chef du gouvernement ou du parti doit à son tour réagir en combinant, de manière ouverte ou voilée, à usage interne ou externe, les menaces et les concessions, les punitions et les récompenses, les reproches et les avantages pour réaffirmer la supériorité des intérêts collectifs du gouvernement ou du parti et de sa propre position d’autorité en tant qu’il exprime et garantit ces intérêts collectifs. De plus, cet enseignement montre qu’au Cameroun, les produits politiques offerts par les partis politiques – de l’opposition notamment – sur les divers marchés (thématiques, problématiques, argumentaires ou arguties), la palette infiniment variée et recommencée des nuances les plus subtiles, comme la définition même de ce qui est en discussion, tendent progressivement à devenir comme « ailleurs » (Gaxie, 1993) d’abord (ce qui ne veut pas dire exclusivement, mais en premier lieu et avant toute autre chose) l’expression objective de luttes concurrentielles endogènes à ces entreprises politiques, à leurs filiales et sous-filiales (associations de soutien ou amicales relais), avant d’être le produit de luttes concurrentielles entre elles sur ces marchés. C’est la question du pluralisme de l’expression à l’intérieur des partis politiques camerounais qui trouve ici une voie d’alimentation positive.

L’inflexion du rapport entre journalistes et acteurs politiques

29

Les « sondages » et « enquêtes d’opinion » tendent à introduire une nouvelle position intermédiaire – située à l’interface des champs politique, journalistique et scientifique – dans le débat public camerounais, créée et occupée par les journalistes et autorisant ces derniers à participer au débat public en abandonnant les stigmates qui leur sont attribués par les acteurs politiques institués, qui les accusent – entre autres maux et bien qu’ils aient sollicité leur soutien aux heures chaudes de la « transition » – d’exercice illégal de la politique quand ils parlent politique dans des lieux consacrés (la radio, la télévision) sur des sujets consacrés (la crise, la bonne gouvernance, la sécurité) sans avoir les titres requis, c’est-à-dire sans être mandatés par une force établie sur les marchés politiques et, circonstance aggravante, en l’absence de représentants mandatés. Les frontières qui séparent ces différents champs en sortent largement brouillées.

30

Il reste que cette participation des journalistes – particulièrement ceux de la presse privée, car ils sont au moins formellement, en raison du maintien de la pénalisation des délits de presse, dégagés de tout lien tutélaire avec le pouvoir du fait de leur non-appartenance au secteur public des médias – au débat public connaît deux formes principales. D’une part, la hiérarchisation des événements (Meyer, 1991), parfaitement admise sinon revendiquée par ces journalistes : bien qu’il en existe plusieurs dont ils doivent s’abstenir de toute évocation sous peine de sanctions (souvent coercitives) ou de discrédit (supplémentaire…) auprès de leurs lecteurs – potentiels ou avérés – et de leurs soutiens – explicites ou implicites –, il en est d’autres qu’ils peuvent ou s’efforcent d’ériger au rang de « scoops » dont ne peuvent faire abstraction les différents acteurs – en particulier institués, bien qu’ils prétendent le contraire – du débat public. En plus de jouer ainsi un rôle actif dans la gradation de l’importance des enjeux saillants de l’actualité camerounaise, ces journalistes contribuent d’autre part, et probablement plus encore, à sa perception (Meyer, 1991). Le commentaire des livraisons chiffrées de l’opinion sondagière, aussi imparfaite soit-elle, ou les éditoriaux qui les reprennent et qui portent sur les thèmes majeurs du débat public (corruption, scolarité, insécurité, santé) participent en effet de la construction des catégories de réception à travers lesquelles ces thèmes majeurs vont être perçus par leurs lecteurs et, de proche en proche, probablement par un « public » plus large. À travers la commande, la réalisation et le commentaire d’un « sondage » pour savoir qui sera président à l’issue de la convention du sdf, les supports de la presse écrite et leurs journalistes contribuent à imposer l’idée qu’il y aura une compétition pour l’accès à cette position de pouvoir au sein de ce parti ; laquelle se terminera par la claire identification d’un vainqueur et d’un vaincu. Les formules consacrées « il y aura match… » et « il y a eu match… », largement sollicitées par ces commentateurs dans leurs écrits participent du même processus qui peut être analysé en termes de petite contribution, par le biais de l’euphémisation, à la pacification des compétitions politiques dans le champ politique camerounais.

Le contournement des contraintes inhérentes aux champs de production et de diffusion de l’information

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Les « sondages » et « enquêtes d’opinion » constituent un « produit » particulièrement ajusté aux contraintes techniques et économiques qui pèsent de plus en plus sur la production et la diffusion de l’information par la presse privée au Cameroun. À la différence des micros trottoir classiques, ils permettent à ces journaux d’allier la rapidité aux signes extérieurs de la science (Bourdieu, 1987 ; Meyer, 1991) : la présentation chiffrée a les apparences de l’objectivité et de la neutralité, qualités qui sont aujourd’hui de plus en plus appelées dans la presse écrire camerounaise. Ils leurs permettent par ailleurs de fabriquer des « événements » ou des « scoops » pratiquement à volonté (« 60 % des Camerounais sont contre la création de l’observatoire national des élections et souhaitent une commission électorale indépendante », « Un sondage exclusif nous révèle que Paul Biya a encore la cote auprès des jeunes »), et présentent, de ce fait, une souplesse bien adaptée aux impératifs de l’actualité et de la concurrence.

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L’économie générale de cet enseignement peut être trouvée dans différents éléments. En tant qu’informateurs et surtout acteurs proprement économiques, les journaux de la presse privée sont tenus de recueillir des faits au moindre coût. Les « sondages » et « enquêtes d’opinion » leur offrent de ce point de vue un outil relativement peu onéreux permettant de nourrir les rubriques politiques et tenter de susciter l’intérêt d’un lectorat plus élargi que leurs lecteurs traditionnels, qu’ils doivent en toute hypothèse conserver. De plus, les journalistes de ces supports ont une contribution décisive dans l’élaboration des informations : ils présentent, ordonnent, expliquent. Les plus cotés d’entre eux (Njawé, Mana, Mvié, Monga, Eyoum’a Ntoh, Azébazé, Sipa, Rim, Batongué, Kamguia – dont le parcours initiatique a pour la plupart généralement commencé au Messager) commettent des commentaires plus ambitieux dans lesquels ils tentent de préciser l’intelligence et la portée des événements tout en s’efforçant de faire prévaloir leurs vues dans les débats y relatifs. La « proximité » et la « familiarité » (Gaxie, 1993) entre « grands » éditorialistes de la presse privée et acteurs politiques camerounais est de ce simple fait beaucoup plus importante que ce que les uns et les autres veulent bien admettre. Enfin, le recours à l’opinion sondagière, érigée souvent en « tribunal » (Habermas, 1978) – sans aucune prétention de renvoi à l’acception du concept par cet auteur – offre la possibilité à ces commentateurs de prendre de la distance par rapport aux acteurs politiques : introduisant, grâce à elle, dans leurs écrits une rhétorique de la bonne foi alimentée par la « vérité » des « chiffres », ils peuvent distinguer leurs positions les plus engagées des prises de position proprement politiques dont ils partagent pourtant les conclusions. En permanence confrontés au déficit de légitimité en face d’interlocuteurs qui leur contestent toute représentativité et ne se privent pas de réfuter leurs opinions, ils ont recours à une « opinion publique » qui s’est longtemps confondue avec ce que les élites, le « prince » et les institutions publiques qualifiaient comme telle, et qui est censée coïncider désormais avec leur interprétation des statistiques et des « sondages » qu’ils commandent et publient. C’est ainsi une revanche symbolique qu’ils peuvent prendre par rapport aux acteurs politiques (de tous bords), qu’ils parviennent surtout à satisfaire en convoquant l’argument de la défense de la « vraie démocratie » dans leurs écrits critiques.

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Sur la base de ces différents enseignements, on est fondé à dire que se limiter à dénoncer le caractère artificiel de l’« opinion » sondagière au Cameroun conduit à passer à côté de beaucoup de choses, dans la mesure où ce que fait l’instrument va précisément très au-delà de sa saisine et de sa mesure. Ce sont en fait les questions de l’ordre et de la dynamique politique au Cameroun qui se posent à travers l’irruption de cette « opinion » sondagière, et ce vaste champ de recherche reste encore à défricher.

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Notes

[1]

Bien que la recherche porte sur la période postcoloniale, il est intéressant de noter que les premiers « sondages » au Cameroun remontent, comme pour la plupart des pays d’Afrique francophone, à la période coloniale. Les domaines de prédilection de ces « sondages » – précisés dans une brochure du ministère de

la France

d’outre-mer, Connaissance africaine et sondage, 3e éd., 1957 – sont notamment les recensements et dénombrements soit démographiques (taille et structure de la population, répartition sexuelle et spatiale, habitat et justification des migrations, etc.), soit économiques (connaissance des ressources naturelles, des infrastructures existantes, nécessité de la collecte des impôts et autres charges financières, recensement des exploitations agricoles, etc.). En plus de ces utilisations à des fins somme toute politiques, la technique du « sondage » apportera une contribution appréciable à l’ethnologie, cette « science des peuples non occidentaux », de leurs traits culturels, leurs mœurs, leurs fonctions économiques de production et leurs transformations culturelles, mettant ainsi de précieuses informations à la disposition des gestionnaires du système colonial. (Voir, sur ces points notamment, Stoetzel, 1953 ; Hoffmann, 1963).

[2]

Baongla, B., directeur d’une ong camerounaise réalisant des « sondages », cité dans le « Dossier spécial sondages d’opinion au Cameroun » de Mutations, n° 1019 du 12 au 18 novembre 1996 ; dans le même sens, Médiamétricam, août 2000, p. 5.

[3]

On utilisera le concept de « transition » avec des guillemets tout au long de ce travail par référence à la distinction établie – certes pour un autre contexte mais très largement applicable à la donne camerounaise – au sein de ce processus entre « libéralisation » et « démocratisation » par O’Donnell et al. (1986) et Dobry (2000).

[4]

On peut citer comme illustrations idéales-typiques les « sondages d’opinion » du journal Challenge Hebdo aux heures chaudes de la transition ; le « sondage sur la campagne anti-corruption » réalisé par le Centre de recherche et d’études en économie et sondages (cretes) publié le 10 janvier 2000 dans la version électronique du Messager ; le « sondage » réalisé lors de la conférence-débat du 31 mars 2000 par le Comité national d’action civique et qui visait à « dégager l’opinion que la jeunesse se fait de la personne du chef de l’État M. Paul Biya », reproduit dans la version électronique du Messager du 17 mai 2000. Alors que le premier reprend maladroitement la technique déjà limitée des « votes de paille » (straw votes), dans le second, l’échantillon censé être représentatif de la « société camerounaise actuelle » est composé de « 200 personnes » résidant soit à Douala soit à Yaoundé, et les enquêtés sont invités à « justifier leurs réponses », y compris lorsque les questions sont fermées ou à choix multiple (Engueleguele, 2000). Enfin, le dernier applique un succédané de « méthode de l’échantillonnage au hasard » (random sampling), utilisée initialement en 1895 dans un autre contexte par Anders Kiaer, qui offre la possibilité de substituer sans dommage la partie au tout à condition que soient respectées, dans la procédure d’échantillonnage, les conditions du hasard (voir sur cette méthode la critique de ses limites et son dépassement par la « méthode représentative », notamment Seng, 1951 ; Kruskal et Mosteller, 1980 ; Meyer, 1991 ; Desrosières, 1993).

[5]

Voir le texte de ce discours dans les archives de l’Assemblée législative du Cameroun, ref.5/57, 12 mai 1957, p. 1-3.

[6]

Voir le texte de ce discours dans les Documents officiels de l’agnu, a/c.4/sr 849, p. 571, 25 février 1959.

[7]

Kame Samuel, responsable de la formation des cadres du parti, « L’uc doit-elle être un parti de masse ou un parti d’élites ? La mobilisation des masses ; les adversaires politiques », dans Union camerounaise, 1er stage de formation des responsables politiques de l’uc, Yaoundé, du 1er au 6 août 1961.

[8]

La remarque est faite par un officier supérieur camerounais, ancien responsable d’un de ces groupes. Source : entretien.

[9]

Sali Daïrou, alors ministre de

la Fonction

publique et de

la Réforme

administrative, répondant au « journaliste et enquêteur » Essomba Paul du Démocrate, 22 octobre 1999.

[10]

Il importe de souligner que cette « mesure spectaculaire en faveur de la jeunesse » ne résulte pas des cogitations arbitraires d’un locuteur libre ne connaissant d’autres déterminismes que celui de sa propre détermination mais s’intègre dans le volet scolaire de l’ensemble des exigences de

la Banque

mondiale conditionnant l’admission du Cameroun à l’initiative d’allégement de la dette des pays pauvres très endettés. Le « sondage » réalisé par Le Patriote, journal proche de la coalition gouvernementale et plus précisément du président de

la République

, participe donc d’une entreprise de captation symbolique des bénéfices de l’effet d’annonce d’une mesure dont l’origine extérieure est dissimulée par le camp au pouvoir ; signe peut-être d’une évolution de la perception de l’instrument par les acteurs du débat public…

[11]

Sipa, Jean-Baptiste, « Des revendications violentes des années quatre-vingt-dix à la démocratie apaisée, quel parcours ? », dans la version électronique du Messager, 4 mars 2000.

[12]

Njawé Pius, « Au débat ! », dans la version électronique du Messager du 24 janvier 2000 ; Ebonda, Ambroise, « Cameroun : de l’opposition au gouvernement. Le piège de l’entrisme », Le Messager, 7 novembre 1998.

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