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ETUDES CAMEROUNAISES
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14 novembre 2007

USAGES POLITIQUES DU DROIT DE LA PRESSE

USAGES POLITIQUES DU DROIT DE

LA PRESSE AU CAMEROUN.


Notes de sociologie politique du droit

Fabien Nkot, Ph.D.
Université de Yaoundé II

I : Prolégomènes théoriques

Une opinion doctrinale dominante incline à considérer qu’il existerait différents angles d’appréhension du droit, au registre desquels il faut citer la dogmatique juridique, la théorie du droit, la philosophie du droit et la sociologie du droit. Pour schématiser, on pourrait dire que ces divers angles d’appréhension du droit diffèrent par leurs questionnements respectifs. Ainsi, le questionnement de la dogmatique juridique serait le suivant : que dit le droit? En revanche, le questionnement de la théorie du droit pourrait être ainsi présenté : quels sont les concepts fondamentaux de l’ordre juridique et quelle est leur articulation? La philosophie du droit, quant à elle, s’ordonnerait autour de la question de savoir, quelles sont les origines et les fins du droit? Le droit est-il juste? Le droit est-il bon? Sert-il la nature humaine? Est-il organisé en fonction de la raison? Enfin, les questions centrales au cœur de la sociologie du droit pourraient être formulées de la manière suivante : quels sont les rapports entre le droit et la société? Quelles sont les fonctions du droit?
A la bourse des valeurs de ces différents angles d’appréhension du droit, la dogmatique juridique détient la meilleure cote. Elle domine les programmes des facultés de droit et quadrille de ses ramifications l'espace social, à travers les avocats qui peuplent les prétoires ou alors les magistrats qui disent le droit, sur telle ou telle matière. C'est à cette seule perspective du droit que pense le citoyen ordinaire, lorsqu'on lui parle de droit. Pour la grande majorité des professeurs de facultés de droit, pour les avocats, pour les magistrats, une seule question importe : que dit le droit positif, c'est à dire le droit en vigueur, celui qui est régulièrement élaboré et effectivement appliqué ? Puisque ces praticiens du droit ne s'intéressent qu'au droit positif, on les appelle les positivistes. Ils s'arrêtent, en effet, à effectuer une analyse interne du droit, qui prend le droit comme sujet, et s’attardent à rendre compte de ce que dit le droit. Ils ne sont que les interprètes du droit.
Il faut se rendre compte que la puissance de ces positivistes est si importante et leur impact si marqué, qu'ils en viennent à produire des effets de croyances, au plan social. D’aucuns estiment en effet que, du moment qu'un principe est consacré par le droit, il est du ressort de la vérité, qu'une fois que le magistrat a parlé, il a dit la vérité sacrée, qu'il suffit de retenir et d'appliquer.
On voit donc à l’œuvre une forme de mythologie du droit, que la perspective suggérée par le questionnement de la sociologie du droit offre, seule, l'opportunité de déconstruire. Pour indiquer ce que serait la sociologie du droit, Jean Carbonnier affirme que le droit dogmatique, celui des positivistes, étudie les règles en elles-mêmes, alors que la sociologie juridique s’efforce de découvrir les causes sociales qui les ont produites et les effets sociaux qu’elles produisent (Carbonnier, 1978 :21). Il poursuit en précisant que le même objet que le droit dogmatique analyse du dedans, la sociologie du droit l’observe du dehors.
Il se fait cependant que la sociologie du droit comporte, elle-même, plusieurs inflexions. On peut citer, à titre purement indicatif, la sociologie législative et la sociologie politique du droit. Pour ne donner qu'une rapide indication, disons que la sociologie législative s'attache à étudier, par exemple, le processus d'élaboration de la loi, en insistant sur le rôle des divers groupes sociaux dans le cadre de ce processus. Il s'agit de voir comment ces groupes sociaux influencent le processus d'élaboration des lois. La sociologie politique du droit, quant à elle, souhaite lire la production du droit à travers le prisme d’objectifs politiques. Elle considère que le discours juridique est un objet politique de premier choix, en tant qu’il fixe les règles du jeu politique. La sociologie politique du droit souhaite donc restituer le juridique dans le cadre d’une perspective globale, où il n'est qu'un des éléments décisifs de la régulation macro-sociale. Elle opère ainsi un travail de relativisation du juridique et montre que, « même s’il se veut construction parfaite, rationnelle, obéissant à la raison juridique, le juridique serait, le plus souvent, traduction de rapports de forces, produit de marchandages et de compromis (Henri, 1990 : 40). Dans cette optique, « le juridique aurait moins le statut de référence absolue qu’il ne constituerait un ensemble de ressources dans lesquelles puiseraient, suivant les circonstances, les forces sociales et politiques à l’oeuvre au sein de la société. A la limite, tout le travail d’interprétation (la doctrine) ne participerait pas de cet effort permanent de maîtrise de la raison juridique, mais servirait surtout à fournir des arguments aux hommes qui s’opposent dans la compétition politique (Henri, 1990 :40). Au regard de ce qui précède, on peut se rendre compte qu’il s’agit davantage d’inflexions, d’orientations de recherche. On s’aperçoit surtout que, sous certains rapports, la frontière entre la sociologie législative et la sociologie politique du droit pourrait être poreuse.
D’ailleurs, au plan théorique, l’identité de la sociologie politique du droit fut longtemps incertaine et son contenu indécis. Il a fallu attendre 1998 pour que soit circonscrit, de manière claire et non équivoque, le contenu de cette orientation de recherche (Corten : 1998).
On a ainsi indiqué que les préoccupations de la sociologie politique du droit dérivent des approches du pouvoir. Or, comme on l’a montré en l’occurrence, Guy Hermet pose que la science politique distingue trois approches du pouvoir (Hermet et al. 2001).

•    une approche substantialiste pour laquelle le pouvoir est assimilé à un capital, que l’on acquiert et que l’on peut perdre. On parle, dans ce cadre, d’avoir, de rechercher ou de perdre le pouvoir ;
•    une approche institutionnaliste pour laquelle le pouvoir est une expression qui sert à désigner l ’État, par opposition au citoyen, par exemple ;
•    une approche interactionniste pour laquelle le pouvoir se caractérise par la mobilisation des ressources, pour obtenir d’un tiers qu’il fasse, par exemple, quelque chose qu’il n’aurait pas faite, autrement.

Chacune de ces approches induirait une question qui serait du ressort de la sociologie politique du droit.
Aussi, du moment où, dans l'approche substantialiste, le pouvoir est assimilé à une sorte de capital que l’on acquiert et que l’on peut perdre, la question de sociologie politique du droit qui en dérive serait de savoir dans quelle mesure le droit confère du pouvoir à tel ou tel acteur social.
Si, dans l'approche institutionnaliste, le pouvoir est une expression qui sert à désigner l’État par opposition au citoyen par exemple, l’interrogation de sociologie politique du droit qui en découle pourrait être : dans quelle mesure le droit contribue-t-il à une institutionnalisation du pouvoir ?
Enfin, dans l'approche interactionniste, le pouvoir se caractérise par la mobilisation des ressources pour obtenir d’un tiers qu’il fasse quelque chose qu’il n’aurait pas faite autrement. La question de sociologie politique du droit qu’on en infère peut être la suivante : dans quelle mesure le droit peut-il être utilisé comme un instrument permettant de faire triompher un point de vue, dans le cadre d'une relation sociale déterminée ?
Il faudrait donc retenir que, pour émarger au registre de la sociologie politique du droit, une étude doit, au préalable, avoir le droit pour objet, et être consacrée à l'appréhension du droit, dans ses rapports avec le pouvoir politique.
On doit, à ce stade, préciser que des travaux relatifs à cette orientation de recherche existaient bien, avant que la désignation même ne soit consacrée. Plusieurs auteurs avaient donc fait la chose de la sociologie politique du droit, sans en dire le mot. En fournissant un effort d'organisation systématique d'une production éparse, on pourrait ressortir les cohérences et les contradictions, les lignes de clivage et les plages de continuité qui émergent de ces travaux qu'on devrait ranger au registre de la sociologie politique du droit.
Une catégorie de travaux de sociologie politique du droit montre d’abord comment le pouvoir politique mobilise les juristes, qu’ils soient magistrats ou professeurs, pour atteindre des objectifs politiques bien déterminés (Zylberberg et Côté : 1993; Côté, 1997; Sindjoun, 1994 : 21- 69; Loschak, 1989).
D’autres travaux indiquent ensuite que la généralité et l’impersonnalité proclamées des lois ne sont que fictions, du moment où de nombreux rapports de pouvoir s’accusent dans les lois Comaille, 1994 ; Lemieux, 1991).
Une troisième catégorie de travaux insiste sur le dévoilement de la logique du discours juridique ou la fonction de légitimation du droit en général, en faveur, évidemment, des acteurs centraux de pouvoir (Manai, 1980 ; Milacic, 1980).
On pourrait légitiment soutenir, au regard de ces trois catégories de travaux, que ce qu’on désigne sociologie politique du droit concernerait essentiellement, sinon nécessairement, l’instrumentalisation politique du droit par les acteurs centraux de l’État. Il n’en est pourtant rien, comme en témoigne une intéressante étude publiée récemment par Pierre Noreau et Elisabeth Vallet. Ces auteurs soulignent en effet une quatrième perspective, dont l’originalité réside dans ce qu’elle met en relief des modalités d’instrumentalisation politique du droit par des acteurs autres que les dépositaires du pouvoir d’État et, plus précisément, les minorités nationales. Traitant du cas du Québec, de la Corse et de l’Écosse, Pierre Noreau et Elisabeth Vallet montrent que les usages politiques du droit par les minorités peuvent prendre plusieurs formes : « …la norme juridique peut tout à la fois servir de revendication unificatrice (l’exigence d’une reconnaissance du droit de dire le droit), de lieu d’affirmation d’une forme d’autonomie politique, ou de barrage pour la protection judiciaire des acquis politiques d’une minorité » (Noreau et Vallet, 2004).
C'est, justement, par rapport à ces quatre axes de recherches en sociologie politique du droit que s'apprécie la contribution majeure de ce texte et, plus exactement, ce qu’il apporte au développement de cette orientation de recherche. C'est que, par rapport aux quatre axes cités, ces lignes souhaitent creuser un nouveau sillon (Nkot, 2005), ouvrir une nouvelle piste de recherches, en dévoilant et décrivant une réalité que beaucoup subodoraient peut être, mais qu'aucun chercheur n'avait encore conceptualisée, à notre connaissance. Elles montrent que les dépositaires de pouvoir imaginent et élaborent une véritable ingénierie, à savoir un ensemble de techniques de ruses ou de tricheries juridiques qu’ils mobilisent, progressivement et systématiquement, pour atteindre des objectifs politiques qu’ils se sont préalablement fixés. C'est de cette réalité que nous tentons de rendre compte lorsque nous parlons d’usages politiques du droit. La question de la presse au Cameroun est mobilisée en l’occurrence, pour donner à voir cette dynamique à l’œuvre, dans ce domaine particulier de l’activité sociale.

I - Considérations empiriques

Il faut, d’entrée de jeu, prévenir le lecteur que ces lignes n’ont pas vocation à épuiser l'ingénierie, la batterie de ruses juridiques, mobilisées par le pouvoir politique camerounais, dans le but de contrôler la liberté de presse. La vocation de notre propos est indicative : il s’agit, à travers quelques exemples, de suggérer une perspective, d’attirer l’attention sur une inclination des pouvoirs politiques à utiliser le droit de manière perverse.
La faveur de ces préventions autorise à soutenir que, globalement, on peut, entre autres, repérer à l’œuvre une véritable ingénierie, et identifier plusieurs techniques de ruses juridiques, mobilisées par les acteurs centraux de pouvoir au Cameroun, pour contenir une liberté de presse qu’ils ont, au préalable, formellement consacrée : il s’agit d’une variante de la technique de l’abstention normative (la technique l’abstention administrative), de la technique de la création des objets juridiques difficilement identifiables et de la technique du détournement sémantique.

A- La technique de l’abstention normative

Pour la clarté du propos, peut être faut-il, avant de décrire à l’œuvre cette technique, en indiquer d’entrée de jeu la consistance, et en dévoiler en même temps les diverses variantes.

1 - Consistance et variantes de la technique de l’abstention normative

Pour comprendre la technique de l’abstention normative, il faut considérer par exemple que, pour être effectivement mises en œuvre, certaines dispositions constitutionnelles nécessitent des lois ou des décrets d’application. A titre d’exemple, on peut citer le cas du dernier alinéa de l’article 40 de la constitution fédérale d’octobre 1961 au Cameroun qui disposait que : « Le régime électoral, les conditions d’éligibilité, le régime des incompatibilités et immunités ainsi que le montant des indemnités parlementaires sont fixés par une loi fédérale. ».
On peut se rendre compte que la constitution prévoit bien que les députés bénéficient, par exemple, d’une indemnité. Il est clair cependant que, pour en disposer effectivement, une loi fédérale préalable est nécessaire. Dans le cas contraire, évidemment, la provision ainsi fournie par la constitution resterait lettre morte.
L’une des variantes majeures de la technique de l’abstention normative, la technique de l’abstention législative en l’occurrence, consiste à ne point prendre cette loi d’application, ce qui rend impossible la mobilisation de la disposition constitutionnelle concernée, au sens où Donald Black entend le mot mobilisation (Black, 1973 : 125- 149). L’abstention législative côtoie, toutefois, la technique de l’abstention réglementaire, qui consiste à ne point prendre un acte réglementaire qu’une loi appelle, pourtant, clairement. On voit aussi se développer, par rapport aux médias, ce qu’on peut considérer comme une technique d’abstention administrative : celle-ci rend compte de la situation dans laquelle l’administration s’abstient de poser un acte, pourtant prévu dans la procédure, afin d’empêcher que l’usager de l’administration s’en prévale, le cas échéant. Il est important de souligner que, dans chacune de ces circonstances, l’abstention sert à contourner une difficulté politique et, en tout cas, à ruser ou à tricher pour atteindre des objectifs politiques bien déterminés.

2 - La mise en œuvre de la technique de l’abstention réglementaire dans le processus de libéralisation des média audio-visuels

Pour saisir la nature et la portée de la question en cause, peut-être faut-il rappeler que, de 1962 à 1966, la radiodiffusion au Cameroun était gérée directement par une structure relevant du ministère chargé de l’information. De la même façon, lorsqu’elle voit le jour en 1985, la télévision nationale est, elle aussi, administrée directement par le gouvernement de la République du Cameroun, à travers un ministère chargé de la communication. Comme on l’ a expliqué, cette phase de la radio et de la télévision nationales est celle au cours de laquelle l'État exerce un monopole sur la production, la programmation et la diffusion de ces deux médias ( Tchindji, 1998 : 97-98).
Il faudra attendre la loi no 87/020 du 17 septembre 1987, pour que soit mis sur pied l’actuel office de la radio-télévision du Cameroun (généralement connu par son sigle abrégé en anglais, CRTV), mais, surtout, la loi no 87/019 du 17 décembre 1987 fixant le régime de la communication audio-visuelle, pour que soit timidement levé le monopole de l’État sur l’audio-visuel au Cameroun. Aux termes de l’article 3 (3) de la loi no 87/019 précitée, des dérogations spéciales au monopole de l’État en matière de communications audiovisuelles pouvaient être accordées en faveur d’organismes privés dans des conditions fixées par voie réglementaire. Comme c’est le cas en d’autres matières, les faits n’ont pas suivi le droit et, concrètement, aucune radio, aucune télévision privée n’a pu effectivement fonctionner, plusieurs années après la promulgation de cette loi.
A travers la loi no 90/052 du 19 décembre 1990 relative à la communication sociale, le législateur camerounais sonne véritablement le glas du monopole étatique sur la radiodiffusion et la télévision nationales. « Cette loi crée deux secteurs distincts de communication audiovisuelle : le secteur public, où les entreprises se créent sans licence, et le secteur privé où les entreprises se créent suite à l’obtention d’une licence délivrée selon des modalités qui devraient être déterminées par voie réglementaire. » (Tchindji, 1998 : 99).
À l’évidence, pour que la démonopolisation soit effective, des textes réglementaires doivent être pris, comme l’indique au demeurant la loi du 19 décembre 1990 : c’est à ce niveau qu’intervient la technique de l’abstention normative. Redoutant manifestement le pluralisme audiovisuel, le pouvoir s’abstient simplement de prendre les textes réglementaires requis. De 1990 à 2000, c’est-à-dire pendant près de dix ans, il observera ce silence. Il faudra attendre le 3 avril 2000, pour qu’un décret du Premier Ministre du Cameroun vienne, enfin, comme de guerre lasse, fixer les conditions et les modalités de création et d’exploitation des entreprises privées de communication audiovisuelle.
Il faut prendre ces techniques de ruses juridiques au sérieux, et ne pas considérer qu’elles participent d’une habile construction intellectuelle. Non seulement, elles plongent leurs racines dans l’histoire du Cameroun, mais, en plus, elles sont repérables dans d’autres pays.
S’agissant du Cameroun, il faut savoir que ce pays n’a pu vivre sous le parti unique pendant 24 ans environ qu’à la faveur de la technique de l’abstention législative. L’article 3 de la constitution du Cameroun disposait en effet que les partis et formations politiques concourent à l’expression du suffrage, se forment et exercent leurs activités conformément à la loi. Le pouvoir établi au Cameroun s’est simplement abstenu de prendre cette loi, nécessaire à la formation et à l’exercice des activités des partis politiques. Aucun autre parti ne pouvait se créer. Le parti unique existait, quant à lui, du fait qu’il avait été crée lorsqu’une telle loi régissant les activités des partis politiques existait, avant d’être abrogée. Le règne du parti unique ayant commencé en 1966, il a fallu attendre 1990 pour que, sous la pression de nombreuses demandes populaires, le pouvoir consente à adopter une loi de décembre 1990, indiquant les modalités de formation des partis politiques, et d’exercice de leurs activités.
Au Burkina Faso, par délibération en sa séance du 25 avril 2000, l’Assemblée nationale a adopté la loi n° 007-2000/AN portant statut de l’opposition. Cette loi fut promulguée par le président du Faso par décret 2000-333/Pres du 21 juillet 2000. Innovation majeure, l’article 13 de cette loi dispose que « Le chef de file de l’opposition prend place dans le protocole d’Etat lors des cérémonies et des réceptions officielles ». L’application de cette disposition particulière nécessite la modification du décret organisant le protocole d’Etat, dont on doit rappeler qu’il avait été pris avant la promulgation de la loi du 25 avril 2000. Pour empêcher à des leaders particulièrement indociles de bénéficier des privilèges qu’ouvre l’article 13 de la loi, le pouvoir exécutif du Burkina Faso a usé de la technique de l’abstention réglementaire : il n’a simplement pas procédé, à cette date de juin 200616, à la modification du décret organisant le protocole d’Etat. Du coup, la provision fournie par la loi au chef de l’opposition reste lettre morte. La technique de l’abstention administrative est de la même veine.

3 - Le déploiement de la technique de l’abstention administrative

Pour bien saisir cette technique à l’œuvre, il faut savoir que la loi n°90/052 du 19 décembre 1990 dispose, en son article 7, ce qui suit : « Toute personne physique ou morale désireuse de publier un organe de presse est tenue, préalablement à la première parution, d’en faire déclaration au préfet du département compétent… »
En optant ainsi pour le régime de la déclaration, plutôt que pour celui de l’autorisation préalable jusque là en vigueur, le législateur camerounais entendait s’inscrire dans une tendance de modernisation et de démocratisation de l’univers médiatique. Cette inclination est d’autant plus marquée que, aux termes de ce même article 7 de la loi du 19 décembre 1990, « le Préfet est tenu, dans un délai de quinze (15) jours à compter de la date de saisine, de délivrer un récépissé de déclaration au demandeur, lorsque le dossier est conforme…Passé ce délai, le silence du Préfet vaut récépissé. Dans le cas où le Préfet refuse de manière expresse de délivrer le récépissé de déclaration, le demandeur peut saisir le juge…»
Dans l’objectif de contourner cette avancée, l’administration camerounaise déploie la fameuse technique de l’abstention administrative, qu’elle associe au demeurant à la technique de création d’objets juridiques difficilement identifiables sur laquelle nous reviendrons : au directeur de publication qu’elle considère comme relativement indocile par rapport au pouvoir établi, elle refusera de délivrer le récépissé de déclaration, arguant, quelquefois, d’étranges moyens de droit. Pour n’en donner qu’un exemple, on peut rappeler que, en juin 1997, l’hebdomadaire Mutations a été interdit par le Ministre de l’Administration Territoriale. Le Directeur de cette Publication, M. Haman Mana, dépose auprès du Préfet du département de la Mifi, dans la province administrative de l’Ouest, une déclaration de publication d’un journal dont le titre est le Mutant. En réalité, M. Haman Mana mobilise cette ruse pour atteindre deux objectifs : faire paraître son journal et exercer en toute légalité. Dans une correspondance qu’il adresse au Directeur de la Publication du journal envisagé le Mutant, le Préfet de la Mifi se déclare « incompétent » à lui délivrer un récépissé de déclaration de son journal, au motif que la carte d’identité du demandeur indique que son lieu de résidence est à Yaoundé, capitale politique du Cameroun.

B - La technique de la création des objets juridiques difficilement identifiables

1 - La consistance de la technique

Pour saisir la signification de cette technique, il faut se rappeler que, dans le commerce des sociétés contemporaines, un certain nombre de pratiques et de structures accompagnent généralement la mise sur pied d’un type spécifique d’institution. C’est ainsi qu’il semble ordinaire que la constitution d’un Etat Nation appelle la création d’un parlement, d’un appareil judiciaire et d’un exécutif. C’est, explique Louis Bélanger, que le processus d’institutionnalisation des pratiques qui reproduisent les principes structurels d’un système est en bonne partie un processus d’imitation des comportements institutionnels initiés dans le passé ; lesquels portent déjà en eux un éventail de solutions « possibles » aux problèmes qui peuvent éventuellement surgir. » (Bélanger, 1993 :555). Pour reprendre une image suggestive (Sindjoun, 1995 : 334), disons qu’il existerait donc une sorte de code international de normalité institutionnelle, qui structurerait le comportement des États Nations et permettrait de distinguer ceux qui sont normaux de ceux qui le sont moins. L’idée d’objets juridiques difficilement assignables repose sur ce postulat. Elle rend compte de la situation dans laquelle la mise sur pied d’une institution consacrée dans le commerce des Etats Nations s’accompagne de l’érection de structures foncièrement étranges, par rapport à celles que les autres Etats mobilisent, dans les mêmes circonstances.

2 - La mise en œuvre de la technique de création des objets juridiques difficilement identifiables dans le cadre de la libéralisation des médias audio-visuels

Commençons par souligner que, à l'échelle de l'humanité, la mise sur pied d’organes audiovisuels d’information s’opère, généralement, sur la base d’une loi ou de textes réglementaires régissant, dans la plupart des Etats, le secteur de la communication sociale. L’ouvrage que consacre Maurice Kamto à la comparaison des cadres juridiques relatifs à la presse de quelques pays le montre parfaitement (Kamto et Cabinet Juric, 1993). Un tel cadre existe bien au Cameroun, dont nous avons dit qu’il s’ordonne autour de la loi n°90/052 du 19 décembre 1990 portant sur la liberté de communication sociale au Cameroun d’une part et, pour le sous secteur audiovisuel, sur le décret n° 2000/158 du 03 Avril 2000 du Premier Ministre camerounais, fixant les conditions et les modalités de création et d’exploitation des entreprises privées de communication audiovisuelle, d’autre part.
On aurait donc légitimement pu s’attendre à ce que, notamment, des licences d’exploitation soient simplement accordées aux promoteurs des entreprises de communication audiovisuelles qui en auraient rempli les conditions, après la signature, par le Premier Ministre, du décret d’avril 2000. Les événements prendront une toute autre tournure. Après quelques hésitations largement dénoncées par l’opinion, le ministre de la communication, en charge de la question, prendra, le 19 septembre 2003, une décision portant « autorisation d'usage de quelques canaux et fréquences destinées à la diffusion de certains services privés de communication audiovisuelle à programmation thématique d'intérêt général. ». Cette décision au libellé difficile autorise, en réalité, quelques médias audiovisuels à émettre. Elle les soumet cependant à une tutelle thématique, véritable curiosité juridique, dont les autorités camerounaises seules semblent avoir le secret, dans le paysage audiovisuel des pays modernes.
Ainsi, au terme de cette décision ministérielle, la radio Voltage 2 par exemple émettra à Douala en modulation de fréquences, sur la bande 95.5 et à Yaoundé sur la bande 97.5. Centrée sur le bien être social selon la décision du ministre de la communication, elle subira la tutelle thématique du ministère des affaires sociales. D'autres bénéficieront ou souffriront des tutelles thématiques des ministères de la santé, de l'environnement, ou encore de la jeunesse et sports.
Il n'est pas besoin de souligner que, nulle part, la loi de 1990 et le décret de 2000 ne prévoit cette tutelle thématique. Il suffit d'observer qu'il s'agit là d'une forme d'objet juridique que des acteurs, familiers des questions d'encadrement normatif de la production audiovisuelle auraient du mal à reconnaître et à comprendre. A l'examen cependant, on se rend compte que la mobilisation de cet objet juridique étrange n'a pu être possible qu'à la faveur d'une autre technique à l'oeuvre dans le droit de la communication sociale au Cameroun : la technique du détournement sémantique.

C - La technique du détournement sémantique

Il faut, à ce niveau, préciser la signification de cette technique, avant d'en décrire la mise en oeuvre.

1 - La signification de la technique

La technique du détournement sémantique opère, généralement, lorsqu'une disposition laisse une relative marge à l'interprétation ou, encore, lorsqu'une disposition ouvre une possibilité juridique dont elle ne précise ni la nature exacte, ni les modalités de mise en oeuvre. Elle consiste, pour les acteurs centraux de pouvoir, à combler ce déficit en usant d’une ruse sémantique, dans l’intention de promouvoir soit des structures complètement étrangères à l'esprit et à la lettre de la norme concernée, soit des modalités de mise en oeuvre de la disposition essentiellement favorables à leurs intérêts politiques.

2 - La mise en œuvre de la technique du détournement sémantique dans le cadre de la libéralisation de l'audiovisuel au Cameroun

Pour bien comprendre le fonctionnement concret de cette technique dans le cadre du processus de libéralisation des médias au Cameroun, peut être faut-il décliner, complètement, quelques dispositions du décret d'avril 2000 fixant les modalités de création et d'exploitation des entreprises privées de communication audiovisuelles. L'article 12 de ce décret détermine, de manière plus ou moins exhaustive, la liste des pièces constitutives du dossier. Jamais, elle ne signale la possibilité d'une tutelle thématique. L'article 15 de ce même texte dispose que, tout postulant à la création d’une entreprise privée de communication audiovisuelle dont le dossier a fait l’objet d’un avis favorable signe, avec le Ministre chargé de la communication, un cahier de charges pour l’exécution des travaux.
L'article 16 du décret précise le contenu du cahier de charges évoqué : « Le cahier de charges visé à l’article 15(1) ci-dessus, détermine notamment:

- les règles générales de production, de programmation des émissions et de déontologie;
- les règles générales applicables à la publicité, au parrainage et au mécénat;
- les conditions techniques d’exploitation, à savoir: la zone de desserte, les fréquences assignées, les sites approuvés et les puissances apparentes rayonnées;
- les conditions de contrôles techniques annuels;
- les sources de financement;
- les modalités spécifiques de gestion du personnel;
- les modalités de contrôle des entreprises;
- les contributions à la gestion du spectre de fréquences.

L'accord n'étant pas établi sur ce qu'il faut considérer comme étant les règles générales de production, de programmation des émissions et de déontologie, c'est visiblement l’imprécision de ce groupe de mots qui a servi de ferment à l'émergence des tutelles thématiques, auxquelles nous avons fait allusion. Étrangement en effet, le ministre de la communication a considéré, de manière unilatérale, que l’érection des tutelles thématiques pouvait être rangée au registre des règles générales de production, de programmation des émissions et de déontologie : il a ainsi créé une limitation, une obstruction à la liberté de communication audiovisuelle, sans disposer pour cela de base juridique crédible. Or, comme on le sait, les interdictions, autant que les obstructions à la liberté ne se présument pas. La loi ou l’acte réglementaire doit les indiquer, de manière claire et non équivoque.
En usant de cet « interstice juridique » pour ériger des structures qui entravent la liberté de presse au Cameroun, le ministre de la communication a opéré un détournement de sens d'une disposition du décret : il a, en effet, interprété de manière restrictivement instrumentale une disposition du décret. Si l'on voulait mobiliser une notion de droit administratif et l'adapter à la circonstance, on dirait que, ce faisant, le ministre de la communication a commis une voie de fait interprétative : son interprétation de la disposition est d'une irrégularité telle qu'on ne peut pas imaginer qu'il l'ait opérée en pensant fournir une acception raisonnable à la disposition qu'il tentait de comprendre. Rien, dans le décret du premier ministre camerounais, n'autorise en effet à imaginer une telle interprétation de son article 16.

Conclusion

Doit-on conclure? Peut-être pour indiquer, de prime abord, que d'autres ruses juridiques existent bien, dans l'univers médiatique camerounais, auxquelles nous n'avons pas fait référence dans ce texte. Il faut souligner aussi que notre propos ne consiste point à suggérer qu’il existerait, quelque part au sommet de la hiérarchie de l’État du Cameroun, une sorte de génie malfaisant qui, d’un souffle et, avec une cohérence diabolique, imaginerait ces ruses juridiques et les mettraient à l’œuvre, de manière systématique. En réalité, l’opération est fractale : à plusieurs pôles de décisions administratives ou politiques en effet, des acteurs bricolent, essayant de laisser, d’une part, l’impression de se conformer à la légalité, mais tentant sournoisement, d’autre part, de tricher avec ce même droit. C’est au carrefour de ces objectifs contradictoires que surgissent les ruses manœuvrières que nous avons décrites.
Au delà de cette considération cependant, ces usages pervers du droit signalent que, à côté des facteurs généralement cités comme l'analphabétisme et les résistances culturelles, l'action des élites africaines qui rusent et trichent avec le droit pour leurs intérêts égoïstes constitue l'un des handicaps à la structuration de véritables états de droit sur ce continent. Ces usages politiques du droit appellent l'attention sur la distance qu'il faut observer par rapport à la mythologie triomphante du droit. Ils soulignent la part de vigilance qui devrait entourer l'élaboration et la mise en oeuvre du droit, afin que l'outil juridique, ordonné pour servir l'homme et assurer son épanouissement, ne fasse l'objet de manipulations perverses, au point de camoufler les oppressions les plus abjectes.


Références bibliographiques

•    Bélanger, L., « Les relations internationales et la diffusion du temps mondial », Études Internationales, Vol.XXIV, no 3, septembre 1993.
•    Black, D., « The Mobilization of Law », The Journal of Legal Studies, 1973.
•    Carbonnier, J., Sociologie juridique, Paris, Thémis, Presses Universitaires de France (PUF), 1978.
•    Comaille, J., L’esprit sociologique des lois. Essai de sociologie politique du droit, Paris, PUF, 1994.
•    Corten, O., « Eléments de définition pour une sociologie politique du droit », Droit et Société, Paris, n°39/1998.
•    Côté, P., « Le bricolage idéologique des intérêts, des valeurs et des normes », Laboratoire d’études politiques, Département de science politique, Université Laval, Cahier 97-01, 1997.
•    Henry, J. R., « Le Changement juridique dans le monde arabe ou le droit comme enjeu culturel », Droit et Société, 15, 1990.
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